Vous dites ?
© 2004 Jonny Nexus
Signs & Portents, le magazine de Mongoose Publishing
présente :
L’intérêt de la prise en compte des langues étrangères dans vos parties
Avez-vous déjà regardé une de ces séries de science-fiction où, non seulement tout le monde parle français, mais le fait avec un accent parisien (sauf pour les méchants, à qui on permet d’avoir un accent allemand) ? Je suppose que c’est le cas, sinon pourquoi lisez-vous cet article si vous n’êtes pas fan de trucs de geeks ? En tout cas, ces séries donnent en général une raison à cela, mais est-elle plausible ? Alors imaginons ce qui se passerait si c’était une partie de jeu de rôle et que votre Maître du Jeu tentait une pirouette pour se sortir d’une explication technique aussi douteuse :
MJ : “Tandis que vous atterrissez devant le groupe d’extra-terrestres, l’un d’entre eux s’approche et vous dit “Bonjour à tous ! Bienvenue dans notre monde !”. OK, qu’est-ce que vous faites ?
Joueur : Attends une seconde… Comment ça se fait qu’on comprenne ce qu’il dit ?
MJ : Ben, il y a cet appareil de traduction que vous portez. Ça traduit tout ce que quelqu’un dit dans votre langue, et tout ce que vous dites dans la leur.
Joueur : Et ça fonctionne avec des espèces qu’on n’a jamais rencontrées auparavant ?
MJ : Eh bien, c’est du bon matos !
Joueur : Mais ça les comprend même quand ils utilisent de l’argot et des expressions locales ?
MJ : C’est du très bon matos !
Joueur : Et je ne peux pas du tout entendre ce qu’ils disent, juste ce que raconte la machine, et pour moi la voix venant de l’unité de traduction semble provenir de là où ils se tiennent ?
MJ : Ben… Peut-être que ça projette le son d’une certaine manière ?
Joueur : Quoi, comme un système surround ?
MJ : Ouais… Et peut-être que tu ne peux pas entendre les sons qu’ils font dans leur langue parce que la machine transmet une onde spéciale créée pour annuler le son original !
Joueur : D’accord… Et comment se fait-il que leurs lèvres se synchronisent parfaitement avec le français que j’entends ? Ça devrait pas avoir l’air d’une série brésilienne mal doublée ?
MJ : Peut-être que ça projette un hologramme sur leurs lèvres ?
Joueur : T’es sûr qu’ils ne parlent pas tout simplement français ?
MJ : Ouais. bon. D’accord…”
La vie réelle est rendue considérablement plus “intéressante” grâce aux différentes langues parlées… (un exemple classique étant la fois où le président américain Jimmy Carter, en visite officielle en Pologne, a dit à la foule l’accueillant à l’aéroport que le peuple américain voulait coucher avec eux ! Il essayait de dire que le peuple américain avait « une grande affection » pour le peuple polonais, mais l’interprète fourni par les Soviétiques s’est foutu dedans) (1)
…et je pense que nous pouvons ajouter un peu de cet “intérêt” dans nos parties. Prenons, par exemple, une séance cyberpunk que certains de mes amis ont jouée. Un des joueurs – auquel je me réfère d’habitude sous le nom de Bill – créa un personnage Indien, mais oublia de dépenser quelques points pour lui donner le français (comme langue étrangère, sa langue maternelle étant le hindi).
L’incapacité de son personnage à comprendre ce que tout le monde lui disait résulta en une carrière de jeu courte, confuse mais hilarante, qui s’acheva lorsqu’il fut battu à mort dans une ruelle par deux agresseurs, alors qu’il ne comprenait pas qu’il devait leur donner son portefeuille.
MJ : Deux types arrivent vers toi dans la ruelle et te disent quelque chose. Fais-moi un jet de Langue : français.
Bill : [Jet de dés] Raté.
MJ : Tu ne comprends pas ce qu’ils disent, mais ils semblent vraiment fâchés à propos de quelque chose !
Le MJ était peut-être strict avec cette règle, et les joueurs étaient peut-être cruels de rire de ce qui arriva au personnage de Bill – mais ils étaient lourdement influencés par le fait que la plupart d’entre eux ne l’aimaient pas.Si vous pensez que je suis cruel de ramener ça sur le tapis, je voudrais préciser que 1) je ne l’aimais pas non plus ; 2) j’utilise un pseudonyme pour éviter qu’il ne rougisse ; et 3) il m’a arnaqué et ne m’a jamais remboursé les 1000 ₤ que je lui ai prêtés il y a six ans pour acheter une voiture et, oui, j’en suis encore très amer.
Supposons que nous allons ignorer l’approche de “la boîte magique de la science-fiction” et considérons un monde aux langues multiples. Quel genre de choses pouvons-nous y mettre ? Eh bien quelque chose que je trouve intéressant à propos des langues (attention : je suis un peu sérieux ici, et peut-être même ennuyeux) est qu’il existe d’autres types de langues au-delà des standards “natifs”. Deux types d’alternatives intéressantes sont les pidgins et les créoles, qui ne sont pas – comme je le croyais avant d’être éclairé par un documentaire sur Discovery Channel – des noms de langues à proprement parler, ou même des familles de langues, mais qui décrivent en fait [en linguistique] des types de langues particuliers (Il est vrai qu’il existe des langues spécifiques auxquels on se réfère sous “français créole” ou “pidgin” mais les mots sont en fait des termes génériques).
Cela sera plus facile à comprendre si j’explique ce que signifient ces mots.
Imaginez que cinquante personnes, de cinquante pays différents, soient kidnappées sur Terre par des extra-terrestres et installés en tant que colonie d’esclaves sur un monde lointain. Si cela se produisait aujourd’hui, il est probable que la plupart d’entre eux parleraient anglais comme première ou deuxième langue, ainsi l’anglais deviendrait la langue qu’ils utiliseraient (ceux qui le maîtriseraient l’enseignant à ceux qui ne le parleraient pas). Mais imaginez que chacune des cinquante personnes parle une langue maternelle différente, et aucune autre. Comment communiqueraient-elles ?
La réponse est qu’ils créeraient une langue de fortune, comprenant des morceaux empruntés de leurs diverses langues, combinés avec différents sons inventés. Ce serait une langue très pauvre avec une syntaxe très simple. Aucun des kidnappés ne la parlerait couramment, et ne la parlerait jamais que comme une langue étrangère (parce qu’elle ne serait pas assez riche en tant que langue pour être utilisée couramment). Mais cela suffirait pour leur permettre de communiquer et de travailler ensemble.
Cette langue serait un pidgin.
Imaginons maintenant que ces cinquante kidnappés commencent à avoir des enfants, qui apprendraient le pidgin comme langue maternelle – à un âge où les enfants absorbent les langues comme des éponges. Ces enfants grandiraient en parlant couramment ce dialecte, créant toutes les richesses et structures qu’il lui manquait auparavant, et la transformant en une véritable langue.
Cette langue serait alors un créole.
Nous avons donc nos définitions. Un pidgin est une langue de fortune créée pour permettre aux personnes sans langue commune de communiquer. Un créole est un pidgin qui s’est transformé en langue maternelle.
(Vous pourriez vous demander quelle est la différence entre un créole et une langue “normale”. Eh bien, aucune, excepté qu’une langue normale a évolué naturellement sur une longue période, et ses origines sont maintenant perdues dans les brumes du passé ; tandis qu’un créole s’est développé sur une courte période temporelle à une époque historique récente. Les linguistes sont très intéressés par les créoles, parce que cela leur permet d’étudier la formation des langues. Malheureusement, comme mentionné précédemment, la plupart des créoles ont été développés en secret par des esclaves africains dans le Nouveau Monde, et donc il existe évidemment peu d’éléments écrits historiques.)
Dans notre histoire, les pidgins sont généralement apparus sous deux formes :
- Les pidgins créés par les esclaves achetés ensemble et venant de plusieurs régions (beaucoup d’entre eux s’étant développés en créoles tels que le papiamento, et les langues créoles antillaises).
- Les langues de commerce utilisées par les marchands ou les marins pour communiquer lorsque personne ne souhaitait apprendre la langue d’un autre peuple (comme le russenorsk, qui fut utilisé pour communiquer entre les pêcheurs norvégiens et russes dans la Mer de Barents jusque relativement récemment, ou le sabir, utilisé par les pêcheurs de la Méditerranée depuis le douzième siècle) (2).
Alors comment des pidgins ou des créoles sont-ils incorporés dans les univers-types de JdR ? Eh bien, si l’on exclut les argots des voleurs et les langages de bataille (qui sont selon moi davantage des systèmes codés de communication plutôt que de réelles langues) [en effet, le langage est mis en œuvre par d'autres systèmes de signes que simplement la parole ; comme le geste, le dessin, le vêtement, etc. (NdT)], je pense qu’il y a eu des tentatives d’ajouter des “langues du commerce” dans le style de pidgins dans les mondes de jeu, typiquement dans le genre du commun.
Cependant, je pense qu’elles ont tendance à être diluées, premièrement parce qu’on ne reconnaît pas que cette langue ne devrait être connue que comme une “seconde” langue, et uniquement par ceux qui voyagent ou commercent, et deuxièmement parce que l’on n’arrive pas à admettre que cela ne devrait qu’être qu’une “pseudo-langue” rudimentaire (et à la place, il devient utilisé comme une langue véhiculaire universelle que parlent la plupart des gens, un peu comme le cas de l’anglais aujourd’hui).
Personnellement, je pense qu’il serait bien plus intéressant d’avoir un groupe de PJ qui – une fois qu’ils auront voyagé en dehors de leur région natale – soit incapable de communiquer dans les langues indigènes, et devrait se reposer à la place sur la langue du commerce, que seul l’un d’entre eux (probablement un explorateur intrépide) maîtriserait.
S’il était tué, la situation tournerait au vinaigre, non ? Les PJ seraient incapables de parler à qui que ce soit, et ne pourraient recruter un remplaçant local parce qu’ils ne pourraient pas lui parler, même s’il parlait la langue “commune” – parce qu’eux ne la connaîtraient pas (considérez les possibilités humoristiques inhérentes à la conduite d’un entretien d’embauche crucial, entièrement en mime).
Je dois avouer qu’un créole offre moins de possibilités évidentes d’aventures. Mais je pense que cela pourrait ajouter une touche de détail intéressante dans un monde de jeu possédant une région récemment colonisée.
Avant de finir, j’ai deux dernières observations à propos de la communication, qui pourraient épicer vos parties : les accents et la culture.
Vous devriez toujours vous rappeler que, même si deux personnes parlent la même langue, elles peuvent très bien l’utiliser avec des accents sensiblement différents. L’accent d’une personne ne trahit pas seulement son origine géographique et la classe sociale dans laquelle elle est née, mais peut aussi provoquer chez les gens qu’elle rencontre un gros paquet de préjugés stéréotypés. J’ai vu une fois une émission matinale à la télé où un professeur d’université de Birmingham parlait d’une recherche qu’il avait menée.
Il avait découvert que les personnes qui ont un accent de Birmingham (qui sont appelés les “Brummies” (3), tout comme les Londoniens sont appelés “Cockneys” (4) et les habitants de Liverpool “Scousers” (5)) souffrent d’énormes discriminations sur le marché du travail, car les personnes d’autres régions du Royaume-Uni perçoivent la sonorité de l’accent de Birmingham comme sous-éduquée et stupide (par un préjudice purement irrationnel) (6).
Son argument était à peu près convaincant, mais j’éprouvais de grandes difficultés à prendre au sérieux ce qu’il disait ; partiellement parce que cela me sembla légèrement exagéré, mais surtout parce qu’il le disait avec un accent de Birmingham affreux et bourdonnant, et donc paraissait, eh bien, stupide.
Un second point à garder à l’esprit est que même lorsque deux personnes parlent la même langue, il existe un grand risque de mauvaise communication si elles viennent de cultures différentes. Un exemple classique de cela est lorsqu’un dentiste égyptien me retira les dents de sagesse il y a quelques années. Je devrais insister ici sur le fait qu’en plus de parler parfaitement l’anglais, il était très talentueux et sympathique, et fit un excellent travail, et que nous gagnons beaucoup à ce qu’il exerce au Royaume-Uni, au détriment de l’Égypte.
Mais nous avons souffert d’un échec de communication classique lors d’un de nos premiers rendez-vous, quand l’anesthésie locale ne marcha pas et que j’éprouvais une douleur extrême chaque fois que la fraise entrait dans le nerf (je peux dire avec certitude que l’anesthésiant n’avait pas marché, car deux semaines plus tard, quand je fis faire l’autre côté de la bouche, la douleur était une fraction de ce dont j’avais fait l’expérience pendant la séance précédente).
Bref, après quelques minutes, il dut remarquer que j’avais l’air de souffrir, car il s’arrêta et me demanda “Tout va bien ?”.
Je répondis quelque chose du genre “Eh bien, ça picote un peu, en fait” (7), ce qui en anglais britannique se traduit bien entendu par : “Je suis dans une telle p***** d’agonie que mes testicules sont sur le point d’exploser !”
(Je suis prêt à concéder que j’agis souvent avec un flegme un peu trop britannique pour mon bien, mais vous n’aimez pas faire d’histoires, si ?)
Et qu’a-t-il fait ?
Il m’a simplement souri, m’a dit que ce serait bientôt fini, et continua !
Échec critique sur le jet de communication.
Article original : Say What? (tiré de Signs & Portents n°12, p.55)
(1) NdT : Nos recherches, notamment là (en), contredisent cette version. L'interprète présidentiel - Steven Seymour - n'était pas fourni par le régime communiste, mais venait du ministère des affaires étrangères américain. Le polonais était sa quatrième langue. Il fit trois erreurs, dont l'importance fut très exagérée. 1) Il dit que Carter avait quitté les États-Unis pour venir vivre en Pologne. 2) Il donna l'impression que le Président ridiculisait la constitution polonaise de 1791. 3) Carter déclara souhaiter en savoir plus sur les désirs des Polonais sur leur avenir ; Seymour traduisit que Carter voulait connaître leur luxure.
Un commentaire signale que le polonais populaire avait beaucoup évolué depuis 1939, et que le mot poli pour "jeune femme" en était venu à signifier "prostituée" en 1985 !
Plein d'inspirations pour vos parties, dés qu'un jet en "langue étrangère" ne donne pas une réussite remarquable. [Retour]
(2) NdT : Le sabir se distingue du pidgin par son emploi plus spécialisé, par exemple uniquement pour le commerce. [Retour]
(3) NdT : Ce surnom viendrait de l’ancien nom de la ville, Brummagem. [Retour]
(4) NdT : Découlant du langue parlé par les londoniens, l’origine de ce mot vient peut-être du mot “Cocagne” (référence à la richesse de la capitale)… ou peut-être pas. [Retour]
(5) NdT : Le “Scouse” est une sorte de ragoût. [Retour]
(6) NdT : Phénomène identique en France bien sûr, où l’on se moque des accents alsaciens, lorrains, ch’tis, auvergnats (entre autres) par rapport au parisien, alors que les accents du Sud réputés plus chantants gardent la cote. [Retour]
(7) NdT : Jonny utilise ici un style d’understatement (litote humoristique) anglais dont voici un autre exemple ; en 1982, le vol British Airways 9 traversa des cendres volcaniques entre Kuala Lumpur et Perth. Le commandant Eric Moody aurait annoncé aux passagers “Mesdames et Messieurs, c’est le commandant qui vous parle. Nous avons un petit problème : les quatre réacteurs sont arrêtés. Nous faisons l’impossible pour les rallumer. J’espère que vous n’êtes pas trop inquiets”. Essayez donc d’avoir un perso qui parle comme ça ! [Retour]
Mention légale importante
Nous vous encourageons à faire un lien vers cette page plutôt que de la copier ailleurs, car toute reproduction de texte qui dépasse la longueur raisonnable d’une citation (c’est-à-dire, en règle générale, un ou deux paragraphes) est strictement interdite. Si vous reproduisez une grande partie ou la totalité du texte de cette page sans l’autorisation écrite de PTGPTB (version française), et que vous diffusez ladite copie publiquement (sites Web, blogs, forums, imprimés, etc.), vous reconnaissez que vous commettez délibérément une violation des lois sur le droit d’auteur, c’est-à-dire un acte illégal passible de poursuites judiciaires.
Commentaires
Rappar
dim, 13/10/2019 - 15:30
Permalien
gaffe de traduction
Lu quelque part sur le web :
Mon erreur de traduction préférée fut le coût d'une icône tribale sacrée. Le prix fut traduit par "gratuit", alors que le vrai sens était "elle n'a pas de prix".
Les indigènes ne furent pas contents quand les Persos partirent tranquillement avec l'icône.
Pages
Ajouter un commentaire