Mecs et Poupées

Déclaré en 2015 parmi les meilleurs articlesVenant d’une grande famille étendue des quartiers Est de Londres, j’ai passé une bonne partie de mon enfance à traîner avec mes cousins, lesquels vivaient tous à quelques centaines de mètres. Kevin est l’aîné de nous six – et le seul autre véritable taré de toute ma famille.

Maintenant qu’il a vieilli, il travaille dans la pub, est marié, a des jumeaux et se décrit comme un “goth caché”. C’est un homme gentil et vraiment adorable.

Mais quand il avait 13 ans, c’était un polard avec un P majuscule. C’était le début des années 80 et je me souviens qu’il portait un pull-over gris à col en V, des énormes pattes d’eph, des chaussettes blanches et des lunettes à grosses montures de plastique noir.

C’était mon héros.

Et je ne blague pas…

Poupées

On était en 1981, j’avais sept ans, lui treize, et il venait de découvrir Donjons & Dragons. Pendant que ma sœur et sa sœur à lui jouaient avec des poupées et des peluches dans une autre pièce, je restais à regarder (probablement en suçant mon pouce), pendant que lui et quelques-uns de ses potes tout aussi polards s’asseyaient autour d’une table avec des crayons, du papier et des dés. Ils imaginaient alors les contes pour s’endormir les plus fantastiques que j’aie jamais entendus.

Encore mieux, lorsqu’il se retrouvait coincé à devoir nous garder (moi, ma sœur et sa sœur), il les laissait avec leurs poupées et leurs jouets de filles, attrapait ses crayons, du papier et des dés et se posait par terre dans le salon avec moi.

J’ai passé de très nombreuses heures à créer des personnages avec un mépris flagrant des règles (j’avais sept ans !).
Mais Kevin n’a jamais été un obsédé des règles et il y trouvait son compte en m’encourageant à utiliser mon imagination excessivement vivante (cf. tous les bulletins scolaires que j’ai eus).

De toute façon, une fois que j’avais créé mon personnage, il commençait l’histoire et j’écoutais, les yeux grands ouverts et bouche bée. Il prenait des accents, faisait des grimaces, des gestes et tout et tout ! Parfois il y avait même des chants !

Mais vous savez ce qui était le mieux !

De temps en temps, il arrêtait son histoire et me demandait ce que “je” (c’est-à-dire mon personnage) voulais faire ensuite.

Rien que l’écrire me noue l’estomac.

L’excitation est encore si forte. “Je” créais l’histoire.
Quand je fermais les yeux, je pouvais tout voir. Je fonctionne comme cela depuis aussi longtemps que je me souviens. Chaque histoire, livre, pièce se déroule comme un film dans ma tête. J’avais sept ans et j’étais la vedette, non pas seulement la vedette, “l’héroïne”, de mon film intérieur.

Et voilà, j’étais accro pour toujours.

Mais j’avais sept ans, et j’étais une fille, et je faisais probablement des choses comme offrir du maquillage aux orcs qui fracassaient la porte. Il est même possible, qu’occasionnellement, je me sois égarée à jouer avec des poupées.
Je le bassinais régulièrement pour qu’il me laisse se joindre à son groupe.

Évidemment, cela ne s’est jamais fait.

Alors finalement, il m’a prêté des Livres dont Vous Êtes le Héros et cela m’a calmé pour un temps. Mais cela devint ennuyeux au bout de quelques années.
Et l’on ne se fait dévorer par le même arbre dans La Forêt de la malédiction qu’un nombre limité de fois avant de déchiqueter ce bouquin de merde !

Mecs

Un peu plus tard bien sûr sont arrivés le maquillage, les garçons et les chaussures. L’amour du JdR n’est jamais mort mais il est passé en tâche de fond. Même si à chaque réunion de famille je soutirais à Kevin la moindre information à propos du jeu de rôle, et il était toujours disposé à me rendre service. Je crois qu’il appréciait d’avoir un public captivé – quel MJ ne l’apprécie pas !

Finalement j’ai atteint 16 ans et j’ai grimpé jusqu’au lycée pour entamer le “secondaire”. Mon lycée était du genre clique à la Californienne. Je fus donc étiquetée, on me trouva débile et je fus assignée au groupe intitulé de façon très originale “les tarés”.

Je me suis retrouvée – avec ma meilleure amie “Silent Bob” Simonne et Julia “la nouvelle” égarée – dans un groupe avec six mecs. Nous avions tous plusieurs choses en commun – nous aimions le heavy metal, nous étions de familles non-religieuses et progressistes, nous étions créatifs et nous avions tous un sens de l’humour particulier. Et puis nous lisions beaucoup de livres et voyions beaucoup de films – en général des trucs avec un thème fantastique, d’action ou de science-fiction. Les mecs faisaient du jeu de rôle, du wargame et des jeux de plateau.

Ainsi, un soir, nous avons donc été invitées dans l’inévitable salle à manger des parents, et j’ai pu goûter pour la première fois à du vrai jeu de rôle. Trop timide pour être une actrice et trop impatiente pour être une véritable écrivain, je suis tombée amoureuse du jeu de rôle.

Mais les mois qui suivirent furent pleins de tourments et de peines de cœur.

Trois jeunes filles précoces. Six mecs aux hormones déchaînées. Beaucoup trop de temps libre. Vous faites le calcul. (En fait, il vaut mieux que vous ne le fassiez pas, parce qu’alors ça sonne vraiment sale, et ça ne l’était pas tant que “ça”) !

Pendant deux ans, on s’est beaucoup battus, tripotés, on a grandi et – ah oui – on a joué. C’était la pire et la meilleure époque.

Toucher Classe d’Armure Néant

Mais il y avait quelque chose de pourri dans la salle à manger. Je me suis souvent retrouvée déboussolée. Je savais que je n’étais pas complètement stupide mais peu importe avec quelle force j’essayais, je ne pouvais tout simplement pas comprendre les règles. Peu importe le nombre de fois ou j’ai demandé à un des mecs de m’expliquer des règles comme le TAC0, cela semblait seulement devenir plus compliqué à chaque fois.

Ils étaient aussi très possessifs avec leurs bouquins – presque stade anal. Nous pouvions regarder les jolies images à distance mais nous n’étions pas autorisées à toucher. Quant à les emprunter ! Arf !

Arf, Arf, Arf…

“Pour gagner du temps” ils nous disaient de simplement jeter les dés et les mecs détermineraient alors notre succès ou notre échec en fonction de ce que nous avions obtenu. Quand nous demandions qu’ils nous expliquent encore les règles, ils nous répliquaient : “Ce n’est pas grave, cela prendrait trop de temps, jette juste ce dé et nous te dirons comment tu t’en es sortie.”

Finalement, bien qu’étant un peu crédule et plutôt franchement naïve, j’ai commencé à réaliser que les choses n’étaient pas aussi innocentes que ce qu’elles semblaient.

Ma théorie sur la vie “Tout le monde est fondamentalement gentil” a commencé à s’effriter lorsque j’ai réalisé que tout cela était un stratagème pour maintenir les “geignardes” dans l’ignorance et établir une phallocratie.

Alors j’ai demandé à Kevin où je pouvais acheter les livres de règles et j’ai fait quelques achats. Je suis revenue chez moi, me suis plongée dans les règles de base, ai réalisé à quel point nous avions été abusées… Et alors !

J’ai quitté le groupe.

Prise de position

Je ne me suis pas emportée, je n’ai pas fait de grandes déclarations, je n’ai pas crié ou hurlé. Mon intelligence avait été insultée et ma fierté en avait pris un coup. Je décidai que ces types n’étaient pas le genre de personne que je voulais comme amis. Alors je suis partie.

Le lien avec les filles a survécu toutefois, Simonne et Julia (qui au final s’est révélé être comme “Jay”) sont toujours mes deux amies les plus proches.

La fin des examens du bac s’approchait et le groupe se dispersait de toute façon – pour aller à la fac ou pour chercher un boulot dans le monde réel. Je fréquentais un club de rock/métal le samedi soir dans mon quartier et j’avais commencé à me faire de nouveaux amis.

Par hasard je découvris que les types avec qui je traînais dans ce club faisaient aussi du jeu de rôle. Qui se ressemble s’assemble, j’imagine. Et reculez et voyez ! Un nouveau groupe surgit des cendres comme un oiseau flamboyant.

Les douze salopards

Au commencement nous étions 12 et nous jouions deux fois par semaine dans la salle à manger de mes parents.

Ma mère était d’accord pour qu’une troupe de très grands types aux cheveux longs et vêtus de cuirs arpentent sa salle à manger tous les dimanches après-midi et mercredis soirs. Quand j’étais gosse, la maison de mes parents avait toujours été le lieu de rassemblement de tous les enfants du quartier (ma mère disait que cela ne la dérangeait pas dans la mesure où elle pouvait garder un œil sur ce que je faisais) et il ne semblait y avoir aucune raison pour que cela change maintenant que j’étais une adolescente.

En quelques semaines elle était devenue la mère adoptive de tous les types et ils lui achetaient des paquets de chocolats à la liqueur et des Mentos comme offrandes pour ses conseils et son hospitalité. Il y eut de nombreux après-midi où je rentrais chez moi une heure avant que la partie ne commence et où l’un des types était déjà là en train de raconter à ma mère ses peines de cœur.

Et de temps en temps elle venait pendant que nous jouions, s’asseyait et disait “Bon alors expliquez-moi ça encore une fois”. Nous essayions tous et cinq minutes plus tard elle partait, tapant dans ses mains en riant “Je ne comprends toujours pas”.

Étant une mère, elle n’avait pas à comprendre, elle avait juste à ne pas se faire de souci à ce propos et c’est ce qu’elle fit.

Mon père fut moins impressionné mais limitait habituellement sa désapprobation en faisant les gros yeux et en soupirant. Il n’avait pas de problèmes avec le jeu de rôle en lui-même mais les ceintures cloutées et les looks motards laissaient des rayures sur son joli ensemble de salle à manger tout neuf. (On est au début des années 90 en ce qui concerne le look heavy metal. Pensez Guns n’Roses)

Tenir la distance

Ma vie en tant que rôliste à plein temps avait commencé.

Dans les six mois je maîtrisais ma première partie à moi (vous vous souvenez de Hollow World ?), j’ai ensuite obtenu mes UV sur Ravenloft, essayé Shadowrun à l’université, et je suis désormais l’expert résident sur White Wolf (règles maisons, pas d’angst). Au cours des 11 dernières années et des quelques 30 joueurs que j’ai connus, deux d’entre nous ont survécu et nous  nous considérons comme les fondateurs de notre petit groupe de joyeux drilles.

Il y a moi, évidemment.
L’autre c’est Duncan, ou D comme on l’appelle habituellement. Lors de la première partie que j’ai jouée avec D, je lui ai demandé de m’expliquer le TAC0. Il a utilisé trois phrases toutes simples et je n’ai jamais eu à demander depuis.

C’est mon compagnon de JdR, mon fidèle camarade et virtuellement ma famille, et malgré des désaccords sur à peu près tout le reste en ce monde (religion, politique, société !), nous avons toujours réussi à nous retrouver en ayant ce loisir en commun. Notre dernier groupe traverse actuellement une période mouvementée mais je suis persuadée que nous y survivrons sous une forme ou une autre.

Peu importe, D et moi continuerons encore. Je peux nous imaginer démarrant un groupe de JdR dans notre maison de retraite.

Le jeu de rôle n’est pas toute ma vie, mais une nuit par semaine n’est pas vraiment suffisante et j’aime autant ce jeu que lorsque j’étais une enfant de sept ans qui avait trouvé le plus beau jouet existant.

La boucle est bouclée

Et Kevin, avec qui tout a commencé !

Eh bien, il ne joue plus. Après son mariage, sa femme s’est plainte, avec de bonnes raisons, de son statut de “veuve du jeu de rôle”.
Plus tard il a dû déménager loin du quartier pendant quelques années et a survécu grâce au “JdR par courrier”. Il a maintenant des jumeaux âgés d’un an. C’est un homme occupé et heureux.

Son dernier tour de piste fut avec mon groupe, il y a de cela quelques années, maîtrisant un Cthulhu sans système. Il a dirigé une partie de six heures sans notes, papier, crayons et avec seulement 1d6. Nous avons tous adoré et il nous a foutu les jetons comme jamais.

C’est un vieux pro, et toujours mon héros. Mais si je dis que je suis en chemin pour aller à une convention, ses yeux se voilent et un stupide sourire nostalgique se dessine sur son visage. Ça me brise le cœur.

Un jour ses enfants se rendront compte de la chance qu’ils auront eue d’avoir quelqu’un comme lui pour leur lire des histoires le soir. Je sais que je n’oublierai jamais la chance que j’ai eue.

Article original : Once Upon A Time: Guys and Dolls

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Pour aller plus loin… panneau-4C

Cet article fait partie de l'e-book n°3, une compilation de traductions organisée autour du thème de la transmission de la flamme du rôlisme. Y sont rassemblées des réflexions sur la découverte du JdR.

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Commentaires

Très bel article. Merci pour sa traduction.

Auteur : 
Olivier

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