Le Yin et le Yang de la maîtrise

Deux pulsions conflictuelles cohabitent en chaque MJ, deux forces qui bouillonnent comme des dragons agités qui se tortillent dans le sang (sic) et ainsi de suite.

  • L’envie de raconter aux joueurs une histoire, de les impressionner par vos talents et de garder le jeu sous contrôle.
  • L’envie de faire en sorte que les joueurs soient actifs, prennent le contrôle, soient indépendants et prennent des décisions qui façonnent et mènent la partie.

Ces envies sont le yin et le yang du MJ (1), des forces rivales qui parfois s’opposent totalement. Pour être un bon MJ, vous devez les faire coexister en harmonie. C’est ça le plus compliqué. Enlevez l’une ou l’autre force et vous allez avoir des ennuis.

Il ne faut pas raconter une histoire – autrement dit “Eh ouais, j’ai menti”

Je l’ai dit un million de fois (bon peut-être pas dans cet article, mais venez me voir un de ces jours et vous repartirez en en ayant plein les oreilles) : il ne faut pas commencer une partie en pensant que vous racontez une histoire ou en voulant impressionner vos joueurs. Cela ne mène qu’à des mauvaises choses comme transformer la partie en tournée de conférence par exemple.

Je vous mens sur la marchandise, ou tout du moins, je simplifie à outrance. Si vous n’aviez pas cette envie de vouloir impressionner les joueurs, ou de leur faire vivre une histoire qui les laisse scotchés à leurs chaises, vous n’auriez probablement jamais organisé une partie. Vous ne maîtriseriez pas du tout, si ça se trouve. Quand vous vous retrouvez deux heures avant la partie et que vous souhaitez secrètement pouvoir tout annuler parce que vous n’êtes pas sûr que ça ne va pas être le bordel (mention spéciale à la brigade anti-double négation), le fait d’ignorer ce que les joueurs vont faire ne vous aide pas.

Ce qui vous permet de traverser cette mauvaise passe est la croyance que vous avez préparé une séance qui va impressionner les joueurs. Vous ne pouvez savoir quelle étincelle de génie spontanée ils vont amener à la table – et eux non plus, car ils n’ont pas encore vu la partie. C’est le futur, c’est inconnu. Donc la seule chose sur laquelle vous, MJ, pouvez arrimer solidement vos espoirs, c’est le scénario que vous avez sur le papier. Est-ce donc si étonnant que de nombreux MJ aient ce besoin de “raconter une histoire” ?

C’est ce qui vous amène à la table, ce qui vous pousse à fixer une date pour la séance. Cela vous fait préparer la partie, ce qui est un bon premier pas, tout du moins tant que vous avez le courage de tirer un trait sur cette préparation en cours de partie si nécessaire.

Alors que je condamne le fait de raconter une histoire, en tant que impasse ou terrible, terrible dépendance, cet instinct de conteur est précieux, tant qu’il n’écrase pas tout le reste. Il doit être équilibré par le désir de faire parler les joueurs, de les inciter à forger leurs propres destinées et à choisir leurs propres actions (dans une grotte, sur Brontitall (2)). Ce n’est pas le côté obscur de la Force contre le côté lumineux, le gentil contre le méchant – c’est le yin et le yang, des opposés qui doivent être maintenus en équilibre.

Même si c’est juste une soudaine poussée d’enthousiasme qui vous fait mettre une voix rigolote et une personnalité intéressante dans un gobelin capturé, c’est utiliser votre envie de “raconter une histoire/impressionner les joueurs” à bon escient.

Personne pour se soucier des joueurs ?

Du point de vue du meneur, raconter une histoire est la force active du yang – et vouloir que les joueurs prennent des décisions de façon indépendante est la force passive du yin. Mais vous savez quoi ? Les joueurs ont les mêmes instincts conflictuels : leur yang actif les pousse à prendre le contrôle et à faire des trucs ou impressionner les autres, leur yin passif à se mettre en retrait et à vous laisser leur raconter une histoire. Ils ont besoin également d’équilibrer cela, vis-à-vis du MJ et même vis-à-vis des autres joueurs. Parfois, ils veulent parler et parfois, ils préfèrent écouter. Il est parfois terriblement tentant d’écouter l’histoire de manière passive, surtout si votre MJ (ou les autres joueurs) est un bon conteur.

C’est cet instinct d’amener mes joueurs à “agir” qui m’a conduit à des expériences comme West Marches, Promised Land et indirectement Run Club (3). J’excellais (je pense) trop dans la préparation de parties à la fois amusantes et passionnantes, même si les joueurs ne faisaient rien de spécial. Sans le savoir, je les conditionnais à être passifs en apportant trop d’amusement, trop de divertissement. Il fallait prendre des mesures radicales. Je devais changer la dynamique de la table en changeant les règles du jeu, au lieu de relancer les joueurs de temps en temps en disant “Alors, qu’est-ce que vous faites ?”.

Sélection de commentaires

Max

Il me semble qu’il y a un juste milieu qui est trop souvent négligé. D’un côté, en tant que MJ, tu peux mettre un ensemble de trucs à faire dans l’univers (à la West Marches) et voir ce qui retient l’attention des joueurs. De l’autre, tu peux les relancer et dire “Eh, qu’est-ce que vous faites ?”

À mi-chemin entre les deux, il y a la partie où le MJ va relancer les personnages et dire “Il y a quelque chose à faire, mais personne n’est vraiment sûr de quoi.” Mais c’est rare, peut-être parce que pour que cela fonctionne, il faut réussir à toucher une motivation positive ou négative des personnages – c’est peut-être pour cette raison qu’on ne le fait pas plus souvent. C’est souvent difficile car les valeurs et motivations des personnages sont rarement bien détaillées. Cependant cela reste une possibilité qui permet de trouver un point d’équilibre entre le fait de raconter une histoire (le MJ raconte la partie où il se passe quelque chose) et faire agir davantage les joueurs (ils décident de ce qu’ils vont faire et passent à l’action).

Ben Robbins

En réponse à Scholz qui demandait “Est-ce que forcer les joueurs à agir comme dans West Marches fonctionnerait dans un jeu plus standard (c’est-à-dire si le même groupe se réunit une fois par semaine pour 4 ou 5 heures) ? Faut-il que le MJ attende calmement assis sur sa chaise que les joueurs élaborent un plan, ou ne faudrait-il pas plutôt qu’il y ait déjà certains éléments de scénario ?”

Je pense qu’il est possible de faire les deux, tant que les joueurs savent à quoi s’attendre. C’est pourquoi West Marches a fonctionné en fin de compte : je passais mon temps à dire aux joueurs que rien ne se passerait à moins qu’ils ne se bougent et fassent quelque chose. D’autre part, si tu veux maîtriser une partie avec une intrigue planifiée au millimètre, c’est frustrant pour les joueurs de leur faire croire qu’ils ont la liberté de changer le sens dans lequel va l’aventure.

Article original : Yin & Yang of GMing

(1) NdT : En philosophie taoïste, le yin et le yang sont deux forces complémentaires que l’on retrouve à tous les niveaux dans l’Univers. Ils symbolisent la plupart des grandes oppositions complémentaires du monde : noir/blanc, nuit/jour, lune/soleil, actif/passif, hiver/été, homme/femme… [Retour]

(2) NdT : Allusion à une scène du roman de SF Guide du Routard/Voyageur Galactique (wiki). Les héros se retrouvent à un moment coincés dans une grotte sur la planète Brontitall. Ford dit alors “J’aimerais bien un peu d’action” et Arthur répond “Dans un grotte ?”, Eddie enchaîne “Sur Brontitall ?” et Ford assène alors cette phrase hautement paradoxale vu la situation “Ouais, dans une grotte, n’importe où ! Nous choisissons nos propres actions !”. [Retour]

(3) NdT : West Marches est une campagne expérimentale qu’a menée l’auteur pendant 2 ans ; sans rendez-vous régulier (les joueurs planifient par mail les parties), sans groupe fixe (chaque séance regroupe des joueurs issus d’un “pool” de 10 à 14 joueurs au total), et sans intrigue fixe (les joueurs choisissaient les missions et quêtes qu’ils allaient effectuer, le MJ s’adaptant à chaque fois). Une traduction de l’article se trouve ici. Promised Land est une campagne expérimentale menée par l’auteur, où toute l’action repose sur les choix et les décisions des joueurs. Ils y incarnent des rois, des seigneurs, des tyrans qui écrivent l’histoire de leur propre main. Enfin, Run Club (≈ club des Meneurs) est un format de partie expérimenté par l’auteur : le principe est un “pacte” passé au départ entre tous les joueurs du groupe : le rôle du meneur tournera à chaque séance. Chaque joueur sera donc meneur une fois et devra faire jouer un scénario en one-shot. Un joueur ne peut faire partie du “run club” s’il ne veut pas maîtriser à son tour. [Retour]

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Commentaires

Ça manque cruellement d'exemples concrets ! 

Auteur : 
Chrys

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