La Maîtrise de Jeu Stratégique, 4e partie

Après les trois premiers articles de la série sur la Maîtrise de Jeu Stratégique (MJS), vous vous dites que la méthode peut paraître fonctionner pour des scénarios indépendants avec des PJ disparates ; mais vous doutez encore que l’outil puisse articuler plusieurs aventures ou modules séparés pré-écrits, ou encore la campagne en 50 scénarios que vous avez achetée pour votre jeu de rôle favori.

Si, selon le processus décrit dans le troisième article de la série, vous dissociez les composants de base d’un scénario indépendant, et les introduisez dans votre THACOMS (Tableau Holistique d’Analyse des Concepts et Objets pour la Maîtrise Stratégique) pour une utilisation ultérieure, votre principal problème est que les joueurs feront rentrer les PJ dans le scénario de façon cohérente avec leurs propres objectifs ou historiques (en suivant leurs propres propositions créatives), mais probablement pas de la façon imaginée par l’auteur du scénario.

Puisque les PJ entreront dans les arcs narratifs du scénario de façon libre et désordonnée, il est plus que probable que le déroulement du scénario s’écarte largement de la direction que son auteur avait en tête. 

Ceci implique aussi que le scénario de l’épisode en cours de la campagne peut presque à coup sûr, se terminer sans forcément coller au début du scénario suivant, tel que les auteurs l’avaient imaginé ! Ces inquiétudes sont légitimes. Cependant, la MJS permet aussi des campagnes de longue haleine et même des campagnes qui s’enchaînent. Cet article vous montre comment.

En effet, les campagnes sont des arcs narratifs globaux reliant une succession de scénarios qui, chacun, contiennent leurs propres intrigues. Puisque la MJS est précisément basée sur l’identification et la création de liens entre les éléments de base, la campagne elle-même, à l’instar des scénarios, peut être décomposée en composants de base.

Avec les objets et concepts de tous les scénarios, le THACOMS de la campagne et de ses scénarios fournit immédiatement au MJ une vue d’ensemble des thèmes qui seront importants pour la totalité de la campagne, et pour chaque scénario.

Ces points communs peuvent ensuite être comparés à ceux de l’équipe de PJ. Le ou la MJ pourra alors déduire les thèmes principaux qui guideront les PJ à travers la campagne et identifier toute difficulté potentielle — comme un épisode de la campagne qui requiert qu’un des PJ, chasseur de démons, s’allie avec des démons…

Avec la campagne ainsi organisée dans la matrice du THACOMS, chaque PJ aura toujours l’opportunité de faire l’expérience de toute l’ampleur de la campagne, en entrant dans chaque scénario à sa manière. En outre, la décomposition des différentes campagnes engendrera ainsi de nouveaux arcs narratifs entre les scénarios et même entre les campagnes successives, autorisant le MJ à élaborer une méta-campagne globale, si nécessaire.

Reprenons à nouveau notre (abominable) scénario d’enlèvement de princesse.

Rappel (voir partie 3) : une princesse a été enlevée par un dragon qui cherche à se venger. Le vieux roi offre une récompense. La princesse est en fait de mèche avec des barons dissidents pour renverser le monarque.

Disons que le scénario d’après, un one-shot complètement sans rapport avec le précédent, est basé sur l’ascension, dans le royaume, d’un sombre culte adorateur d’une divinité malveillante à face de hyène, ainsi que sur la recrudescence du rapt d’enfants et leur sacrifice. Organisons toutes ces informations dans un THACOMS et générons les différents liens sémantiques.

Bien sûr, les deux scénarios sont évidemment très portés sur la magie. Cependant, d’autres points communs évidents apparaissent immédiatement: la soif de pouvoir commune au prêtre corrompu, au baron cultiste et à la princesse ; ou encore que les deux scénarios impliquent un enlèvement et un sauvetage (celui de la princesse dans le premier scénario, celui des enfants dans le second) ; les barons dissidents jouent un rôle dans les deux scénarios, et le roi ainsi que le Grand Prêtre du Sombre Tentacule ont un sceptre de pouvoir en tant qu’objet particulier. Un MJ créatif pourrait s’intéresser à cette étrange coïncidence et décider que ces sceptres sont la manifestation sous-jacente d’un adversaire secret plus important, qui sera révélé progressivement durant la campagne

Créer un THACOMS pour ces deux scénarios indépendants a déjà permis de faire ressortir des thématiques fortes et de créer des liens entre eux, sans aucun effort mental particulier de la part du MJ. Il a simplement pris le temps d’énumérer les mots clés des scénarios et de colorer les cellules avec des contenus identiques.

L’étape suivante pour le MJ est de réfléchir à d’autres liens moins évidents entre les deux scénarios. Voici quelques liens possibles que le MJ pourrait décider d’activer :

  • Relier l’instabilité politique et l’instabilité religieuse semble complètement naturel ; les révoltes des barons pourraient alors se nourrir du mécontentement conséquent aux abus des autorités religieuses ;

  • Relier le palais royal et les temples clandestins semble approprié, si le MJ cherche un motif pour Explorer le palais, et un moyen pour que la princesse interagisse avec les cultistes corrompus. On peut établir d’autres liens entre les temples clandestins et les bas quartiers de la ville (et ainsi les PJ qui auront ce lieu comme composants dans leurs lignes du THACOMS pourront suivre cette trame) ;

  • Un lien décidé par le MJ (par opposition avec les liens qui résultent de la correspondance syntaxique/sémantique des composants des lignes des PJ) qui offre des perspectives intéressantes, est le lien entre le thème « intrigue » de la princesse et le « fanatisme » des cultistes : le MJ pourrait se demander dans quelle mesure les fanatiques peuvent être manipulés. Serait-il possible que la princesse ait fait une erreur en favorisant ce culte dans le royaume ? Appellera-t-elle finalement les PJ à l’aide pour démettre le Grand Prêtre ou pour arrêter l’invocation de la divinité ?

Le MJ peut envisager d’autres liens, mais les laisser déconnectés pour le moment en vue d’une exploitation future avec un autre scénario :

  • Le vizir et le Grand Prêtre du Sombre Tentacule pourraient être la même personne, mais cela exclurait la possibilité d’utiliser le PNJ vizir, déjà connu et établi, plus tard dans un autre scénario de campagne ;

  • Des possibles connexions ou interactions entre le dragon et la divinité malfaisante à face de hyène ;

  • Un lien entre le grand âge du roi et le thème de la folie des cultistes. Est-il possible que le roi ne soit pas le vieil homme fragile que tout le monde s'imagine ? Qu’il se soit allié à quelques cultistes pour calmer les barons dissidents et s’opposer à la tentative de sa fille de lui prendre le pouvoir ?

De tels liens autoriseront les PJ qui suivent leur propre historique et objectifs, non seulement à entrer dans les fils narratifs du premier scénario, mais aussi à commencer automatiquement, et sans grosses ficelles, à rencontrer des éléments et des situations qui amèneront au déploiement des autres scénarios. Il est aussi très clair que le PJ prêtre des ombres/voyageur du temps aura un rôle fort à jouer dans les événements du second scénario, particulièrement avec des liens assez naturels entre la religion et le fanatisme, ou avec les temples clandestins, parmi lesquels, probablement, le temple des Ombres :

Évidemment, le risque existe de créer une opposition en considérant que le PJ 4 est un prêtre du culte du scénario 2. Cela l’opposerait immédiatement aux autres Personnages-Joueurs. En tenant compte de la nature de voyageur temporel du PJ 4, le MJ pourrait décider que cette religion des ombres, dans le futur, sera une branche civilisée, humaine, du culte plus primitif, sombre et sanglant du dieu-hyène. Celle-ci devra évoluer de certaines façons, pour que la religion des ombres du PJ 4 existe toujours dans le futur et que la branche initiale soit éradiquée.

Cette relation forte et naturelle entre l’un des PJ et le scénario implique que le MJ doive fournir quelques efforts supplémentaires pour trouver d’autres liens pour « accrocher » les autres PJ au premier et second scénario. Par exemple :

  • Le contact de la guilde des assassins exige que le PJ 3 enquête sur des assassinats rituels non autorisés par la guilde → lien entre les PNJ et la thématique « sacrifice » du Grand Prêtre) ;

  • Le bâton magique brisé du PJ 2 peut être un sceptre de pouvoir comparable à celui du roi ou du Grand Prêtre – un mystère à élucider ;

  • Relier les temples clandestins aux bas quartiers impliquera ainsi les PJ 1 et 3 dans l’arc narratif du second scénario.

Ainsi organisés, les scénarios permettent une vue générale de la « campagne en matrice ». Quels que soient l’historique ou les objectifs du scénario, les PJ exploreront (1) leurs propres historiques et objectifs tout en parcourant les arcs narratifs de l’ensemble de la campagne.

Article original : Strategic Gamemastering, part 4: Matrix campaigns


(1) NdT : l’auteur entend ici l'Exploration selon la théorie LNS : tout simplement jouer son perso dans un univers de jeu, ou “promener son personnage dans un espace imaginaire partagé”. [Retour]

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