L’improvisation au théâtre

En tant que méthode, outil et déclaration politique

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L’article qui suit a été publié dans le N°1 du magazine Interactive Fantasy, qui s’appelait alors Inter♦Action . L’article a été écrit par Mike Cule, un acteur professionnel. Les anglophones le connaissent notamment comme étant l’interprète d’un Vogon de la série radio et TV Le Guide du Voyageur Galactique
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Et que ceux qui jouent vos clowns n’en disent pas plus qu’on n’en a écrit dans-leur rôle.

Hamlet, par Shakespeare. Acte III, scène 2

HAMLET : Bon, ceci est un exercice d’improvisation. Il n’y a pas de règles, pas de contraintes. Laissez libre cours à votre imagination. Vous pouvez être tout ce que vous voulez.
UN ÉTUDIANT D’ART DRAMATIQUE : J’ai une idée ! Jouons tous des arbres.
HAMLET : Ne sois pas sot !

Hamlet, par les humoristes de The Comic Strip wiki en.

Dans l’Histoire de l’improvisation au théâtre, j’aimerais distinguer trois étapes, et trois façons d’utiliser l’improvisation. Toutes les trois existent encore dans la pratique théâtrale d’aujourd’hui, à des degrés divers ; et toutes les trois sont représentées dans le domaine du jeu de rôle.

La Commedia Dell’Arte: l’improvisation comme méthode et comme forme artistique.

La plus ancienne forme d’impro théâtrale est peut-être la plus proche de ce que l’on peut voir à nos tables de JdR à notre époque. Prenant forme en Italie au XIVe siècle avant de se diffuser jusqu’au XVIIIe siècle en France puis dans toute l’Europe, cette forme théâtrale était de l’impro totale, créée par les acteur.trices directement sur scène. Il n’y avait pas de texte, même si on y employait constamment des personnages et des situations récurrentes en variant les combinaisons. Cela demandait les plus grands talents, tant d’interprétation individuelle que de coopération de groupe : c’était ça, la Commedia dell’arte wiki.

Les troupes de la Commedia étaient itinérantes : elles voyageaient d’un lieu à un autre en montant leurs décors partout où elles le pouvaient et jouaient devant tous les publics qu’elles trouvaient. Les troupes les plus fortunées jouaient devant les nobles et dans les théâtres municipaux, alors que les plus pauvres jouaient dans les cours des auberges et dans les étables. Les histoires-types changeaient en incorporant des blagues et références locales et en jouant avec les préjugés du public. J’imagine la troupe arrivant sur scène, décidant laquelle de leurs pièces habituelles était la plus adaptée aux conditions du coin, puis lançant la représentation improvisée en rebondissant sur les répliques des un.es et des autres tout en jouant avec le public. La quantité de contenu nouveau, à chaque soirée de représentation, variait sans doute en fonction des habitudes de la troupe. 

Les Comédiens italiens (huile sur toile de Watteau, v. 1720.

Les Comédiens italiens (huile sur toile de Watteau, v. 1720.

Les personnages étaient issus de la tradition ; et les comédien.nes portaient des costumes et masques standardisés (sauf pour les rôles des jeunes amants qui n’avaient aucun masque). On pourrait voir dans les personnages de la commedia l’origine des « archétypes » dans les systèmes de génération de persos de JdR. Il y avait :

  • les zannis, domestiques excentriques,
  • le soldat vantard (souvent un Espagnol dans la commedia italienne) qui prend peur à la vue d’une souris [Son nom a donné le terme matamore (NdT)],
  • le personnage gâteux et riche nommé Pantalon (au départ, c’est un marchand vénitien [représentant l’avarice et la rancune),
  • le Docteur érudit [aux remèdes souvent saugrenus] dont les patients finissent toujours par mourir,
  • la jouvencelle et son amant,
  • la femme de chambre.

Vous pouvez voir là les origines des archétypes des personnages de Star Wars.

Mais même si les personnages étaient des classiques que le public appréciait et voulait les voir encore et toujours, il y avait une tendance à les individualiser et à les distinguer de plus en plus les uns des autres. Les acteur.trices prenaient un rôle archétypal, puis étoffaient sa personnalité représentation après représentation, forgeant ainsi leur propre réputation. Et à leur mort, le personnage qu’ils avaient inventé rentrait dans le répertoire de toutes les troupes du genre commedia . C’est ainsi qu’en partant de l’archétype des zannis ont été créés Arlequin/Harlequin  wiki et Pulcinella  wiki le bossu, devenu Polichinelle. [L’acteur Tiberio Fiorillo (1608–1694) a développé un zanni avec des traits de] Capitano vantard pour donner naissance à Scaramouche  wiki, un farceur qui démarre des bagarres et laisse les autres les terminer.

illustration de Maurice Sand, 1671, représentant Arlequin

Arlequin (illustration de Maurice Sand, 1671), un des plus célèbres personnages de la commedia dell’arte. Ce valet représente la fantaisie et la vie; il était au départ maladroit et naïf avant de devenir un personnage rusé et parfois immoral.

La commedia a commencé à se figer à mesure qu’elle se diffusait et se développait en variantes comme [l’entracte comique] l’Harlequinade  wiki (en) (1) , le spectacle de marionnettes Punch-et-Judy  wiki, et aussi la pantomime  wikibritannique. Les numéros et les personnages qui étaient autrefois des tremplins [pour l’improvisation] sont devenus en quelque sorte prisonniers d’eux-mêmes, n’évoluant et ne s’adaptant plus au savoir-faire particulier de l’acteur.trice à un moment donné, mais en devenant une « camisole de force ».

Il y eut aussi au début du XIXe siècle une tentative de remise en valeur du théâtre pour ses qualités littéraires. La commedia , un art toujours peu fréquent et difficile, s’est éteinte, et ses vestiges furent assimilés par un théâtre inférieur « illégitime ». Le théâtre purement improvisé est très rare de nos jours et le restera probablement toujours. La complexité technique du théâtre du XXe siècle fait aussi obstacle à cette forme de représentation non planifiée.

On peut en tirer une leçon : le Jeu de Rôle comme forme d’art. Nous avons commencé à nous libérer des chaînes présentes dans les systèmes de règles complexes héritées du wargame . Mais peut-être devrions-nous nous inquiéter de l’imminente croissance des systèmes informatiques et de la réalité virtuelle. Il se peut que notre forme d’art soit déformée pour profiter de ce que la technique offre de mieux (2) .

 

Le système Stanislavski : la Méthode et l’improvisation comme préparation

C’est avec Stanislavski  wiki et le développement d’un style de jeu d’acteur plus réaliste, fin xixe – début xxe siècle, au Théâtre de Moscou, que l’improvisation fit son retour au théâtre. Mais pas pour être montrée sur scène ; c’était une technique pendant les répétitions, un moyen d’insuffler de la vie aux grandes lignes des textes et mises en scène.

C’est cette forme d’impro que j’ai (comme la plupart des acteurs) la plus pratiquée. L’objectif n’est pas de remplacer le texte écrit, mais d’apprendre à lui fournir un contexte.

On peut vous demander de jouer des scènes qui ne sont pas écrites dans la pièce : j’ai récemment participé à un court-métrage qui commençait avec une scène d’un homme raccompagnant une femme à son appartement. Pour donner de la profondeur à cette scène, nous avons improvisé une scène précédente avec leur rencontre et leur flirt dans un restaurant (3) .

Prenons un autre exemple : j’étais à un atelier sur le thème des personnages d’ Hamlet  wiki, et on m’a demandé de résumer ce qui était arrivé à Claudius [l'oncle d’Hamlet (NdT)] - que je voulais jouer - en faisant comme si c’était son meilleur ami qui racontait, après que tout soit fini.

photo de l'acteur Edwin Booth, 1870, jouant Hamlet

Hamlet, interprété en 1870 par le comédien Edwin Booth.

«  Nom de Dieu ! Je ne crois pas que quiconque n’ait été surpris par la façon dont s’est passée l’élection. Sauf cet idiot mollasson, le Prince Hamlet . »

Pour un acteur, cette forme d’impro est l’équivalent des croquis préparatoires. Vous les gribouillez, vous les regardez après un moment, puis vous prenez ce qui est utile pour le dessin final.

C’est aussi un exercice utile de lâcher-prise, pour se laisser aller à jouer le rôle et pour apprendre à réagir avec les autres participant.es. Un.e réalisateur.trice qui utilise cette Méthode dira souvent : « Toi et toi, vous êtes déjà sur scène. Toi, tu arrives. On va jouer une sorte de rencontre, vous êtes dans le parc… » et puis on voit ce qu’il se passe. 

Une règle s’impose presque toujours dans cette forme d’impro freeform  : ne dites pas « non ». Cela signifie que vous acceptez tout ce que les autres personnages de la scène vous lancent. Si quelqu’un dit « Est-ce ton éléphant ? », vous ne pouvez pas répondre « Il n’y a pas d’éléphant ». C’est aussi une très bonne règle pour les joueurs de JdR (4) .

 

La création collective : l’improvisation comme position politique

En général, une représentation théâtrale est un spectacle très hiérarchisé. Dans The Art of Coarse Acting , [l’acteur et journaliste] Michael Green place au sommet de la pyramide les metteur.ses en scène et les personnes qui ont financé la pièce. En descendant l’échelle, il y a ensuite les acteur.trices principaux, les costumier.es et les gens qui font les décors et les accessoires, puis les acteur.trices secondaires [et figurants], la régie, et aussi le chat qui habite dans le théâtre et tout en bas il y a l’auteur ou l’autrice. C’est à la fois drôle et vrai.

Et il doit en être ainsi. Vous avez un temps limité et un budget limité (et peut-être un savoir-faire limité). Il faut prendre des décisions et, comme tous les élèves-officiers de Saint-Cyr le savent, il est parfois préférable de prendre une décision, même si ce n’est pas forcément la meilleure. Si le metteur en scène n’aime pas ce que tu fais, soit tu le fais à sa façon, soit tu es remplacé.

couverture du livre The Art of Coarse Acting

NdT : The Art of Coarse Acting (« L’art de jouer grossièrement la comédie ») est un livre humoristique écrit par Michael Green en 1964, où il décrit le monde du théâtre amateur britannique et des comédien.nes qui souhaitent avant tout que leur jeu d’acteur « éclipse » celui des autres.

Mais certaines personnes n’aiment pas ça. Il y a donc eu des tentatives pendant le xxe siècle pour fabriquer du théâtre avec un processus collectif. Ce n’est pas le retour de la commedia  : le résultat final est fixé, et non improvisé chaque soir. Le « texte » est créé durant la répétition par tous les membres de la compagnie : tout le monde a son mot à dire ; ce n’est pas la création d’un seul.e auteur.trice. Au lieu d’être un dictateur, le.la metteur.se en scène est plutôt le secrétaire du groupe. Du moins en théorie.

Vous avez peut-être compris que je ne suis pas trop favorable à cette approche du théâtre, ce qui est malhonnête de ma part. En effet, je n’en ai plus vraiment refait depuis l’école, où depuis le dernier rang j’ai subi l’épouvantable pièce « collective » que les enseignants cherchaient à organiser dès qu’ils devaient gérer un grand nombre d’élèves qui ambitionnaient de monter sur scène.

C’est en partie le souvenir de ces pièces atrocement pathétiques et en partie l’expérience des comités d’acteurs (dans les assemblées générales de sociétaires et dans une agence coopérative auxquelles j’ai participé jadis) qui m’en dégoûtent : il n’y a rien que je déteste plus qu’une bande de prétentieux.ses, réunis.es dans un petit espace, qui appellent tou.tes « Monsieur le Président ! » C’est aussi en partie parce que ces approches hyper-démocratiques ne font pas écho à mes idées préconçues de la politique.

Mais je ne pense pas que mes préjugés empêcheront ce mouvement de refaire surface. Cela donne parfois du bon théâtre et a même produit un chef-d’œuvre : Oh What a Lovely War [une comédie de 1963 qui a donnée lieu par la suite au film Ah Dieu! Que la guerre est jolie wiki (NdT)], par la troupe britannique Theatre Workshop wiki (en)

Il arrive parfois que le JdR ressemble aussi à cela. Mais la composition particulière de la fonction de « Maître de Jeu » rend peu probable une démocratisation totale du JdR : le MJ ou la est à la fois

  • acteur,
  • scénariste,
  • metteur en scène et
  • arbitre.

Et ce dernier pouvoir (que personne ne pourra lui enlever, je pense) garantit que l’on ne pourra retirer tous les restes de hiérarchie. La morale de l’histoire est : le MJ a le dernier mot. Et c’est ainsi que ça doit être. (5)

Article original : Improvisation in the Theatre , publié dans Interactive Fantasy #1


(1) NdT : la Harlequinade britannique était surtout de la pantomime, comédie réduite à 5 personnages, dont Clown. Elle servait d’entracte ou concluait des soirées de spectacles sérieux – opéras et ballets.
Quant à l’Arlequinade française, c’est la commedia improvisée, selon la définition  du Dictionnaire Universel François Et Latin de 1771 :

« Bouffonnerie d’Arlequin, soit dans les paroles, soit dans le jeu. Les Italiens se contentent de faire un plan pour la distribution des rôles ; et dans le temps de la représentation, chaque acteur produit sur le champ ce qui lui convient ; en sorte qu’à cet égard les Comédies Italiennes ressemblent parfaitement aux conversations et aux entretiens ordinaires… Ils ont cependant des pièces sérieuses, et même des Tragédies, dont les rôles sont appris par cœur. Mais outre qu’elles leur paraissent moins propres, les arlequinades qu’ils y mêlent souvent, défigurent ces sortes de représentations ».

[Retour]

(2) NdT : l’article Internet a-t-il tué le JdR sur table? ptgptb montre comment la pratique du JdR a suivi l’évolution des technologies de la communication. La Révolution du Jeu de Rôle ptgptb imagine ce que sera l’arrivée de la réalité virtuelle. [Retour]

(3) NdT : Retrouvez dans le Dictionnaire Jeepform ptgptb ce genre d’exercice de performance théâtrale, qui arrive au JdR par le Grandeur-Nature. [Retour]

(4) NdT : Cette règle de « ne pas dire non » est évoquée dans Faites un don ptgptb. Retrouvez également une idée proche, celle de ne pas bloquer le jeu, dans Utiliser « Et » plutôt que « Mais » ptgptb. [Retour]

(5) NdT : Rappelons que l’article date de 1995 et que depuis, on a développé des formes de JdR sans MJ, ou avec MJ tournant ou autorité partagée. [Retour]

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Pour aller plus loin…

Retrouvez d’autres liens entre théâtre d’impro et JdR dans Technique d’improvisation pour rôlistes  ptgptg

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Commentaires

Cet article de fond hyper interessant s'il en est... Excellent!

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Anonyme

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