Nous sommes au XXIe siècle et les rôlistes sont toujours des billes en économie
© 2007 Steve Darlington
Ne m’insultez pas en me disant que j’essaie de vous rouler, parce que j’essaie de gagner ma vie
Allez, on y retourne. Premier point : le prix d’un objet est déterminé essentiellement par ce que le consommateur est prêt à payer. Pas par le vendeur. Le vendeur essaie de fixer un prix qui lui permettra de faire un profit mais il est totalement limité par ce que son marché peut et va payer.
Voilà comment le marché du jeu de rôle ne fonctionne PAS : la société A crée un produit B qui coûte X euros à publier. Ils estiment que s’ils en vendent 10 000 unités au prix de Y euros par pièce, ils gagneront un peu d’argent à la fin de la journée, c’est-à-dire Y*10 000 – X = Bénéfice (1).
En fait, voilà comment cela fonctionne. La société A publie un produit B moyennant un coût X. Les clients sont prêts à en payer Z euros par pièce. Si l’entreprise a de la chance, ils en vendront suffisamment pour que (Z x nombre d’unités vendues) soit supérieur à X. Si c’est le cas, l’entreprise survit. Si ce n’est pas le cas, l’entreprise perd de l’argent.
Les consommateurs sont des êtres humains ; ils ont tendance à vouloir que Z reste constant, alors que la qualité du jeu B devrait aller en augmentant. Si l’entreprise A sort un produit C, qui n’est pas au moins aussi reluisant que B, personne ne l’achètera, car il ne paraîtra pas d’aussi bonne qualité. Par conséquent, les maisons d’édition doivent convaincre les clients de payer pour les coûts de production toujours croissants pour des produits B toujours meilleurs.
Je me retrouve à travailler pour trois francs six sous pour que des JdR ne coûtent que la moitié de ce qu’ils devraient.
Pour les jeux de rôles, le prix Z est prédéterminé au moins partiellement par des facteurs historiques : les jeux étaient en effet très bon marché par le passé (2) . Il est également fixé par le fait que le marché en général ne donne pas beaucoup de valeur aux livres. Et, pour finir, le marché ciblé est relativement pauvre et peu disposé à tolérer des prix ou des augmentations de prix importants.
Cependant, depuis les années 90, les JdR se sont réinventés, en passant de livres de textes agrafés monochromes avec peu d’illustrations à des ouvrages de haute qualité avec des illustrations en couleur. Ceci a drastiquement augmenté le coût de production. Dans le même temps, le prix fixé à Z a tout juste augmenté en suivant l’inflation. Le résultat est, qu’en général, les rôlistes paient pour des livres aux standards de présentation de Warhammer 2e édition au prix de Warhammer première édition.
Au final, voici ce qui se passe : Z reste relativement constant. Le jeu se vend toujours à peu près au même prix que d’habitude. Mais le coût X augmente de façon importante. La maison d’édition fait une perte.
Aujourd’hui, une très grosse entreprise avec beaucoup de moyens, qui fait beaucoup de pub, et dont les joueurs sont fidèles à ses produits peut se couvrir face à cette perte. Les entreprises plus récentes, plus petites, ne le peuvent pas. Et il n’y a qu’à peu près [aux USA en 2007 (NdT)] quatre éditeurs suffisamment gros pour mettre en place cette couverture – Wizards of the Coast (wiki en) [Magic, D&D ; filiale de Hasbro (NdT)], White Wolf (wiki) [Vampire et les JdR du Monde des Ténèbres…], Mongoose (wiki en) [Runequest, Loup Solitaire…] et peut-être Palladium (wiki en), suivant l’état mental du moment de Kevin [Siembieda, son fondateur (NdT)]. Les entreprises de taille plus modeste peuvent heureusement se reposer sur leurs fidèles et la collectionnite pour survivre. Elles peuvent également prendre des mesures pour réduire X, les coûts de publication du jeu.
Les entreprises ne peuvent réduire les coûts de production, car les gens n’achètent que des trucs qui brillent. Elles ne peuvent pas vraiment réduire les coûts d’impression et de distribution car ce ne sont pas elles qui décident. Alors elles grappillent sur tout le reste. Elles embauchent des indépendants à des prix qui feraient rire la plupart des autres auteurs. Heureusement, le monde du jeu de rôle est plein de pigeons qui aiment tellement les JdR qu’ils travailleront volontiers pour des clopinettes. Les entreprises font elles-mêmes leur relecture. Parfois, elles ne se prennent même pas de salaire. Elles détournent tout l’argent qu’elles peuvent pour plaire aux fans afin d’augmenter un peu les prix sans perdre de ventes. Elles dorment par terre à la GenCon et y déposent les livres avec leur propre voiture au lieu de payer une livraison (3).
Bien sûr, les éditeurs de jeux de rôles ne vivent pas dans la rue en faisant la manche. Ils sont assez malins pour gagner suffisamment d’argent pour survivre, mais généralement pas assez pour développer leur business, se prémunir de désastres imprévus, ou pour étendre l’horizon de notre passion en général.
CEPENDANT, si jamais le prix d’un jeu monte de 5 ou 10 euros, les clients accusent l’éditeur d’être trop gourmand, ou d’essayer de se remplir les poches pour se payer une piscine incrustée de diamants et un 4×4 en or massif. Oui, la maison d’édition voudrait mieux faire. Mais mieux veut dire “payer un salaire décent à ses employés”. Cela signifie “être une force plus présente et plus importante dans le milieu du jeu de rôle et le soutien de notre loisir.”
Accuser un éditeur de JdR d’être cupide, c’est un peu comme si Scrooge accusait Bob Cratchit (4) d’être avide lorsqu’il demande un morceau de charbon pour entretenir son feu. Je me retrouve à travailler pour trois francs six sous pour que des JdR ne coûtent que la moitié de ce qu’ils devraient. Et vous me dites “Désolé, je ne peux pas vous donner 5 centimes de plus par semaine, j’ai besoin de fric pour acheter une X-box.” C’est arrogant et très insultant. Cela dévalue mon travail et ma créativité. Cela dévalue le milieu du jeu de rôle et ses créations. De plus, c’est se montrer complètement ignorant de l’état du secteur et de simples réalités économiques.
Si vous ne voulez pas payer le prix, ne le payez pas. Mais ne m’insultez pas en me disant que j’essaie de vous rouler parce que j’essaie de gagner ma vie. Non, bien sûr, à moins que vous ne vouliez que je ne vous mette un coup de poing dans les burnes.
Fin de la leçon.
Sélection de commentaires
ChaosandTwocats
J’admire sincèrement une entreprise qui a tellement foi en son produit qu’elle est prête à risquer sa propre peau pour le mettre sur le marché.
Les rôlistes, en règle générale, sont une bande de salauds ingrats, qui, persuadés de leur “intellect” supérieur, estiment que tout ce qu’ils veulent devrait leur être servi sur un plateau doré ; que les éditeurs de jeux de rôles devraient être reconnaissants qu’ils daignent acheter leurs produits. Avant que quelqu’un ne se mette à protester, je tiens à préciser que j’ai entendu cela de la bouche même de ces salauds. Les talents sociaux de cette espèce ont cessé de se développer quand ils ont quitté l’école, juste parce qu’un autre nul leur a dit un jour “Mec, je suis complètement d’accord avec toi. Ça doit être dur d’être intelligent et tout seul.”
J’en ai TELLEMENT marre de l’ego des rôlistes. Avoir un avis, ce n’est PAS la même chose qu’être intelligent.
À tous ceux qui sont coupables, ceux qui se plaignent, ceux qui disent “Ouais, mais…”, ceux qui ne peuvent pas apprécier un point de vue positif, qu’ils soient d’accord ou non, je dis “Va te faire voir, ne te mêle pas de ma passion. Oh et au fait, arrête de dévaluer le travail de mon mec. Il se plie en quatre pour vous, bande de salauds.”
One_horse_Town
Sans tenir compte des raisons pour lesquelles certaines personnes n’ont vraiment pas les moyens de suivre les hausses de prix des ouvrages de JdR, encore plus si la gamme s’agrandit régulièrement. Sur le marché du travail, tout le monde ne gagne pas un salaire décent, même chez les gens qui ne travaillent pas comme pigistes pour des éditeurs de JdR !
Ma position est inconfortable car je suis à la fois juge et partie. Comme l’expliquait Steve, les salaires des pigistes ne sont pas bons. De plus, en comptant le salaire plutôt bas de mon autre travail, je ne peux pas me permettre d’acheter tout le matériel publié pour la gamme de jeux sur laquelle je travaille actuellement. Je dois faire un choix parmi les ouvrages que je vais acheter (un peu comme la plupart des gens contre lesquels Steve s’insurge) et je ne suis pas aidé par la hausse des prix.
Je suis d’accord avec les principes que Steve expose ici. Il y a un point d’équilibre à partir duquel les ventes commencent à générer du revenu pour l’éditeur de JdR, et augmenter les prix permet de faire survenir plus tôt ce point. Cependant, ce n’est pas une raison pour s’exciter sur des gens qui ont du mal à accepter ces augmentations. Les gens discuteront de ces raisons et certains mettront en cause l’avidité des capitalistes. Je pense que dans le cas de Black Industries (BI) [éditeur américain de Dark Heresy et Warhammer de 2005 à 2008 (NdT)], les gens se basent sur la réputation de la maison-mère [Games Workshop (NdT)] (qu’elle soit méritée ou non), et pas sur celle l’éditeur en lui-même.
C’est au mur qu’on reconnaîtra le maçon. Si les revenus augmentent après la mise en place du nouveau prix, alors on saura que les ventes n’ont pas été affectées. Si les revenus restent les mêmes ou diminuent, alors nous saurons que la hausse du prix a vraiment fait fuir les joueurs.
Yoshi
C’est moi qui ai écrit le mot “avide” sur le forum de BI…
Je ne crois pas qu’il soit raisonnable de faire tout un drame sur un seul mot… qui reste tout de même “exact”. Je ne pense pas que les gens de chez BI aient quoi que ce soit à dire sur les prix. C’est la décision de Games Workshop, et ce sont eux qui sont avides, et c’est le business qui veut ça. Les actionnaires veulent des dividendes. Ils opèrent sur un marché de niche et leurs figurines sont chères encore maintenant… donc les livres de JdR suivent… Ils sont même, à l’heure actuelle, un peu plus chers que ceux de chez Wizards of The Coast (en comparant les prix et le nombre de pages). Et ça ne me gêne pas. On aime Warhammer, on achète les livres, même s’ils sont chers. Mais quand on augmente un prix qui est déjà élevé, il y a quelque chose qui cloche. L’éditeur augmente le prix quand il sait que les vrais fans achèteront le livre. Ce n’est pas sympa.
Si Warhammer veut concurrencer les autres JdR, il faut que son prix reste abordable.
Je suis un peu collectionneur. S’ils maintiennent le ratio actuel prix / nombre de pages (l’exception a été Night’s Dark Masters), je continuerai à acheter, acheter, acheter…
Je t’admire vraiment Steve, comme je l’ai dit de nombreuses fois sur le forum de BI. D’abord, car tu as les compétences et que tu t’investis. Deuxièmement, car tu bosses pour des clopinettes. Troisièmement, car tu interviens pour répondre à nos questions.
J’espère que ça t’aidera à te détendre.
Réponse de Steve
Hey Yoshi, j’apprécie ta franchise et ta gentillesse – ce n’était pas une attaque contre toi et je te remercie de ne pas le prendre personnellement.
En ce qui concerne tes remarques, je travaille pour BI et je ne sais pas moi-même comment ils fixent leur prix, donc fais attention à ce que tu présumes. Et tu ne peux pas utiliser Wizards of the Coast comme un modèle standard du marché du jeu de rôle – les plus gros éditeurs peuvent se permettre de garder des prix bas [car ils vendent plus (NdT)]. Bien sûr, les petites boîtes doivent faire la même chose pour rester compétitives, mais je suis prêt à payer quelques pièces de plus pour prendre des fruits chez le marchand de primeurs au coin de ma rue, plutôt que d’aller au supermarché, car ce qui me motive, ce n’est pas seulement le prix. Bien sûr, je ne force personne à être comme moi.
Au final, et c’est le plus important, le prix n’est pas élevé parce qu’il est au-dessus du prix de Wizards of the Coast. Il peut être relativement élevé, mais ce que je veux dire, c’est que le prix n’est même pas proche de ce qu’il pourrait être, si ce n’était pour des raisons historiques et des forces du marché. Pour dire les choses autrement : est-ce réellement un problème si un livre coûte 5 $ de plus, quand les livres ont toujours étés à moitié prix ??
C’est comme ça que je vois les choses. (…)
Réponse de Yoshi
Je ne compare pas qu’aux bouquins de chez Wizards of the Coast mais à tous en général. Exalted (grog) de White Wolf) : 160 pages, 25 $. Knights of the Grail (grog) et Renegade Crowns (grog) de BI : 128 pages, 30 $… mais couverture rigide donc c’est bon (et meilleur contenu selon moi, puisque c’est… un univers sinistre d’aventures périlleuses). Mais…
Night’s Dark Masters (grog), 144 pages, couverture souple, 35 $. 10 $ de plus, 16 pages de plus, et pas de reliure rigide.
Il y a une différence et sur amazon.com Tome of Salvation (grog) coûterait soi-disant 50 $ (j’espère que c’est une erreur).
C’est ce qui me dérange (en plus des coquilles).
Je peux me permettre de payer ces prix, et même plus, l’argent n’étant pas un problème pour moi, mais je connais de nombreuses personnes qui abandonneraient cet univers pour se rabattre sur quelque chose de différent et de moins cher. Et j’aimerais qu’il y ait plus de joueurs de Warhammer – ce devrait être l’objectif principal de Black Industries (s’ils en ont le choix, bien sûr, mais j’en doute). Peut-être que Games Workshop veut que Warhammer le jeu de rôle soit un produit de niche, pas un système qui puisse affronter ses rivaux comme Exalted, D&D (qui est impossible à battre, car il y a des hordes de gamins qui pensent “JDR = tuer un monstre, lancer les dés” (5)).
(…)
Je ne suis pas surpris que les rôlistes-consommateurs se plaignent. C’est une minorité que l’on entend en général plus que les autres, comme ça a toujours été le cas. C’est pourquoi les seuls produits que j’aie jamais voulu écrire furent les quelques-uns que j’ai faits pour Dream Pod9 ; et je l’ai fait par amour/volonté de donner quelque chose en retour, pour les JdR auxquels j’ai joué. Ce n’était pas pour “faire carrière”.
Les rôlistes peuvent vraiment se montrer radins. C’est pourquoi j’ai dû aller gagner ma vie créative ailleurs et que je continue à le faire.
Article d'origine : It's 2007 and gamers still don't understand basic economics
Addendum : L’argent, ça compte
Les éditeurs de Marvel Heroic Roleplaying Game souhaitent que j’écrive une critique sur leur jeu. Je veux écrire cette critique. Cela signifie plus de couverture média pour eux, ce qui entraîne plus de ventes, ce qui rend le milieu plus fort, donc plus de travail pour moi, potentiellement, et en plus je reçois un exemplaire gratuit, que je pourrais également utiliser pour promouvoir le jeu autour de moi.
Mais j’ai abandonné ce projet parce que je ne peux pas me le permettre. Aucun éditeur ne peut se permettre de payer les critiques. De même, très peu – voire aucun – site ou magazine sur les jeux de rôles ne peuvent se le permettre. Alors que ce que je suis en train d’écrire cette semaine est pour une Vraie Revue ™, et paiera ainsi mon loyer du mois. Et la bouffe et, oh mon dieu, qu’est-ce que j’aime pouvoir me payer la bouffe.
Maintenant si, disons, quarante personnes mettent chacune 10 AU$ dans le compte Paypal associé à ma vieille adresse mail catseshaCHEZyahoo.com, alors j’aurai le loyer du mois et je pourrai absolument écrire une critique de ce jeu et soutenir le marché du JdR. Mais c’est peu probable, et je ne vais pas mettre en place une “rançon” pour chaque critique.
Alors, où veux-je en venir ? Juste un rappel que chaque fois que quelqu’un dit que les JdR sont trop chers, un écrivain meurt du scorbut et de malnutrition (6). Et que la plupart du temps, les types créatifs du milieu rôliste ont le choix entre ramener de la nourriture à la maison, ou du contenu sur le web. C’est ça la réalité.
Article original : Money Matters
(1) NdT : Steve pourrait faire allusion aux calculs de Pourquoi les jeux coûtent ce prix là ptgptb [Retour]
(2) NdT : En fait, les tous premiers suppléments - seule offre disponible, car TSR était en situation de monopole - étaient très chers (15$ pour 8 pages)ptgptb. [Retour]
(3) NdT : Un témoignage d’un petit éditeur fauché à la Gencon dans Démolir le rêve du rôliste ptgptb. [Retour]
(4) NdT : Référence au conte de Charles Dickens Un chant de Noël (wiki) dont le personnage principal est Scrooge, un vieillard égoïste et avare (qui a inspiré le personnage de Imagesou). Bob Cratchit est son employé sous-payé et exploité, cherchant à survivre. [Retour]
(5) NdT : Les rencontres avec combat ptgptb développe justement la manière si particulière de réaliser des combats quand vos joueurs sont des enfants. [Retour]
(6) NdT : Malheureusement, cette situation était déjà le cas il y a très longtemps, déjà durant l'Antiquité. Le Satiricon de Petrone disait déjà “Je ne sais pas pourquoi, mais l'art a très souvent pour sœur la misère”. [Retour]
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