Une explication du narrativisme

Pas un nouveau moyen de grosbilliser

Dans le numéro 26 de PTGPTB, Max Cairnduff a écrit un article [Les narrativistes : une nouvelle race de Grosbills ? - Lisez-le d’abord !] sur l’essor des parties de JdR “narrativistes” et son inquiétude concernant le manque apparent de “défaite” dans ce type de parties. Bien que je ne puisse, évidemment, pas parler au nom de tous les groupes de joueurs existants, je pense que Max a mal interprété l’intention des auteurs de JdR qui ont choisi de se concentrer plus sur le partage d’une expérience de création partagée d’histoire aux dépens du partage d’une expérience de compétition.

C’est donc le bon moment pour définir le narrativisme, au moins dans des termes génériques : c’est un programme de façon de jouer, autour d’un objectif commun (explicite ou implicite) de créer une histoire ensemble, à travers le JdR, avant tout. À comparer avec le ludisme ptgptb, dont les objectifs du jeu sont de créer des défis et des affrontements, pour les relever et les vaincre. Via la partie.

Ce sont deux programmes très très différents, et en tant que tels, qui ne peuvent pas être strictement comparés l’un à l’autre. Cela dit, Max n’a pas tout à fait tort dans ses affirmations sur le JdR narrativiste : “Plutôt que de demander si quelque chose se produirait dans la vie réelle, (c)es jeux ont tendance à demander si cela se produirait dans les histoires ou les films du genre concerné.” C’est tout à fait exact : les joueurs (y compris les MJ) impliqués dans un JdR narrativiste vont vraiment s’intéresser aux conventions narratives – que ce soit de romans, de films, ou même du théâtre – et en utiliser les codes pour définir leur façon de jouer. Et oui, parfois, des créateurs de jeux de rôles ont formulé leur réflexion sur le narrativisme avec l’intention explicite de faire gagner les personnages-joueurs à la fin.

Prenons le petit article A Small Thing About Suspense (Un petit mot sur le suspense) de Vincent Baker. Dans ce passage, l’auteur souligne :

“Le suspense ne provient pas d’événements incertains. Je suis absolument convaincu, sans l’ombre du moindre doute, que Babe le cochon va emballer le jury et le public durant le concours de chien de berger. Vous aussi. Et pourtant nous étions tous scotchés à nos sièges ! Comment est-ce possible ?”

En examinant les œuvres de fiction, exception faite des tragédies, on remarque que dans la plupart des histoires, les héros l’emportent. Il n’y a pas vraiment matière à discussion. Pourtant, quel est l’intérêt de regarder Babe, en sachant ou en suspectant fortement que le cochon qui parle finira par surmonter les épreuves ? Quel est l’enjeu, si l’on sait que le héros va gagner à la fin ?

Facile : ce qui nous importe c’est de le voir se battre pour y arriver, prendre des décisions, essayer des tactiques qui ne marchent pas, et devoir abandonner certaines choses pour y arriver. Et c’est ce dont il est question dans le JdR narrativiste : avec la victoire (ou la défaite, selon la fin sur laquelle on s’est mis d’accord) assurée, la partie peut se concentrer sur la façon dont les héros vont arriver au dénouement, à partir d’un thème ou d’une idée que l’histoire se propose de traiter.

Prenons Batman : The Dark Knight, un excellent exemple de victoire héroïque avec un enjeu très important. Le film est une causerie sur la moralité, sur ce que nos actes bons ou mauvais représentent pour d’autres personnes. Il pose la question suivante : est-il vain d’essayer de rendre le monde meilleur ? À la fin, Batman vainc le Joker (comme on savait qu’il le ferait), mais, plus important, il ne le tue pas pour ce faire. Le film évoque la question de ce que les individus moraux sont autorisés à faire au nom de la justice, sans pour autant se compromettre. Étant donné que c’est la question qui nous occupe, ce serait un échec pour Batman qu’il finisse par tuer le Joker (accidentellement ou autrement). Pourquoi ? Les rues ne sont-elles pas plus sûres ? Eh bien, il est important pour Batman de ne jamais prendre une vie. Il perdrait la bataille contre lui-même s’il se contentait de prendre un pistolet et commençait à tirer dans la tête des méchants. Cela court-circuiterait aussi l’intrigue, mais c’est seulement parce que c’est son conflit intérieur, et pas sa victoire, qui importe. Et c’est le mobile derrière la manière de jouer narrativiste.

Dans le jeu de rôle narrativiste, le but est de relier les personnages à l’histoire de façon réelle, importante. Il ne suffit pas de “faire partie de l’histoire du MJ” ; les joueurs doivent prendre des décisions majeures, concrètes, qui pilotent l’intrigue, des décisions qui ont un impact égal à celles du MJ. En faire moins est parfois appelé “illusionnisme” ptgptb, et s’il vous en faut un exemple, pensez à n’importe quelle partie de JdR dans laquelle les joueurs faisaient confiance au MJ pour qu’il arrive des trucs chouettes à leurs personnages, ou à n’importe quelle partie où la contribution d’un joueur était dans tous les cas considérée comme moins importante ou moins valable que celle du MJ. L’arbitre est là pour une raison, quel que soit le jeu (et s’il n’y a pas d’arbitre, il y a aussi une raison), mais prenons le rôle d’un vrai arbitre (au football par exemple) : régler les conflits entre les joueurs, et faire en sorte que le match se déroule sans heurts. C’est aux joueurs de se donner à fond, de choisir des techniques de jeu intéressantes, de faire en sorte ensemble que la partie soit aussi géniale que possible.

Bien sûr, avant de m’embourber dans ma propre analogie, laissez-moi dire ceci : l’analogie qui circule dans The Forge et autres sites de JdR indépendants est comparable à un groupe de musique qui s’adonne à un “bœuf”, ou à un orchestre de jazz d’improvisation. Vous avez un groupe de gens sur scène qui jouent tous leur rôle : ils sont tous en train de s’amuser, ils sont spontanés, ils font des riffs ensemble. Il est moins question de narrativisme exclusivement et un peu plus de donner du pouvoir aux joueurs en général, mais il est important de l’évoquer : quand les joueurs sont sur un pied d’égalité avec le MJ, ils sont, à mon avis, mieux équipés pour prendre des décisions significatives concernant la partie, et c’est là le cœur d’une expérience rôlistique plus authentique. Cela concerne autant le ludisme que le narrativisme ; si moi, joueur, prends des décisions qui ont peu d’impact, ou qui sont écartées par les décisions contraires du MJ, je ne contribue pas vraiment à la partie. Je suis ici pour le plaisir du MJ avant le mien, et ce n’est pas drôle.

Non, il faut que les joueurs aient plus de pouvoir et de licence créative que la plupart des JdR “classiques” n’en offrent, pour vraiment prendre part à une expérience authentiquement partagée, que ce soit d’histoire ou de compétition.

Une dernière chose : le facteur “moulinets” (whiff). Je pense que Max a d’une certaine façon mal interprété l’intention de Ron Edwards de corriger ce facteur de jeu, et ce qui suit est ma propre interprétation des idées d’Edwards, telles que présentées dans le supplément Sorcerer and Sword pour le JdR Sorcerer. Donc : que se passe-t-il, à D&D, selon les règles, quand votre personnage foire un jet d’attaque ? Rien. Que se passe-t-il, dans la plupart des jeux White Wolf, quand un personnage rate n’importe quel jet (à part un échec critique) ?. Rien. C’est peut-être un peu exagéré, mais attendez encore un peu : Edwards suggérait que les “moulinets” sont, exactement, comme au baseball quand la batte ne frappe que l’air ; un échec de peu de conséquence. Vous jetez les dés, vous ratez, et rien d’important n’arrive à part le fait que vous ne touchez pas votre cible.

Edwards militait, à la place, pour la chose suivante : lorsque vous ratez, il y a des conséquences. Des choses vraiment horribles, terribles, peuvent arriver suite à votre jet raté. Si vous foirez un jet de Diplomatie, vous ne ferez pas qu’emmerder la femme du baron ; peut-être qu’elle vous criera de foutre le camp devant tout le monde pendant le bal royal, et cela ruinera votre réputation. Ou si vous foirez un jet d’Intelligence alors que vous êtes en train d’essayer de savoir qui vous devez sauver, votre petite amie ou le Président. Au final ils mourront peut-être tous les deux à cause de votre échec !

Cela peut sembler exagérément sévère, mais gardez à l’esprit que dans une partie narrativiste, les héros triomphent à la fin (ou pas. Le JdR hautement narrativiste qu’est Polaris: Chivalric Tragedy at the Utmost North (1) est en fait une tragédie).

Cela dit, des échecs significatifs comme les exemples ci-dessus apportent plus d’enjeux, plus de risques pour les personnages-joueurs et pour les joueurs, tout en gardant la partie riche et intéressante. Par exemple, un combat n’est-il pas ennuyeux lorsqu’il n’est qu’une série d’échange de jets d’attaque ?

Dans la même veine, j’aimerais citer Max, “Et voici l’autre aspect du problème : il ne s’agit pas seulement de ne pas échouer, il s’agit d’être un des meilleurs et de ne pas échouer. D’être super incroyablement puissant, classe, et de ne pas échouer” Oui. Il est question d’avoir le personnage le plus cool possible, de ce type de PJ qui (pour paraphraser à nouveau Edwards) a des fans parmi les autres joueurs. Cela veut-il dire qu’il ne devrait jamais, jamais rater quoi que ce soit ? Non (cf. le paragraphe ci-dessus). Mais cela veut dire que, pour certains d’entre nous, cette notion de devenir progressivement plus important est une perte de temps. Le narrativisme se résume à “l’histoire, tout de suite” (Story Now). Le problème est là : nous ne voulons pas attendre le niveau 10 pour être cool, parce que nous devrions être capables d’être cool tout de suite. Et ouais, Babe, lui, gagne le concours de chien de berger. Mais vous saviez que cela arriverait.

Bien sûr, vous pourriez demander pourquoi les joueurs devraient-ils perdre un jour ? Même si le MJ dramatise les jets de dés ratés, les joueurs ne seraient-ils alors pas libres de riposter par leurs propres décisions créatives ?

Ces questions surgissent d’une incompréhension des JdR narrativistes. Dans la plupart des JdR traditionnels, vous avez des priorités conflictuelles – les règles se concentrent sur le fait de gagner et de perdre, dans la mentalité assez classique de “Je joue à un jeu”, mais le reste de la partie (mise en place du décor, explication, conseils sur comment jouer) tend à se concentrer sur la collaboration et le récit, des éléments qui n’ont définitivement rien à voir avec perdre ou gagner.

Ron Edwards a suggéré dans Sorcerer and Sword (je paraphrase) que les jets de dés ratés ne devraient pas ébranler le côté cool des personnages, qu’ils ne devraient pas transformer les héros en loosers qui se plantent. À la place, on devrait utiliser les échecs dans l’histoire comme des tournants de l’intrigue, où le personnage prend une mauvaise décision, ou gère mal une situation, ou quelque chose dans ce genre, à la différence de la simple incompétence (2). Oui, cela pourrait prêter au grosbillisme.

Mais voilà le point important : le jeu de rôle est une expérience coopérative, et de plus en plus de JdR impliquant les joueurs [dans la narration] font confiance aux joueurs pour qu’ils travaillent en groupe, ainsi qu’avec le MJ, pour créer ensemble une expérience amusante. Dans une telle situation, une attitude/approche grosbill est incompatible avec les buts du jeu. Edwards utilise la métaphore d’orchestre d’improvisation de jazz pour l’expliquer ; vous avez des gens qui essaient des choses, qui regardent où elles vont… en tant que groupe. Comme un orchestre. Le chanteur pourrait être le plus mis en avant, le plus sous les projecteurs, mais il est toujours question que tout le monde s’entende bien ensemble et s’amuse, pas question de se concurrencer et d’écarter ce que les autres veulent faire.

La tâche peut sembler difficile, si vous êtes habitué à jouer aux JdR traditionnels. Les JdR traditionnels incitent à une attitude “Laissez le MJ tout faire” qui rend la maîtrise assez stressante et qui ne fait aucune confiance aux joueurs. Cela finit par se refléter dans les règles et en jeu.

Il est cependant toujours possible d’utiliser les compétences du joueur grosbill : quelqu’un qui est formidable dans l’apprentissage des systèmes de règles de fond en comble serait formidable dans les JdR narrativistes, vu que la communauté d’indie-rpgs.net (et aussi les créateurs indépendants dans d’autre domaines) promeut vraiment l’idée d’utiliser toutes les règles. Une des autres hypothèses d’indie-rpgs.net est que les mauvais JdR seront toujours joués par des rôlistes, même si ces jeux sont mal écrits, car les groupes donnés peuvent simplement créer des règles “maison” et interpréter ou renoncer aux éléments du jeu trop vagues ou répressifs. Mais si quelqu’un peut apprendre un système de JdR à fond en un rien de temps, alors le défi de jouer en respectant toutes les règles n’est pas si grand. À ce sujet, quand toutes vos règles doivent valoir leur pesant d’encre et de papier, les auteurs ont tendance à écrire des plus petits livres. Le plus important dans tout ça, c’est que les bons créateurs vont utiliser des règles incitatives pour amener leur vision du JdR à la table de jeu.

Dans Polaris par exemple, le but du jeu est la tragédie. Vous jouez de gracieux chevaliers vivant dans ce qui reste d’un royaume polaire, combattant les démons solaires qui sont en train d’envahir votre patrie déclinante. Il est expressément mentionné dans les règles que vous finirez par mourir au combat ou par succomber à la corruption. Ainsi, les mécanismes du jeu font en sorte que les joueurs soient d’accord avec le principe et pour que le jeu ait du sens : si votre chevalier fait exprès d’éviter le conflit, il ne grandira pas en puissance, mais n’avancera pas vers son destin inéluctable non plus. Si votre chevalier part faire la guerre, démasque les espions démoniaques et les saboteurs dans les cours royales, il deviendra plus puissant, mais il gagnera aussi de la Lassitude, qui à force de s’accumuler poussera finalement un chevalier à l’autodestruction, la folie, ou au désespoir fatal. Rigolo, hein ?

Au lieu d’écrire simplement un système de règles qui “fait sens” pour décrire un combat chevaleresque, une intrigue de cour et des batailles avec des démons sur la glace de la banquise, Ben Lehman a élaboré un système de règles qui exige que les chevaliers-joueurs et les monstres-joueurs fassent des concessions pour se mettre d’accord sur ce qui arrive pendant la partie et qui insiste aussi pour que la partie tende vers une conclusion spécifique. Au lieu d’être simplement un “ensemble de règles”, une sorte d’idée comme “Voici ma contribution à un combat abstrait”, c’est un ensemble spécifique de mécanismes de jeu qui crée une vision précise des événements dans la partie. Ce n’est pas pour tout le monde (3), mais là n’est pas le sujet. Le sujet, et cela s’étend à de nombreux JdR considérés comme des références narrativistes, consiste à formuler les mécanismes de jeu et les événements autour d’un dilemme thématique donné. Dans le cas de Polaris, c’est le pouvoir contre l’instinct de conservation. Les intrigues sont généralement basées sur un conflit, et un JdR narrativiste bien conçu met d’une certaine façon le conflit au cœur des règles, de façon à ce qu’un potentiel joueur maximisateur puisse seulement optimiser s’il adhère aux prémisses ptgptb du jeu.

Le narrativisme n’est pas lié au contrôle total par les joueurs ; ce n’est pas une question de création de règles allégées bizarres et branchées ; le sujet n’est pas de jouer sans MJ ; il est question de présenter un dilemme aux joueurs et ensuite de leur donner une chance de prendre des décisions concrètes et importantes sur la façon de gérer ce dilemme. Pas de chemin tout tracé ; pas de “Bon, les gentils feraient évidemment ça…” – si les joueurs ne peuvent pas prendre des décisions en rapport avec le thème ou l’intrigue, c’est simplement le MJ qui raconte une histoire, avec les joueurs qui écoutent et qui font semblant de participer. Si vous voulez ça, vous pouvez tout aussi facilement jouer à Final Fantasy, vous faire raconter une histoire, avec des passages rajoutés pour vous faire gagner (et faire avancer une intrigue relativement linéaire) ou perdre (et essayer de faire la même chose encore et encore jusqu’à ce que vous réussissiez). Faites ce que vous trouvez amusant, mais rappelez-vous aussi que le JdR narrativiste est une façon différente de jouer.

(1) NdT : Polaris: Chivalric Tragedy at Utmost North (2005) est un JdR “indie” écrit par Ben Lehman et édité par These Are Our Games. Dans Polaris, il n’y a pas un MJ unique ; “l’opposition” est contrôlée par un autre joueur. Polaris a gagné des récompenses dont l’Indie RPG Game of the Year Award en 2005. En juin 2015, l'éditeur 500 Nuances de geek a réussi un financement participatif pour le traduire en français. [Retour]

(2) NdT : Dans Apprenez à expliquer les échecs ptgptb, Ben Robbins développe et approfondit cette optique. [Retour]

(3) NdT : À quel point veux-tu être un mage ptgptb aborde un peu plus loin la difficulté des JdR narrativistes pour les joueurs traditionnels. [Retour]

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Pour aller plus loin… panneau-4C

Introduction* et phrases-clés*** de Polaris, en français, chez Silentdrift.net

Cet article fait partie de l'ebook PTGPTB n°12 intitulé Narrativisme, mon amour, que vous pouvez consulter pour de plus amples développements.

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