Les chiens m’ont appris tout ce que je sais (sur les jeux)

“Tout le monde n’est pas obligé de vouloir gagner, mais tout le monde doit jouer comme s’il ou elle voulait gagner” – Reiner Knizia

Pour être honnête, j’en connaissais déjà une partie, mais je les ai apprises de nouveau en observant les chiens.

Les chiens naissent avec de nombreux instincts, dont celui de jouer. Mais ces instincts ludiques sont primitifs. Ils ne connaissent que quelques « concepts » basiques de jeux : en gros, ce sont seulement les activités que les chiens trouvent amusantes. Tirer sur quelque chose, secouer quelque chose, courir.

Tout le reste, ils doivent l’apprendre. Ils jouent à la lutte, à se poursuivre l’un l’autre, et en général, ils apprennent cela de leurs humains ou des autres chiens. Ils doivent aussi – et c’est important – apprendre comment demander à jouer à tel ou tel jeu, et comment négocier avec les autres joueurs. J’ai eu un petit chien nerveux qui adorait plus que tout être poursuivi, mais son tempérament nerveux rendait presque impossible pour lui d’amener d’autres chiens à le poursuivre. Négocier pour obtenir le genre de jeu que vous voulez est beaucoup plus compliqué que d’apprendre à jouer. En conséquence, c’est un signe d’intelligence et de sociabilité canines. Un chien moyen peut apprendre un jeu. Un chien intelligent peut le demander et l’obtenir : il sait à qui il peut demander de jouer avec lui, et pourquoi.

La kelpie futée que je garde sait que seuls les chiens de sa taille peuvent se bagarrer avec elle, mais que des petits chiens aussi bien que des grands la poursuivront. Et quand les petits chiens la poursuivent, elle reste à découvert, là où les petits cercles qu’ils décrivent fait qu’ils ne s’éloignent jamais trop d’elle. Avec les grands chiens, elle court tout droit dans le sous-bois, où son acuité visuelle et son agilité supérieures lui permettent d’être aussi rapide qu’eux.

Nulle part, néanmoins, on ne voit plus clairement la négociation et l’apprentissage du jeu que dans celui du tir-à-la-corde. Ici, le jeu est très simple : un chien d’un côté d’un objet [un bâton, ou un os (NdT)], un chien ou un humain de l’autre, et chacun tire aussi fort qu’il peut. Le truc, c’est que tous les chiens n’y jouent pas de la même manière. Certains chiens sont des mâchouilleurs et des collectionneurs (hoarder) [de victoires]: quand ils gagnent, ils s’enfuient avec le jouet et le mâchouillent, l’enterrent ou bien encore se contentent de se délecter de leur possession. Certains chiens sont des coureurs et une fois l’objet obtenu, ils s’enfuient avec pour qu’on les poursuive. Et d’autres chiens sont des tireurs. Tout ce qu’ils veulent, c’est tirer. Un tireur plutôt bête tirera encore et encore, obtiendra l’objet, s’enfuira avec, puis se demandera où est passé le jeu. Un chien malin sait que ce qui est amusant, c’est de tirer, pas posséder. Un chien malin rend l’objet dès qu’il a gagné.

Et un chien vraiment malin, lorsqu’il sent qu’il est en train de gagner, tire moins fort – ou bien, s’il sent qu’il perd, change de position pour gagner un peu plus de terrain. Tirer ne suffit pas, vous comprenez – il faut gagner sur le fil. Il faut de l’incertitude.

Un de mes amis a de jeunes enfants, et comme de nombreux jeunes enfants grandissant dans le monde australien de l’été ensoleillé et des piscines, ils passent une grande part de leur temps de baignade à jouer à Marco Polo, une sorte de colin-maillard basé sur les sons. Leur piscine est minuscule, et l’allonge de mon ami considérable : il pourrait très facilement attraper les enfants. Alors il triche : il jette un coup d’œil à travers ses paupières mi-closes et s’assure qu’il les attrape certaines fois, les rate d’autres fois, mais toujours, toujours sur le fil.

Une part importante de la création d’un jeu, c’est de faire toute cette négociation pour nous. En choisissant à quel jeu jouer, nous prenons des décisions quant au genre de partie nous voulons, aux manières de jouer qui y sont autorisées et acceptées, et nous indiquons à tous les présents ce qu’on attend de la partie. Mais à cause du choix du jeu, une grande partie des décisions que nous prenons deviennent inconscientes, invisibles, et nous ne nous rendons pas compte que nous les prenons. Ou bien nous faisons comme si, puisqu’elles font partie du jeu, nous ne les avions pas choisies du tout - comme si elles nous étaient imposées. Alors, il est important de bien comprendre ces décisions, ou vous ne verrez jamais comment un jeu fonctionne.

Le fait est que certaines personnes sont des collectionneurs. Elles veulent gagner. Plus que quoi que ce soit d’autre, elles jouent pour la douce saveur de la victoire. Mais d’autres – peut-être la plupart – sont des tireurs. Ils veulent tirer sur la corde [~ ils veulent participer (NdT)]. Mais quand ils tirent sur la corde ils doivent y mettre de l’intention. Il faut qu’ils veuillent gagner. Même si vous et votre chien savez bien qu’obtenir la corde n’a aucune valeur, si vous n’essayez pas de tirer la corde comme si vous la vouliez vraiment, ce n’est pas marrant de tirer.

La différence entre tirer et obtenir est fondamentale pour la conception des jeux. A un niveau quelconque, presque tout jeu doit en tenir compte et déterminer s’il cherche l’une ou l’autre chose. Pourtant, nous n’en parlons jamais vraiment.

Prenez le jeu le plus populaire au monde, par exemple : le bridge [(jeune) joueur francophone, pense au jeu de tarot ou à la belote (NdT)]. Le bridge se termine sans arrêt, mais ce n’est pas grave, car le but est de faire mieux que les autres (en duplicate) ou bien de réussir le contrat (en partie libre). Dès que la manche se termine, vous distribuez une nouvelle donne. Il n’y a littéralement aucune fin au bridge ; il n’y a que des itérations constantes de possibilités infinies, et vous continuez à les générer. À chaque nouvelle mains, vous tirez aussi fort que vous le pouvez, et il n’y a aucun risque d’arrêter de s’amuser, car aussitôt que quelqu’un récupère le jouet, il ou elle le rend et vous recommencez tous à tirer.

Les échecs, d’un autre côté, ont un problème : une fois que vous commencez à gagner avec une marge suffisante, il est difficile de vous arrêter. C’est très bien si vous êtes un collectionneur, aucun problème du tout. Vous voulez gagner en un minimum de coups. Les échecs n’attribuent pas de points pour prendre plus longtemps pour gagner – en fait, vous risquez souvent de perdre en retardant trop les choses, quel que soit le plaisir kinesthésique que vous pouvez trouver à déplacer les petites pièces.

En d’autres termes, les échecs sont un jeu plus adapté aux collectionneurs qu’aux tireurs. Mais il y a un facteur compensatoire : si vous perdez une pièce, vous pouvez parfois la récupérer. Et vous pouvez aussi forcer un pat [=un match nul]. Cela signifie que même si l’autre chien a une bonne partie du bâton dans sa gueule, malgré son avantage, il n’a pas encore gagné. Vous pouvez continuer à essayer de récupérer le bâton et vous avez un autre problème intellectuel à résoudre : ce qui continue à vous amuser à tirer [même si vous êtes perdant].

Au poker, la possibilité de faire tapis vous laisse elle aussi une chance, alors même que vous avez perdu une grande partie de votre capacité à miser, de préserver l’intérêt de tirer et l’incertitude du résultat, même si la piscine est très petite, et vos bras très longs.

Ces mécanismes sont souvent réunis sous l’appellation mécanismes de rattrapage et on les trouve partout. Parfois, ils se limitent à rendre le score visible, encourageant ainsi les joueurs à attaquer ceux qui mènent. D’autres sont plus formellement incorporés aux mécanismes, comme la manière dont les cartes avec les points de victoire saturent le deck à Dominion.

On le sait, les jeux qui manquent clairement de tels mécanismes sont considérés comme défectueux et peu amusants, comme le Monopoly et la version originale de Risk. Le Monopoly fait très rapidement émerger un vainqueur, après-quoi l’amusement qu’il y a à tirer devient presque nul, la partie étant alors une très lente entrée en possession de l’os par un des chiens (1) . Seuls les collectionneurs apprécient ça. En fait, la plupart des gens perdent même l’envie de tirer, et la partie est remportée par le chien le plus obstiné, celui qui se soucie le plus de détenir l’os. Le jeu plaît donc seulement aux gens qui veulent vraiment obtenir l’os. Et les tireurs détestent ça.

Les jeux collaboratifs sont un excellent exemple où voir ce modèle à l’œuvre. En général, personne ne veut qu’un jeu collaboratif soit trop facile ou trop dur. On ne veut pas d’une énigme qu’on peut résoudre une fois pour toute, réduisant ainsi la partie à un exercice facile ; ni de quelque chose qui demeure difficile quels que soient les éléments aléatoires. Ce qu’on veut est que ça se joue dans un mouchoir de poche. Ce qui n’aurait aucun sens si on voulait obtenir l’os. On veut continuer à tirer, et l’agripper de toute notre force seulement à la dernière seconde. Les mécanismes des meilleurs jeux collaboratifs sont conçus pour nous apporter cette expérience, pour faire en sorte que tirer demeure toujours excitant. Pas pour vous récompenser d’avoir attrapé l’os aussi vite que possible.

Cet aspect est peut-être le plus difficile à équilibrer dans les jeux où une personne joue contre toutes les autres. Et la raison en est qu’ici, les mécanismes de jeu ne pourront pas tout compenser. Si le jeu repose trop sur le hasard ou donne trop peu d’importance à l’habileté des joueurs, on ne s’amuse pas. Vous avez envie de sentir qu’il vous faut fournir des efforts pour obtenir l’os. Mais si quelqu’un est simplement capable de tirer beaucoup plus fort que vous, il ou elle va gagner à chaque fois. Ou cela risque de se produire dès le moment où cette personne bénéficie d’un ou deux coups de chance. Très vite, vous pouvez obtenir une partie où, même s’il est toujours amusant de tirer, un énorme avantage - nuisible au sentiment du suspense - peut apparaître. Pour les gens qui aiment amasser ne serait-ce qu’un peu, ça ne pose pas de problème. Cela ne les gêne pas de gagner ou de perdre par une marge importante, parce qu’ils trouvent toujours cela intéressant et excitant. Mais pour les tireurs, cet état de la partie n’est pas amusant du tout. Sans le suspense et le frisson d’une compétition acharnée, disputée jusqu’au tout dernier moment, eux ne s’amusent pas, et plus le vainqueur émerge clairement, moins l’excitation perdure.

Je fais partie de ces joueurs. Et je n’aime pas jouer à des jeux comme Descent ou Fury of Dracula, parce que je n’aime pas frapper mes amis aussi fort que les règles le permettent, et je n’aime pas non plus qu’ils le fassent. Cela ne me dérange pas d’être le premier dans une course aux points de victoire, mais l’antagonisme des confrontations directes m’épuise. Il s’agit trop d’attraper le jouet, pas assez de tirer. Et dès que je commence à avoir de l’avance, je triche. Je favorise le perdant. Parce que pour moi, une victoire ou une défaite sur le fil vaut mille fois mieux qu’une partie nettement remportée, quel que soit le vainqueur. Pour tout dire, si le jeu m’oppose à quatre autres joueurs, alors je souhaite toujours la victoire des quatre autres, beaucoup plus que la mienne, car il y aura beaucoup plus de joie, tous ensemble, que si je gagnais face à quatre perdants. Parce que je n’accorde pas de valeur personnelle à l’os. Il ne signifie rien pour moi. Ce que je veux, c’est tirer.

Cela ne signifie pas que Fury of Dracula est un mauvais jeu. Loin de là. Cela nous dit simplement qui aura, et qui n’aura pas, envie d’y jouer. Qui y prendra et qui n’y prendra pas de plaisir. Et pourquoi.

Souvent, dans le milieu ludique, on conçoit instinctivement les jeux à destination des collectionneurs. Nous avons tellement assimilé l’idée selon laquelle les jeux et les sports ont des gagnants, que nous assumons que le trophée est ce qui compte, que le but est de franchir la ligne d’arrivée, d’entendre le coup de sifflet final, et d’avoir, à ce moment-là, plus de points que tous les autres. Mais si vous observez quelques chiens avec leurs os pendant quelques secondes, vous pouvez tout de suite différencier les collectionneurs des tireurs – et vous pouvez aussi identifier les tireurs qui ne comprennent pas pourquoi le jeu s’arrête lorsqu’ils gagnent, et deviennent tristes ou frustrés. Ceux qui reviennent en courant vers leurs humains et font « pourquoi on tire plus ? ». Parce que, chien-chien bêta, je t’ai expliqué : tu as tiré si fort que tu as gagné. Et maintenant, je vais t’apprendre un meilleur tour : tirer comme si tu voulais gagner, mais pas si fort que tu gagnes effectivement. Parce que gagner est la dernière chose que tu veux.

Déterminez quel [type de] chien vous êtes, ou à quel point vous penchez dans une direction ou une autre – car ce n’est pas nécessairement une affaire de tout ou rien. Puis déterminez comment négocier pour obtenir le genre d’amusement que vous désirez. Déterminez quels jeux vous donnent plus de l’un et moins de l’autre. Déterminez quels joueurs appartiennent à quelle catégorie et jouez aux bons jeux avec les bonnes personnes ou aux mauvais jeux de la bonne manière (les jeux de collectionneurs peuvent bien marcher si tout le monde est un tireur, et vice versa). Déterminez quelle casquette vous mettrez à quelle table avec quels joueurs, de manière à retirer le plus possible de chaque partie.

Par-dessus tout, ne passez pas votre vie à tirer avec des collectionneurs ou à essayer de collectionner avec quelqu’un qui ne veut que tirer. Ne restez pas assis à regarder l’os en vous demandant où est passé le jeu du tir, ou à regarder l’humain en vous demandant pourquoi il ou elle agite de nouveau l’os devant vous alors que vous devriez être en train de le manger. Soyez un chien malin. Et jouez bien.

Article original : Everything I Know About Gaming I Learnt From Dogs

(1) NdT : Steve D. développe son avis sur le Monopoly, comment il crée du roleplay sans le faire exprès, et comment compétition et roleplay sont opposésptgptb [Retour]

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Cet article est inclus dans l'e-book n°23 : Joueurs, joueuses et PJ : mode d'emploi ; e-book compilant nos meilleures traductions sur le thème de la compréhension entre MJ, joueurs, et leurs souhaits de style de jeu et de persos

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