Critique de The Elfish Gene

NdT : The Elfish Gene (“Le Gène elfique”, non traduit en français), sont les mémoires de Mark Barrowcliffe portant sur son adolescence perdue, passée à jouer à D&D. Le titre est un jeu de mot avec le livre “The Selfish Gene” (Le Gène égoïste) de Richard Dawkins.

L’écrivain et journaliste Mark Barrowcliffe semble avoir bien des facettes. Pour certains, il est l’auteur d’excellents mémoires sur D&D ; The Elfish Gene. Pour d’autres, il est l’auteur de The Elfish Gene, une attaque féroce à l’encontre de D&D et de ses joueurs. Pour moi, c’est l’homme qui a écrit un livre qui a fini par être associé [sur Amazon, (NdT)] à mon roman, Game Night, ce qui en a stimulé les ventes. C’est pourquoi j’ai déclaré, par le passé, que c’était la personne la plus formidable que la Terre ait portée.

Qu’en est-il ?

Il se trouve que la semaine dernière, j’ai découvert que Mark (je l’appellerai ainsi, non que ce soit un ami intime, mais parce qu’appeler quelqu’un par son nom de famille alors que on a échangé des tweets semble étrangement formel) n’avait pas seulement écrit un livre qui avait été associé au mien, mais qu’il avait aussi vécu dans la même ville que moi (Brighton) et qu’il était végétarien – et moi végétalien. Je lui ai donc laissé un mot sur Twitter pour le saluer, et j’ai commandé un exemplaire de son livre, chose que j’avais négligée de faire auparavant.

Je ne l’avais pas fait avant principalement par apathie et immobilisme ; mais aussi en partie pour le, disons, “gros bordel” que son livre avait provoqué dans certains milieux après sa publication. J’ai pu un jour en discuter avec quelqu’un qui m’avait acheté un exemplaire de Game Night lors d’une convention. Il m’en a fait à peu près la description suivante :

“Imaginez qu’à la fin de son livre Carton jaune [livre largement autobiographique racontant la vie d'un supporter du club de football d'Arsenal, (NdT)], Nick Hornby, après avoir décrit sa vie de fan de football, retourne sa veste au dernier chapitre et dise “Mais je ne regarde plus le foot, parce que c’est pour les branleurs”. Le livre n’aurait pas eu autant de succès auprès des supporters, n’est-ce pas ?”

Après avoir lu The Elfish Gene, je peux comprendre d’où [Mark] vient ou du moins comment il en est arrivé là. Mais je pense que cette appréciation est un peu injuste. Commençons par présenter ce livre.

The Elfish Gene est l’histoire très amusante et subtile d’une adolescence passée à jouer à D&D. L’auteur est d’une honnêteté stupéfiante vis-à-vis de ses divers échecs, non seulement au cours de cette période, mais également plus tard dans sa vie. Plusieurs fois, ce livre a provoqué des résonances profondes en moi. Pas seulement par ses descriptions du jeu de rôles, mais aussi par ses descriptions de ce que c’était pour un garçon, de grandir en étant un peu geek à l’époque ; Mark a quatre ans de plus que moi, c’est suffisamment proche pour que les descriptions de sa vie m'évoquent des choses très familières. Deux constatations précises me viennent à l’esprit : de tous les souvenirs, ce sont ceux associés à un moment embarrassant qui restent les plus vivaces ; et à cette époque, les gens de notre milieu social ne parlaient pas de petit déjeuner, de déjeuner et de dîner mais de déjeuner, de dîner et de souper.

C’est vraiment un bon livre, que j’ai dévoré en quelques jours et qui vaut certainement la peine d’être lu.

Mais ce serait une critique bien incomplète et peut-être un peu lâche si je m’en tenais à ce simple constat et que je ne traitais pas des aspects qui l’ont rendu tristement célèbre dans le milieu rôliste, peut-être à son détriment. Et si quelqu’un me ressort le vieux poncif qui dit que “toute publicité est une bonne publicité”(1), je lui demanderais combien d’albums, selon lui, Gary Glitter a récemment vendu – quelqu’un qui a eu beaucoup de publicité ces dernières années [Auteur-compositeur-interprète de rock britannique dans les années 1970, Glitter est impliqué depuis les années 1990 dans des affaires de pédophilie (NdT)].

Je pense qu’il faut garder à l’esprit que ce sont des mémoires, et on n’attend pas de mémoires qu’elles expriment une vérité universelle, mais seulement celle de l’auteur. Il est facile, à la lecture de ce livre, et particulièrement de la quatrième de couverture et du premier chapitre, de conclure qu'il dit la chose suivante :

“J’aurai pu être normal, mais je me suis impliqué dans D&D et ça a ruiné ma vie. J’ai finalement réussi à me débarrasser de cette habitude et je suis alors devenu normal.”

Cela dit, je ne pense pas que le livre dise vraiment cela. D’abord, beaucoup de ce qui est écrit est en fait du second degré divertissant, à ne pas prendre – je pense – de manière trop littérale. Ensuite, parce que l’auteur lui-même déclare à un moment :

“Le fait que la plupart des gens se sont avérés être des personnes convenables une fois hors du groupe et sous influence féminine m’amène à conclure que ce n’était pas D&D qui était la cause de notre conduite ignoble les uns envers les autres, mais plutôt notre condition masculine elle-même. Nous renfermer sur nous-mêmes pendant toute notre jeunesse en compagnie uniquement masculine revenait à distiller notre virilité, nous coupant de toute autre influence et nous laissant seuls avec notre côté obscur. Le seul reproche que je puisse faire à D&D est qu’il nous a fourni une raison d’être réunis dans une même pièce, entre nous, durant toutes ces années, à la manière d’une émission de télé-réalité à rallonge, [mais] de laquelle il n’y avait pas de processus de sortie.”

Malheureusement peut-être, cette déclaration n’apparaît qu’à l’avant-dernier chapitre, presque en guise de conclusion. Les gens qui ont détesté ce livre et l’ont décrié sur tous les forums qu’ils avaient pu trouver ont probablement arrêté de le lire avant.

Ce n’est pas vraiment un livre sur D&D. Il s’agit de quelque chose de beaucoup plus intéressant. C’est l’histoire d’un adolescent malheureux qui a joué à D&D. Mais même si l’on accepte l’assertion selon laquelle l’auteur dit qu’avoir joué à D&D a gâché sa vie, nous devons tout de même garder à l’esprit qu’il s’agit de mémoires, et le fait que nous puissions voir des vérités plus vastes par-delà les vérités que ce livre présente, ne contredit ni ses vérités, ni les nôtres.

Imaginez les mémoires d’un alcoolique repenti sur son calvaire, qui pourraient être assez bien résumés par :

“J’étais une personne heureuse jusqu’à mes 15 ans, lorsque j’ai goûté pour la première fois à l’alcool. L’alcool m’a alors asservi et détruit. L’alcool a bousillé ma vie. L’alcool est quelque chose de terrible et de mauvais.”

En lisant ceci, je pourrais être capable, moi qui ai consommé de l’alcool de manière pas toujours très raisonnable depuis mes 17 ans, de percevoir une vérité plus profonde, que l’auteur de ces mémoires aurait manquée : ce n’est pas l’alcool qui a ruiné sa vie, mais les gènes avec lesquels il est venu au monde et qui ont foutu la merde en favorisant son addiction. Mais comprendre cette vérité plus vaste n’invalide pas celle de l’auteur des mémoires ; de son point de vue, l’alcool est quelque chose de mauvais qui a ruiné sa vie. Et la vérité plus vaste, ici, est que, à mon humble avis, deux facteurs ont ruiné la vie de Mark Barrowcliffe.

Premièrement, il semble qu’il ait été un garçon malheureux (geek, harcelé, incompris et cherchant la reconnaissance du groupe), qui est allé beaucoup, beaucoup trop loin dans D&D. Pour moi, D&D était juste un jeu auquel je jouais chaque samedi avec mes copains. Pour lui, c’était clairement beaucoup plus que ça. Le mot “addiction” ne semblerait pas déplacé.

Et deuxièmement, il apparaît que nombre de personnes avec qui il jouait étaient, pour utiliser un terme technique, de complets et parfaits connards. Certains des soi-disant amis avec qui je jouais ont menacé de me dénoncer auprès de mes camarades d''école car j'allais à l’église avec mes parents - et pourtant, malgré ça, lorsque je lis ce livre, j’arrive à éprouver de la pitié pour Mark à cause des amis avec lesquels il s’est retrouvé à jouer.

Mais cela n’explique toujours pas le déferlement de haine. Après tout, les étagères [des librairies] sont remplies de mémoires malheureux (dont les auteurs sont soit victimes, soit bourreaux) où la consommation d’alcool est l’adversaire que l’auteur finit par terrasser. Mais les forums en ligne ne sont pas investis par des amateurs de vin prétentieux écumant de rage face à ce qu’ils perçoivent comme des “attaques” de leur boisson favorite.

J’ai en fait quelques théories à ce sujet. Ceux qui me connaissent savent que j’ai des théories sur tout. J’aurais même une théorie expliquant pourquoi le soleil se lève chaque matin, s’il n’y avait pas eu d’autres enfoirés pour y penser en premier.

Les mémoires d’un alcoolique seront reçus différemment de ceux d’un accro à D&D pour deux raisons essentielles.

D’abord, les livres et émissions de télé qui traitent de l’alcool et du vin font partie de la culture populaire. Entrez dans une Fnac et vous trouverez probablement des dizaines de bouquins portant sur les vins et l’œnologie. Un amateur de vin qui cherche un livre sur les vins trouvera un livre sur les vins ; la seule raison pour laquelle il achèterait les mémoires d’un alcoolique, c’est s’il avait envie de lecture quelque peu déprimante avant de s’endormir.

Ce n’est pas le cas pour le jeu de rôle. En fait, The Elfish Gene est peut-être le premier livre sur ce sujet à être vendu à la Fnac. Les gens l’ont acheté, non pas parce qu’ils voulaient se documenter sur l'addiction à D&D, mais parce qu’ils voulaient lire quelque chose qui parlait de D&D. Ce que nous avions là est comparable à un amateur de vin assoiffé de littérature sur son sujet de prédilection – qui souhaiterait désespérément lire quelque chose, n’importe quoi, qui parlerait de son alcool préféré – et qui achèterait un exemplaire de mémoires d’un alcoolique. Ces mémoires, commenceraient par nous présenter le protagoniste en train de boire du vin, et finiraient par nous le décrire en train de lécher les dernières gouttes des bouteilles d’alcool à brûler dans les poubelles de Monoprix.

D’autre part, la majeure partie de la population consomme de l’alcool. C’est à tel point banal que ce sont les gens qui n’en consomment pas qui doivent se justifier. Les gens qui boivent ne sont pas vus comme étranges, marginaux ou différents. Ce n’est pas quelque chose qu’ils doivent cacher à leur patron, leurs amis ou leur famille. Il est facile d’être détendu et magnanime face à des “attaques” lorsque vous êtes en sécurité à la tête de la meute. Beaucoup moins lorsque vous vous sentez déjà attaqué et discriminé.

Si ma théorie est juste, alors des mémoires sordides sur la dépendance au cannabis devraient se heurter à une opposition plus forte que ceux d’un alcoolique, étant donné que le cannabis est illégal, sa consommation encore souvent mal vue, que vous n’iriez pas dire à votre patron que vous en faites usage, et que si un nouveau ministre de l’Intérieur était plus dur, il en résulterait que de nombreux citoyens, par ailleurs respectueux de la loi, se retrouveraient avec un casier judiciaire.

Et je pense que c’est le cas. Il y a quelques mois, il y eut une petite tempête médiatique provoquée par la publication de mémoires écrits par une mère dont le fils était devenu accro au cannabis et qui, suite à cela, était complètement parti en vrille, finissant par mentir et voler. Les fumeurs de joints se sont contentés de lui permettre de raconter une vérité propre à son vécu personnel ? Non. Absolument pas. Ils ont inondé les forums en ligne de commentaires sur le thème de :

“Je fume des joints depuis 20 ans et je ne mens pas et je ne vole pas. Comment osez-vous accuser le cannabis d’être responsable du comportement de votre fils ? Il déconne parce que vous ne l’avez pas éduqué comme il faut et maintenant, vous essayez simplement de vous décharger de vos fautes.”

Une vérité n’est qu’une vision à deux dimensions dans une réalité tri-dimensionnelle (2). Il y a autant de vérités valables qu’il y a de points de vue. The Elfish Gene est un bon livre, et comme tous les mémoires, il raconte une vérité telle qu’elle a été vécue par son auteur.

Pour moi, ça ne pose aucun problème, bien au contraire.

Mais il y a tout de même un truc que je ne comprends toujours pas. Sur la 4e de couverture, il y a une citation d’une critique du Daily Mail :

“Bien que n’importe quel imbécile puisse écrire sur le thème de l’enfance malheureuse, un talent d’artiste est nécessaire pour écrire quelque chose d’intéressant sur une enfance heureuse.”

Heureuse ? Heureuse ? Le gars était tellement paumé et harcelé qu’il est devenu accro à D&D et a fini dans un parc à essayer de lancer des sorts ! Heureux ? Ont-ils lu le même bouquin que moi ? (3)

Un petit bonus : l’éditeur de Mark a tout récemment rendu publique une bande-annonce littéraire pour une prochaine édition américaine. Elle est assez drôle et j’espère vraiment qu’elle aura du succès (Elle sera toujours associée avec Game Night, n’est-ce pas ?)

Article original : Review: The Elfish Gene, by Mark Barrowcliffe

(1) NdT : Le même Jonny Nexus détaillait ici (ptgptb) en 2002 comment une réputation sulfureuse permettrait au JdR de faire du buzz... et d'attirer à nouveau les ados en quête de transgression! ;) [Retour]

(2) NdT : Dans la série télévisée Babylon 5 (wiki), la race extra-terrestre des Vorlons résume parfaitement cela avec la phrase “La compréhension est une lame à triple tranchant : votre côté, leur côté, et la vérité.” [Retour]

(3) NdT : Explication tirée du Rapport Pulling (ptgptb) : “Les couvertures et les textes de présentation de quatrième de couverture n’ont souvent aucun lien avec l’œuvre à l'intérieur. Le plus souvent, la quatrième de couverture est écrite par un commercial qui n'a pas même lu le livre !” [Retour]

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