Les Filles de l'Exil, la révision
© 2011 Steve Darlington
Note du traducteur : Game Chef [dans le sens : le grand cuisinier de JdR] est un concours de création de jeu de rôle, similaire à Démiurges en Herbe. Daughters Of Exile – Les Filles de l’Exil (FdE) est arrivé 5e en 2011.
Dans cette deuxième partie, nous allons voir comment les avis des jurés réorientent la réflexion de Steve Darlington pour éclairer, réviser et améliorer ce jeu de rôle. Les commentaires sur les thèmes permettent de voir les capacités et les limites du jeu.
Sélection de commentaires après la publication de la VO
[NdT : la comparaison de type avant/après avec la VF, plus chiadée, tenant compte des commentaires, de quelques échanges avec l'auteur, et disposant de beaucoup plus de temps pour la maquette, devrait être édifiante]
Régis
Excellent, Steve !
Tu as tout bien résumé.
Le mécanisme des Transgressions est génial et élégant. Tu as dit que tu étais un mauvais concepteur de règles ? C’est faux !
Donc, les PJ ont, à la fin, le choix entre :
- Être esclaves et mal mariées ;
- ou être libres et terriblement seules.
Elles ne savent pas si leurs soupirants les aiment vraiment ou s’ils cherchent simplement de la compagnie et veulent en faire des ménagères.
Je sens une tendance vers Desperate Housewives, renforcée par le fait que seule une Fille à la fois fait face à la Décision d’un engagement à vie ; les autres PJ pouvant alors endosser le rôle des meilleures “amies” du ou de la fiancé(e) (“Ne te marie pas avec lui, c’est un menteur”, “Oh, il est tellement adorable, si tu ne te maries pas avec lui, je le prends”). Non pas que ce soit mauvais en soi, bien entendu ; ça colle totalement au genre.
En ce qui concerne l’expérience de jeu des rôlistes modernes, ça peut être frustrant pour eux d’avoir leur personnage qui s’en remet totalement à un PNJ, pour toute la vie. C’est la société shakespearienne qui veut ça, c’est vrai, – et le paradoxe, c’est que ton jeu a tendance à être une bonne simulation du statut de la femme au XVIe siècle.
Mais n’y aurait-il pas une autre manière jouable de se séparer de son mari, plutôt que de l’assassiner ? Peut-être que les PJ peuvent le persuader – ou le forcer – de rendre sa liberté à la Fille, parce qu’il l’aime. Ça pourrait générer du bon roleplay.
Par ailleurs, les Filles reçoivent moins de Transgressions de cette manière qu’en tuant. C’est pourquoi il me semble qu’on pourrait élargir l’éventail des possibilités de se débarrasser du mari/maître. Les autres Filles pourraient peut-être tenir le mari à l’écart en le faisant sombrer dans l’alcoolisme. Il peut avoir des maîtresses, se plonger dans un loisir dévorant, entrer en religion, découvrir son homosexualité refoulée…
Le dilemme, les contraintes associées aux règles des Transgressions, classent assurément ton jeu – jusqu’ici – dans la catégorie “indépendant” (Ça te réjouit ?). Je perçois la possibilité de questions d’ordre moral comme dans les JdR indies Paladin, Dogs in the Vineyards, ou My Life with Master (comment pourrait-on comparer ce dernier jeu au tien ?).
Ce qui m’amène à me demander ce que pourrait donner ce jeu dans un univers élisabéthain alternatif où les Filles seraient conçues par sorcellerie ou alchimie, et s’exileraient dans le Nouveau Monde.
Autres remarques : les illustrations sont médiocres, surtout en couverture (j’aurais permuté la femme en couverture avec la femme voilée à la page 3). La police de caractères, futuriste/Blade Runner de la couverture est àmha, laide.
Bon travail dans l’ensemble, et prévois un scénario s’il te plaît, afin que nous puissions expérimenter/explorer le système et la situation !
Steve
Hmm, je ne voulais pas insinuer que la “seule” manière de se “sortir” d’un mauvais mariage (ou de tout mariage) est le meurtre. Dans l’idéal, un MJ ne devrait pas rendre ce choix si simple (comme faire en sorte que ce soit un gars honnête, ou le bien-aimé d’une des autres Filles, ou le seul qui puisse les aider à s’enfuir de la Cour) mais oui, il y a aussi d’autres alternatives qu’on pourrait explorer. La solution “heureuse” de Mr. Collins et Ms Charlotte dans Orgueil et Préjugés (wiki) pourrait être choisie (1). Et bien entendu, les autres Filles pourraient ne pas comprendre…
Toutefois, un mariage heureux est aussi possible. Vous pouvez “gagner” la partie si vous trouvez un homme droit et honnête qui vous aime et qui n’abusera jamais, jamais du mariage. Bien sûr, comme tu l’as souligné, [l’abus d’autorité] serait toujours suspendu en l’air comme une épée de Damoclès. Il pourrait lui “rendre sa liberté” mais ils seraient toujours amoureux, et ça compte toujours pour de l’obéissance.
Je pense que My Life with Master a été un jeu important à tous les niveaux parce qu’il considère vraiment que vous pouvez être réellement servile, tout en étant formidable d’une certaine façon. Toutefois, l’idée d’un mécanisme où vous pouvez réussir si vous laissez un homme vous donner des ordres, je l’ai volée à Nathan Russel et son mélange bizarre de La mélodie du bonheur (wiki)/Orange Mécanique (wiki) (2).
Au sujet des illustrations ; comme toujours, tout ce que j’avais, c’étaient des clipart Word, des photos et des polices libres de droit. Que l’on arrête ces sacrés bons dieux d’auteurs de JdR qui trichent en étant aussi des graphistes et en pouvant s’offrir InDesign. MAUDITS SOIENT-ILS !
La couverture originale, arborant la plus laide des 4 photos que Steve avait trouvées
La couverture de la VF, avec un effet bleuté pour donner l'air futuriste, et une police choisie parmi 3.
D’autres univers auraient pu être cools, mais j’aime la façon dont les cadres non-shakespeariens font que les métaphores se transforment en faits. Toutefois, un univers comme celui du film Metropolis de 1930 pourrait être sympa.
Quoi qu’il en soit, merci d’avoir lu le jeu et de l’avoir compris. Tu n’as aucune idée à quel point tes commentaires ont été importants pour moi et combien ils m’ont aidé à finir tout en restant sain de corps et d’esprit. Sans toi, j’aurais peut-être porté atteinte à mon intégrité physique.
Régis
En tout cas, merci pour l’aperçu du processus de création ! Ça me rappelle un autre article que je te conseille de lire : Notes de création de Unknown Armies ptgptb.
…et concernant les illustrations, il m’est venu à l’esprit que tu pouvais “emprunter” des images dans les magazines de mode féminins. OK, c’est ce que tu as fait, mais des top models vêtues de vêtements bizarre de créateurs, se tenant devant un décor, ça pourrait évoquer de loin un décor SF.
Steve
Je ne suis pas sûr des règles d’utilisation de ces images. J’aime bien utiliser les illustrations libres de droits, c’est pourquoi je ne me sers que de cliparts.
Régis
Autre réflexion : il y a beaucoup d’artistes non-professionnels qui cèdent leurs œuvres gratuitement sur Internet.
Game Chef 2011 – Les critiques arrivent !
Steve
L’année dernière, le processus de notation était juste “Hé ! Le grand public qui n’en a rien à faire : lisez et votez !”, ce qui n’a pas marché du tout. Cette année, beaucoup plus intelligemment, la condition de participation est de faire la critique de quatre autres candidats (3). Ça a aidé non seulement à réduire la liste de 66 (!) candidats de valeur à un nombre plus gérable de meilleurs JdR, mais ça a aussi permis aux auteurs d’avoir des retours. Parce que ce n’est pas juste “Choisissez le meilleur des quatre et écrivez son nom”, vous deviez écrire quelques paragraphes de commentaires. Ce qui est incroyablement important, parce que non seulement les retours inspirent, mais parce que concevoir un jeu sans public est dénué de sens, pour ne pas dire impossible.
Je publierai ma critique des autres jeux dans un second temps. Tout d’abord, voici de très très bons retours sur Les Filles de l’Exil. Je formule ma réponse dans les commentaires ci-dessous.
Patrick Phelan
J’ai dit à ma mère : “Je pensais que ce serait un JdR sur comment les personnages féminins shakespeariens menacent souvent de sortir de leurs rôles de femmes, mais n’y parviennent jamais en fait, et que ce jeu remédierait à ce problème ; et il s’avère que, même si c’est bien ça, c’est aussi du Blade Runner.
Ce qui m’a le plus frappé et ce que j’aime dans ce jeu, c’est à quel point il est arrivé à maturité, tant pour la tragédie que pour l’ironie.
Les Filles veulent non seulement vivre, mais aussi vivre comme elles l’entendent. Mais vivre ainsi est la seule chose qu’elles ne peuvent pas faire, ce qui augmentera leurs “Transgressions de programme” rapidement, jusqu’à ce qu’elles “cassent”. Le sentiment d’envie, de besoin et de se voir interdire (comme vouloir toucher quelque chose sous verre) est tout simplement suggéré dans les règles. Il n’y est jamais question de la sensation de ce qu’il évoque. Le mécanisme de réussite automatique dans la plupart des cas marche très bien à mon avis. Avec la question qui n’est pas “Peux-tu le faire ?” mais plutôt “Le feras-tu ?”, le jeu se concentre où il faut, sur les pensées des Filles, et non sur leurs corps ou leurs aventures.
La seule chose qui m’a dérangé, en lisant les règles, c’était le problème récurrent d’explorer une situation où les gens sont cantonnés aux rôles d’hommes ou de femmes : le jeu semblait parfois se tirer une balle dans le pied. Le potentiel tragique ne serait pas aussi grand sans ça, bien entendu, mais le fait que les Filles se rebellent contre le fait “d’être contraintes à la soumission totale dans un mariage arrangé” et qu’elles finissent par “être contraintes à la soumission totale dans un mariage choisi (avec des contraintes difficiles à éviter)” ou qu’elles finissent “folles”, est particulièrement sombre. On pourrait bien sûr régler ceci en donnant aux Filles une façon de racheter leurs Transgressions de programme… ou on pourrait régler cela en le laissant exactement tel quel, parce qu’il ne fait aucun doute que le sentiment d’inéluctabilité ajoute beaucoup à l’atmosphère. À ce propos, quelques règles de langage, tout comme les citations de l’excellente Lady Macbeth, semblent aussi impliquer qu'être une Fille est aussi être féminine, et que les femmes ne devraient pas vraiment sortir de leur rôle, ou qu’en sortir les rend moins femmes… C’est un doux moment qui rend les choses un peu difficiles : est-ce simplement la simulation d’un monde imparfait ou est-ce que le livre de règles est du côté de ce monde imparfait ?
Cela dit, le système de base (où un seul résultat est à la fois bon et mauvais) est exceptionnel et le jeu est écrit avec talent, d’une manière intéressante et avec une solide synthèse dans la construction de l’univers de jeu, tout aussi intéressant. Mais le point fort de ce jeu est de loin l’atmosphère et la réaction émotionnelle qu’il suscite. Le sentiment de tragédie, d’inéluctabilité, de rage, et de désespoir que ce que l’on mérite nous est refusé. C’est un peu comme le Roi Lear, si Cordélia était à la place de Lear, et non une démente qui fondamentalement a tort dès le début.
3 réflexions sur “Game Chef 2011 – Les critiques débarquent !”
Steve
Évidemment, j’aime cette critique et j’aime l’idée que j’aie pu communiquer un sentiment de tragédie. En réalité, je ne pensais pas que le jeu était aussi sombre, il y a toujours une “solution Petruchio” (4) si votre MJ croit qu’elle existe.
C’est-à-dire que j’ai plus vu ce jeu comme une course contre la montre : si vous pouvez trouver le seul homme dans l’univers qui n’abusera jamais de votre programmation, vous devez alors l’épouser avant d’être à court de Transgressions. Peut-être qu’au final, j’ai révélé ma propre vision pessimiste des relations humaines : en faisant confiance aux autres avec notre cœur, nous nous exposons aux abus ou à la domination et nous pouvons seulement espérer que l’élu de notre cœur ne le brise pas.
Patrick, avec une précision chirurgicale, a aussi détecté la difficulté avec laquelle je me suis le plus battu. Je ne voulais PAS faire un jeu sexiste, et j’ai beaucoup hésité et tergiversé sur la manière de décrire ce qui se passe en atteignant les 20 Transgressions. Je voulais que les Filles perdent la possibilité d’aimer ainsi qu’une part de leur humanité. La manière dont Shakespeare en parle et la façon dont le jeu modélise ces aspects fait que ces choses sont associées à la féminité.
Lady Macbeth veut que son cœur de femme soit arraché, qu’elle soit asexuée. Béatrice veut être un homme pour se venger de Claudio. Bien sûr, Tamora, la reine des Goths dans Titus, n’a pas besoin de changer de sexe pour être aussi vile et vicieuse qu’elle le désire. Peut-être que j’aurais simplement dû utiliser une métaphore différente ; devenir inhumaine et froide aurait pu convenir tout aussi bien et n’aurait pas du tout transgressé l’atmosphère shakespearienne. Voilà quelque chose à corriger!
Je suis aussi franchement épaté qu’il existe des joueurs dans ce monde qui peuvent discuter de choses comme ça avec leur mère. J’espère qu’elle aussi a aimé ce jeu. En vérité, j’espère que les dames l’apprécient aussi.
Régis
“Devenir inhumaine et froide aurait pu convenir tout aussi bien et n’aurait pas du tout transgressé l’atmosphère shakespearienne. Voilà quelque chose à corriger !”
Je ne connais rien à Shakespeare, mais je connais des rôlistes. Et pour nous qui sommes plus ou moins geeks, finir seuls, rester célibataires, sans petite amie ni descendants, est une menace trop proche de la vie réelle pour être quelque chose d’amusant qui puisse arriver à nos personnages.
Je ne suis pas une femme non plus, mais je pense que ce serait pire pour des joueuses puisque atteindre “le niveau 20” signifie la fin de la séduction et de la maternité.
En ce qui concerne la (probable) fin sinistre (finir esclave de son mari vs devenir virago vieille fille), nous en revenons au Jour 1 quand tu t’es demandé “Est-ce que j’accepte le principe, et que je montre ce côté horrible dans le JdR, créant ainsi un jeu dans lequel les protagonistes sont impuissants – ce qui donne l’idée la moins amusante que j’aie jamais eue ?”.
L’Appel de Cthulhu est comme ça. Filles de l’Exil, dans lequel vous ne pouvez pas gagner à long terme, est-il amusant à jouer ? Encore une fois, l’AdC est comme ça et votre personnage y devient aussi un PNJ. Nous devons donc briser nos préjugés “Si le personnage progresse = jeu de rôle grand public ; si le personnage finit mal = JdR indie”. Les rôlistes sont plus intelligents que ça.
Steve
Bien dit.
Article original : Reviews coming in
(1) NdT : Dans cette œuvre, Charlotte épouse un homme qu’elle n’aime pas pour assurer son confort matériel. [Retour]
(2) NdT : Nathan Russel a gagné le concours Movie Mash-up consistant à créer un JdR complet en 24 h en mélangeant deux films. Son candidat étant The Droog Family Songbook. [Retour]
(3) NdT : C’est aussi le principe du 1er tour de Démiurges en Herbe. [Retour]
(4) NdT : Dans La Mégère apprivoisée, Petrucchio bat sa femme acariâtre jusqu’à ce qu’elle soit complètement soumise, se rangeant à son avis même contre toute logique. Après quoi, la femme ayant été remise à sa place sociale, le couple vit “heureux”. Évidemment, pour les Filles de l’Exil, cette solution équivaut à une défaite par abandon… [Retour]
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