Le Problème de Kickstarter

un article de Cannibal Halfling Gaming

En décembre 2021, Kickstarter a annoncé que l’entreprise allait créer une nouvelle plateforme de financement participatif qui utiliserait la technologie de blockchain. Cette annonce a été reçue de façon très négative, étant donné l’impact environnemental des applications actuelles de la blockchain et la fréquente utilisation de cette technologie pour commettre des escroqueries via les cryptomonnaies et les jetons non fongibles (NFT).

C’était une réaction compréhensible même si, vu le peu d’informations contenues dans l’annonce de Kickstarter, elle n’était peut-être pas complètement justifiée.

Ceci étant dit, l’état final des projets de blockchain de Kickstarter n’a pas particulièrement d’importance. Que cette nouvelle plateforme voie le jour ou non (1), qu’elle utilise ou non un système de preuve d’enjeu moins gourmand en énergie, que des gens quittent ou non la plateforme, tout cela a peu d’importance au long terme. Ce que cette annonce aurait dû révéler à quiconque l’a prise assez mal pour vouloir quitter la plateforme, c’est que le monde du jeu de rôle a laissé Kickstarter devenir une infrastructure. Quitter Kickstarter sonne bien dans un tweet, mais ce sera difficile au final pour beaucoup des créateurs et créatrices qui, sans cette entreprise, n’auraient jamais pu décoller.

Kickstarter représente un pourcentage des ventes et recettes de JdR tellement grand que, si l’entreprise était un éditeur de JdR, il serait plus grand que tous les autres à l’exception de Wizards of the Coast. Certes, beaucoup d’autres sites seraient capables de fournir les mêmes fonctionnalités techniques que Kickstarter (s’engager, débourser des fonds, héberger des campagnes). Mais aucun à l’heure actuelle n’arrive à apporter la réelle plus-value de Kickstarter : le marketing. Et comme ce marketing est renforcé par la taille de son réseau, ceux qui voudront fournir une alternative devront ramer à contre-courant.

Je n’essaie pas de tout peindre en noir, ou d’être défaitiste et de dire qu’il n’y aurait pas de raison d’essayer de créer une alternative à Kickstarter. Au lieu de cela, je veux signaler que Kickstarter ne fournit pas qu’une interface pour le financement participatif, il fournit un coup de projecteur. Toute alternative viable à Kickstarter devra proposer un marketing dynamique ou ne sera pas plus efficace que le projet de fin d’année d’un étudiant en informatique.

logo de Kickstarter

La situation actuelle

Il existe actuellement deux plateformes qui pourraient véritablement concurrencer Kickstarter : Gamefound en et Game On Tabletop. Il existe d’autres plateformes de financement participatif comme Indiegogo, mais leurs défauts leur ont fait perdre la quasi-intégralité de parts de marché [du foulancement de] jeux de rôle au profit de Kickstarter ; et comme ces défauts sont toujours là, ça ne donne pas envie d’y retourner. À l’inverse, même s’il y a toujours quelqu’un pour proposer l’itchfunding, le fait est que les outils de financement participatif d’itch.io en sont encore moins utiles que son moteur de recherche. Comme l’itchfunding n’est qu’un outil logiciel à la disposition des créateurs et créatrices, qui doivent faire ensuite tout.es seul.es la promotion de leur jeu, je ne le vois pas comme une plateforme en soi. Cette difficulté me permet de faire la transition avec les défis que présentent les deux autres plateformes que j’ai mentionnées.

Game On Tabletop appartient à Black Book Éditions, un éditeur de jeux français. Il cible principalement le marché européen et la grande majorité des campagnes est en français, y compris beaucoup de traductions de JdR que mon lectorat américain connaît peut-être déjà (le site a actuellement des campagnes pour les traductions en français de Troika ! et Bubblegumshoe grog, par exemple). Game On Tabletop gère peut-être le marché français mieux que Kickstarter, mais

  • le nombre relativement faible de campagnes au total (il y en a 5 en cours quand j’écris ces lignes),
  • ainsi que le profil des lanceurs de campagnes - presque toutes les campagnes sont lancées par une maison d’édition ou un collectif de traduction, pas par des indés ou des individus

…signifient qu’il est difficile de conseiller ce site à des Américain.es, et surtout à la communauté des auteurs et autrices indépendant.es. Ceci dit, Game On Tabletop a du succès et plusieurs de ses campagnes ont amassé de belles sommes en dollars (enfin, plutôt en euros), donc on ne peut pas complètement l’écarter.

Gamefound est une plateforme plus récente et cible le marché américain des jeux sur table : un coup de semonce en direction de Kickstarter et de sa section florissante de jeux de plateau, jeux de rôle, figurines et accessoires. Gamefound a pris de la vitesse en mettant un pied dans le marché des gestionnaires d’engagements : une tentative de s’imposer dans les services d’après-campagne, actuellement dominés par Backerkit. Mais il semble que ce soit leur seul succès dans le monde du jeu de rôle… en naviguant parmi leurs listes, on trouve un total de zéro campagnes de financement de JdR. Et il m’a fallu du temps pour m’en rendre compte, parce que même si Gamefound permet de n’afficher que les campagnes « ouvertes », on ne peut pas afficher uniquement les campagnes vraiment en cours : on devra aussi voir les campagnes qui restent ouvertes à des financements tardifs via le gestionnaire d’engagements.

C’est un point commun entre tous ces projets, d’ailleurs : aucun d’entre eux n’a dépensé assez d’argent pour proposer une expérience-utilisateur correcte, ce qui donne des choix étranges dans les recherches et les filtres, et l’absence d’options franchement indispensables, comme de pouvoir trier les résultats d’une recherche par nom ou par date. Si même le concessionnaire Harley-Davidson de mon quartier peut avoir un site web qui permet de filtrer par date d’ajout, un site de vente 100 % en ligne n’a aucune excuse.

J’ai l’impression que les personnes qui réalisent les sites de financement participatif ont tendance à oublier que leurs utilisateurs les plus important.es sont les contributeurs et contributrices. Les créateurs de campagnes sont leurs clients, certes, et ce sont eux qui les paient, mais tout cet argent vient des contributeurs. Et les contributeurs peuvent choisir de s’en aller. Si je décidais d’arrêter de participer à des financements sur Kickstarter, je pourrais toujours acheter les jeux plus tard ; et si un projet échoue, je n’aurai pas à dépenser mon argent pour lui : tant mieux pour moi. Les auteurs et autrices de campagnes sont les seul.es qui prennent un risque et pour les petits projets, ce risque fait la différence entre faire des affaires ou pas.

En regardant vers le futur

Kickstarter continuera-t-il sur sa trajectoire actuelle ? Cela dépend des gros éditeurs. Quand Free League a lancé le financement participatif de la seconde édition de la V.O. de L’Anneau unique grog sur Kickstarter, il y eut une levée de boucliers dans la sphère du jeu de rôle indépendant. En effet, cette campagne tonitruante coïncidait avec Zinequest, un événement fait pour mettre en avant les projets de petits créateurs. Ceci n’a pas affecté la campagne de Free League, qui a raflé (après conversion) plus d’1,8 millions de dollars, c’est à dire plus que la somme de tous les projets de Zinequest de l’année en.

Les plaintes des créateurs.trices indés ont été d’abord ignorées ; avant que certains cercles les tournent en dérision, car les campagnes de financement de ce Zinequest avaient atteint un taux de succès de 97,1 %, un taux à la fois bien plus élevé que le taux général des JdR sur Kickstarter… et si on en croit les Zinequests passés, peut-être plus élevé  que le pourcentage de ces projets qui seront bien livrés.

J’utilise cet exemple pour montrer que ce sont les gros utilisateurs de Kickstarter, des entreprises comme Free League, Magpie et Hit Point Press (2), qui détermineront finalement si Kickstarter subira une quelconque pression suite à leur annonce concernant la blockchain. Imaginons que Magpie claque la porte avec fracas à la fin de leur campagne Avatar [JdR basé sur les séries de dessins animés Avatar, Le Dernier Maitre de l’air et La Légende de Korra (NdT)] (la plus grande de l’histoire de Kickstarter), quelqu’un va le sentir passer. Mais ce qui s’est passé sur Twitter n’est pas de la pression. Si quelqu’un qui a mené une campagne de Kickstarter à sept chiffres me lit, je lui recommanderais chaudement de réfléchir à la possibilité d’une prise de position engagée.

Mais pour nous autres, il n’y a pas vraiment de raison de penser que la communauté du JdR fasse front commun. Les tendances Twitter ne veulent rien dire dans le monde des affaires, et vu la domination de D&D, tout le monde dans la communauté du JdR indé, y compris moi-même, doit comprendre que nous sommes automatiquement en minorité quand il faut faire pencher le marché du JdR dans une direction.

Ceci étant posé, chacun et chacune est responsable de ses actions. Si comme moi vous contribuez souvent sur Kickstarter, je pense que ça peut valoir le coup de réfléchir à cesser d’y dépenser de l’argent. Ceci dit, cela affecterait les créateurs.trices de façon inversement proportionnelle à leur taille.

Il est peut-être plus intéressant de changer la façon dont on choisit quelles campagnes financer, au lieu d’arrêter complètement. Pour un petit auteur, ça peut permettre à son JdR d’être publié ; pour le prochain jeu à la mode de Magpie vous ne ferez que remettre de l’argent dans un projet qui n’est pas menacé. Ce genre de choix est plus important désormais. Et puis cet hypothétique projet de Magpie, vous pourrez toujours l’acheter après sa sortie.

Si vous êtes créateur.trice, le choix est un peu plus difficile. Dans le monde actuel, Kickstarter donne le coup de pouce marketing que Gamefound, Game On Tabletop et itch.io ne peuvent pas offrir. Si vous n’utilisez pas Kickstarter, ça ne veut pas dire que votre projet ne marchera pas, mais ça veut dire que cela vous prendra plus de temps et d’argent pour obtenir la visibilité que Kickstarter vous fournit contre son pourcentage. Et si vous décidez de passer par un service de financement participatif concurrent, cette efficacité moindre va affecter votre marge.

Quoi que vous décidiez concernant Kickstarter, les alternatives méritent d’être soutenues. Si vous publiez déjà sur Itch, alors ça ne fera pas de mal d’essayer l’itchfunding, même si actuellement ça ne vous apportera pas grand-chose. Si vous achetez des jeux, jetez un œil à des sites comme Gamefound. Et qui que vous soyez, si vous avez un auditoire, n’hésitez pas à parler [des autres plateformes]. Du moins, parlez-en avec honnêteté, et s’il y a quelque chose que vous n’aimez vraiment pas sur un site, exprimez-vous. De mon côté, je pense que c’est la réponse que Gamefound apportera à mes critiques de leur expérience utilisateur (du moins s’ils y répondent) qui augurera s’ils survivent dans ce marché.

Nous verrons bien si Kickstarter finira par appliquer ses plans de blockchain ou non. Cela ne change pas ce que tout le monde, contributrices comme auteurs de campagnes, devrait penser de Kickstarter et du rôle qu’ils ont sur le marché. Le monopole de Kickstarter leur permet d’accumuler du pouvoir dans ce marché, profitant des campagnes les plus lucratives leurs clients (par exemple les gros éditeurs), et ce sera vrai, qu’ils persistent ou non dans la dernière idée que vous avez trouvée détestable. Le succès de Kickstarter et le succès des petits éditeurs et auteur.trices dépendent tous les deux de avec qui, vous les consommateurs et consommatrices, dépensez votre argent. Et même si je dois honnêtement dire que Kickstarter n’en a pas grand-chose à fiche d’un client isolé (et ils ont récemment sous-entendu la même chose des petits créateurs Twitter [Kickstarter n’a pas organisé de ZineQuest en 2022 (NdT)]), ce n’est pas le cas de beaucoup de petits vendeurs, surtout ceux qui opèrent complètement en dehors des grandes places de marché actuelles comme Kickstarter et DriveThruRPG. Ce que Kickstarter et DriveThruRPG font si bien, c’est qu’ils rendent facile d’acheter et de publier. Consommer de façon éthique, dans le JdR comme ailleurs, demande plus de travail. Et cela demande d’accepter que beaucoup d’autres ne fassent pas ce travail.

Article original : The Trouble with Kickstarter


(1) NdT : A l’heure où nous traduisons cet article, en mai 2022, nous ne pouvons toujours pas dire si Kickstarter utilisera un jour une blockchain. Ceci dit, en février la société a annoncé ralentir la mise en place de son projet de blockchain en pour calmer la polémique. [Retour]

(2) NdT : Fria Ligan ou Free League est un éditeur suédois prolifique : en plus de la seconde édition de L’Anneau Unique, cet éditeur a financé par Kickstarter 6 autres JdR dont Mutant Year Zero et Tales from the Loop… ; Magpie a financé par Kickstarter le jeu de rôle Root avant de briser des records avec Avatar Legends ; Hit Point Press a financé par Kickstarter plusieurs accessoires et suppléments pour la 5e édition de Dungeons & Dragons. Bref, ce sont de gros poissons dans l’aquarium de Kickstarter. [Retour]

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