La Carte-X ne vous sauvera pas de tout

© 2024 Steve Darlington

En 2020, alors qu'il mène une partie filmée dans le cadre de son Actual Play ⁽¹⁾ très suivi, Far Verona ⁽²⁾, le maître de jeu Adam Koebel raconte un crime sexuel infligé à l'un des personnages-joueurs. Un PJ robot va voir un mécanicien qui introduit un processus technologique pour forcer le robot à avoir un orgasme - pour le plaisir du mécanicien. Ce n'était pas quelque chose que la joueuse souhaitait ou appréciait ; les autres joueurs ont également trouvé cela pour le moins perturbant. Il n'est pas surprenant que le maître de jeu soit un homme et la joueuse une femme.

La campagne et la diffusion ont stoppé et depuis, Koebel s'est pratiquement retiré du milieu ou fait profil bas Dans l'une des rares déclarations sur l'incident, Koebel a expliqué que la cause du problème était le manque d'outils pour contrôler le  contenu « en direct ».

Ce billet ne concerne pas Koebel, même si l'on peut se demander comment quelqu'un peut être un maître de jeu professionnel en 2020 et être aussi imprudent et désinvolte. Ou mettre en ligne de telles choses, parce que cela n'a apparemment pas été diffusé en direct (et est toujours en ligne, curieusement). Le fait de s'être retrouvé dans cette situation et de ne pas avoir assumé la responsabilité du choix du sujet pourrait laisser penser que les outils de sécurité émotionnelle n'auraient pas été d'une grande aide dans ce cas. Si le montage a posteriori ne leur a pas donné l’idée de ne pas diffuser ce moment qui était de mauvais goût pour le public, j'imagine que le MJ n'aurait [de toute façon] pas vérifié le consentement lors de l’amorce de cette scène, et qu'il aurait pu outrepasser l’usage de ces outils.

Je crois beaucoup aux systèmes et aux approches systémiques ^wiki. Après tout, j'ai travaillé dans le domaine de la santé publique. Les mauvais acteurs individuels ne sont pas la cause des problèmes de sécurité, et ce n'est qu'en ajustant correctement l'attitude de tout le monde que nous pouvons changer une culture. La sécurité est une discipline de prévoyance que l'on ne peut apprendre que par la pratique et la répétition. C'est pour ça que nous faisons des exercices d'évacuation en cas d'incendie. C'est pour cette raison que nous avons des ceintures de sécurité, des limitations de vitesse, un code de la route et des examens de conduite.

Mais, tout comme personne ne considère qu’une voiture vrombissant à la vitesse limite est intrinsèquement sans risque, les systèmes à eux seuls ne nous sécurisent pas plus. Il existe des individus [volontairement] mauvais, mais les erreurs sont bien plus importantes. Aucun système n'est parfait et assurément, aucun système ne nous permet d’avancer en roue libre sans réfléchir. Mais nous savons que les processus de sécurité peuvent être à l'origine de ces écarts. Les gens laisseront leurs chiens agir de manière plus irresponsable au parc à chiens, ou cesseront de surveiller leurs chiens, parce que la clôture donne une impression de sécurité. Je travaille comme dresseur de chiens : la sécurité et la culture de la sécurité sont mon métier.

Outre le dressage de chiens et la santé publique, j'ai une certaine expérience de la sous-culture kink ^wiki [sexualité qui "sort de la norme” (NdT)] où la sécurité est le facteur le plus important. Toutes les personnes de la communauté kink ont une certaine expérience des enjeux de sécurité au sein du mouvement. Et toutes les personnes que j'ai rencontrées ont une histoire de sécurité bafouée et d'outils qui ne sont pas appliqués correctement.

L'un des plus importants outils de sécurité émotionnelle utilisés actuellement dans les jeux de rôles est la Carte-X ^ptgptb. Formellement inventée par John Stavropoulos en 2013, la Carte-X est un moyen, pour les joueur.euses d'une table, d'indiquer qu'ils ne sont pas à l'aise avec la nature actuelle d'une scène en touchant ou en ramassant la carte. L'avantage de la carte est qu'elle peut être activée sans un mot, ce qui peut être crucial pour les personnes ayant des difficultés sociales ou qui sont aux prises avec de réels traumatismes ou simplement lorsqu’il est difficile de dire : « non, stop ».

La Carte-X est une excellente idée. Mais je pense aussi qu'elle n'est pas suffisante en elle-même. Telle qu’utilisée actuellement, elle représente au mieux une culture de la sécurité incomplète. Les Cartes-X sont placées sur les tables à titre préventif, comme si elles étaient infaillibles. Elles peuvent être expliquées brièvement, mais ce n'est pas la même chose qu'une formation adéquate à leur utilisation. Elles ont été utilisées comme un signal de vertu plutôt que comme un outil : les parties de JdR sans elles ne peuvent qu’être imprudemment et brutalement dangereuses ; les parties de JdR avec elles ne peuvent qu’être totalement sûres. Et nous agissons comme si ces cartes résolvaient tout.

Comprenez bien que je ne dis pas que les Cartes-X sont inutiles ou qu'elles nous rendent toujours négligent.es. Mais je les ai vu échouer, ainsi que d'autres outils. Inévitablement, elles finiront par échouer. Si nous agissons comme si elles étaient l’alpha et l’oméga de la culture de la sécurité, et un chemin sûr vers la vertu, nous n'avons rien appris et n'avons pas agi. Trop souvent, la Carte-X ne fait pas partie d'une bonne culture de la sécurité émotionnelle, mais existe à sa place.

La culture de la sécurité est le nom donné à la discipline qui consiste à créer des environnements qui minimisent notre exposition aux risques. - J'entends par là les atteintes réelles à notre santé physique et mentale, pour être clair : le terme de sécurité est souvent trop généralisé jusqu’à son inutilité, ce qui nous rend en fait moins sûr.es. La sécurité est un domaine très documenté et nous savons très bien ce qui contribue à une culture forte de la sécurité. Les principes clés d'une bonne sécurité comprennent des éléments tels que :

• La prise de conscience que les risques existent.
• La détermination à  changer les choses.
• La compréhension que la responsabilité est partagée entre tous et toutes.
• L’orientation vers les solutions plutôt que les reproches.
• L'éducation et la formation placées au centre.
• L'adhésion à tous ces éléments à tous les niveaux hiérarchiques, mais surtout par les dirigeant.es, les mentors et les managers.
• Le contrôle permanent et l’amélioration continue.

Mais la bonne nouvelle, c'est que la Carte-X contient tout ça. Pas dans la carte elle-même, mais dans le texte qui l'accompagne. Allez lire ce fichu document ^ptgptb ! Je ne sais pas combien de personnes l'ont vraiment fait. (Si c'est le cas, écrivez-moi pour me dire que je me trompe). Ce document est long. VRAIMENT long. Parce que la culture de la sécurité émotionnelle est compliquée. Les parties les plus importantes à lire sont les dernières notes de mise à jour à la page 3 [du document original ^(en)], et cette citation de la page 12 :

« la discussion à propos de la Carte-X est plus importante que la Carte-X elle-même ».

Entre ces deux éléments, on retrouve la plupart des points mentionnés dans la liste ci-dessus : nous devons reconnaître le risque, nous devons décider tous et toutes ensemble d'accepter de modifier le niveau de risque et la responsabilité incombe à chacun et chacune d'entre nous, sans accusations. Le texte n'aborde pas vraiment la question du contrôle et de la vérification (pas même dans l'ensemble de l'article), mais il renvoie à d'autres outils tels que le TTRPG Safety Toolkit ^(en), entièrement gratuit [et disposant d'une version partielle francophone (NdT)], et l'excellent livre Consent in Gaming ^(en) [le consentement dans le JdR]. Il ne fait pas les choses à moitié.

Mais le fait est que nous n'avons pas été à la hauteur. L'article [de la Carte-X] et le matériel d'accompagnement ont été oubliés. Je vois des Cartes-X très vides. Pas de liens. Peu d'explications. Je vois des gens qui n'utilisent pas le texte [à lire à haute voix] de John Stavropoulos – et ce n'est pas parce qu'ils le remplacent par quelque chose de mieux. La Carte-X risque d'être victime de son propre succès et de sa propre concision. L'intérêt de cette carte réside dans le fait qu'avec une seule carte sur la table, nous pouvons changer toute une culture. Le risque terrible de la carte est de s'en arrêter là. J'étais présent lorsque cette conversation sur la sécurité a commencé dans les années 90, et je trouverais dommage que nous arrêtions le train maintenant que nous avons finalement commencé à faire accepter ces thèmes par le public.

On pourrait établir un parallèle avec les drapeaux de la Fierté LGBTQ+: des messages importants et clairs, mais faciles à brandir. Facile pour un club de remplacer un processus d’élimination de préjugés par des t-shirts. Facile à coopter. Ce n'est ni une preuve complète que celui qui l'agite s'en soucie vraiment, ni l’aboutissement du processus.

Je n'ai pas lu Consent in Gaming, mais en tant qu’autiste et par mes expériences mentionnées ci-dessus, je suis extrêmement conscient que les parties de JdR peuvent être truffées de dangers parce qu'elles donnent l'illusion de la sécurité sans qu'il y ait la moindre véritable sécurité. Il se peut donc que j'écrive bientôt un autre billet sur la façon dont je conçois la sécurité émotionelle dans les jeux. Pour l'instant, je veux que vous vous disiez : « la Carte-X ne suffit pas ». L'histoire ne s'arrête pas là, et vous ne devriez pas non plus vous arrêter là. Lisez davantage sur le sujet, comprenez ce qu'est la sécurité et gérez-la correctement.

EDIT : Comme toujours, je suis loin d'être la seule personne à avoir constaté qu'une version plus brutale de la sécurité ne tient pas compte des changements – la sécurité est rarement une solution unique. Beau Jágr Sheldon ^(en) fait remarquer ici que si votre SEULE réponse est de supprimer complètement un sujet, vous pourriez vous aussi vous sentir un peu coupables.

Article original : The X Card Will Not Save You