Le Manifeste du dirigisme – Troisième partie : un Voisinage Problématique
© 2015 Justin Alexander
La plupart des problèmes causés par le dirigisme sont simplement dus à son opposition à la principale qualité du jeu de rôle en tant que média : l'agentivité ptgptb des joueurs.
Explorer en détail la façon dont le choix des joueurs est l'ingrédient clé du JdR dépasse le cadre de ce manifeste. Voici à quoi ressemblerait la version courte : tous les autres médias sont littéralement meilleurs que le jeu de rôle quand il s’agit de raconter une histoire dont l'issue est prédéterminée.
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Parmi les systèmes interactifs où les choix du joueur sont très limités, les jeux vidéo sont clairement supérieurs (grâce aux graphismes et bandes-son, ainsi qu'à la facilité d’intégration des mécanismes complexes).
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Les systèmes non-interactifs [films et séries TV, par exemple (NdT)], de leur côté, bénéficient du niveau de finition qui est possible grâce au contrôle plus strict du contenu créé.
Quant aux JdR, ils ont comme avantage spécifique l’alchimie que permet l'agentivité des joueurs.
Cette alchimie se produit quand la MJ présente une situation pour voir ce qui va se passer, et que l’ensemble des joueurs prend un ensemble unique de décisions qui amènent un ensemble unique de résultats.
Quand vous maintenez vos joueurs sur des rails, vous vous mettez en porte-à-faux avec ce qui fait l’intérêt principal du JdR.
Lorsqu'ils sont confrontés au dirigisme, les joueurs peuvent s'exclamer : « Appelle-moi quand tu auras fini d'écrire ton roman ! Je serai content de le lire ! »
Et ils n'auront pas tort.
Mais ce n'est pas le seul problème du dirigisme. Il amène avec lui tout un voisinage gênant.
Quand la MJ détermine à l'avance ce qui va se passer, elle devient seule responsable de l'expérience de toute la table, ce qui est un fardeau ridiculement lourd à porter.
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Les rencontres sont-elles équilibrées ?
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Y a-t-il assez de « trucs sympas » pour que chacun se sente impliqué ?
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Avez-vous inclus assez d'éléments venant de l'historique de chaque PJ ?
La liste est longue.
C'est ainsi que des MJ se retrouvent à enchaîner leurs Précieuses Rencontres alex, à l'équilibrage précaire, dans un numéro de jonglage désespéré, pour tenter de satisfaire toute leur table.
Lorsque vous laissez les joueurs prendre leurs propres décisions, toute cette responsabilité et cette pression retombent : ils vont choisir des combats qu'ils peuvent gagner et aborder les situations de manière à pouvoir réaliser des actions stylées. Si l’historique d’un PJ manque d'éléments pour le motiver, c’est à lui de le compléter.
Quelques obstacles potentiels
Tout d'abord, les joueurs et les joueuses peuvent choisir d’aller dans une direction qui ne plaît pas à la MJ.
En général, je n'ai pas trouvé cela trop gênant. D’abord, parce que je garde encore beaucoup de contrôle sur les activités proposées dans la campagne, même sans me montrer dirigiste, et surtout parce que toute campagne a des postulats préalables, sur lesquels le groupe a du explicitement ou implicitement s’accorder. « Jouons des pilotes de chasseurs stellaires ! » ne devrait pas tous les amener à acheter une ferme d’humidité sur Tatooine wiki.
Si cette hypothèse invraisemblable devait se produire, j’aborderais avec eux le sujet de l'inadéquation entre nos attentes. J'essaierais ensuite de comprendre ce qu’ils voudraient jouer dans leur nouvelle carrière de récupérateurs d'humidité.
Si c'est un type de partie que je veux organiser, alors nous le ferons.
Sinon, nous jouerons à autre chose.
Vous remarquerez d’ailleurs que le dirigisme ne résoudrait pas ce problème où les joueurs et la MJ veulent faire des choses complètement différentes.
Ensuite, les joueureuses peuvent choisir de s’engager dans une activité qu'iels n'aiment pas vraiment. Ça peut sembler tiré par les cheveux, mais en pratique ça arrive régulièrement à des groupes qui ont l'habitude d’être maintenus sur des rails (et ceci est un des problèmes qui hante le voisinage du dirigisme). Ils ont été « dressés » à repérer une accroche de scénario et à la saisir (parce que sinon c’est eux qui seront attrapés). Donc, quand ils sont dans un environnement riche en accroches, ils commencent à les gober à tout va.
Toutefois, si vous leur laissez plus de liberté, ils vont se guérir tout seuls. Et vous serez libéré à votre tour. Plus besoin d'essayer de lire dans leurs pensées. Vous les laissez simplement agir à leur guise, en partant du principe qu'ils agiront comme bon leur semble.
Le Dirigisme comme structure de jeu
Voici un autre problème dans le voisinage du dirigisme : ses conséquences sur la création des JdR.
J'ai déjà évoqué par le passé la façon dont les entreprises de jeu de rôle et de loisirs en général n’accordent pas assez d’importance aux structures de jeu ptgptb. Les JdR sont souvent imaginés avec le postulat qu’on va les expérimenter en jeu de façon pure, non altérée. On entend des trucs comme « les joueurs me disent ce que font leurs personnages et nous résolvons la scène ! Ils peuvent faire n'importe quoi ! »
Sauf, bien sûr, que cela n’a pas de sens. Et donc, le monde du jeu de rôle s'est principalement appuyé sur ces quatre structures principales, qui ont été développées au cours des cinq premières années d'existence du secteur :
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le dirigisme
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l’exploration de donjons
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les enquêtes occultes
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le combat
[On a vu récemment renaître comme cinquième structure l’hexploration ptgptb (NdT)].
Et l’expérience à la plupart des tables de jeu est encore plus limitée. De nombreux scénarios présentés ostensiblement comme des mystères occultes sont en fait mal conçus et retombent dans le dirigisme. Dès 1989, les livres de règles de D&D ont réduit comme peau de chagrin la part consacrée à l'exploration de donjons et elle a complètement disparu de la 4e édition.
Je pense que cela a eu pour conséquence de centrer une grande majorité des sessions de JdR autour d'une structure basée sur le dirigisme et le combat.
C'est pourquoi, selon moi, tant de joueurs et joueuses aiment se lancer dans la baston. La plupart des systèmes de combat offrent des mécanismes efficaces et des conditions de victoire et de défaite clairement définies. C’est donc le seul endroit où la plupart des MJ dirigistes laissent enfin aux joueurs la liberté de faire des choix significatifs.
C'est ensuite la raison pour laquelle la grande majorité des JdR sont principalement basés sur le combat. Et ça restera probablement le cas, jusqu'à ce que le milieu réalise collectivement qu'une mécanique universelle ne peut pas se résumer à « vous pouvez faire n'importe quoi » - en particulier au niveau macro de la conception des scénarios.
Le contraire du dirigisme
... n'est pas le bac à sable ptgptb.
Il s'agit d'une confusion fréquente, alors permettez-moi de clarifier un peu.
On peut définir le bac à sable du JdR comme le choix du prochain scénario qu’on laisse aux joueurs, voire même leur permettre de définir ce scénario par eux-mêmes. En d'autres termes, le monde entier y est vu comme une situation qui laisse les joueurs décider de leur prochaine aventure.
Le contraire du bac à sable serait de dire : « J'ai apporté The Keep on the Borderlands grog ce soir, c’est ce scénario que nous allons jouer ». Le cas typique où la MJ arrive avec son scénario préparé pour la session et où les joueurs sont censés le jouer.
Et c'est là qu’on peut voir le problème de confondre le « bac à sable » avec « le contraire du dirigisme » : la majorité considérerait que « la MJ amène un scénario et les joueurs doivent y jouer » est du dirigisme très léger (voire pas du tout). En d'autres termes, je pense qu’on perçoit les problèmes liés au dirigisme comme plus graves à l'intérieur qu'à l'extérieur :
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Décider à l’avance qu'un scénario particulier va être joué est un cas de dirigisme léger ;
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Prédéfinir la séquence des rencontres est du dirigisme plus lourd,
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Mais ce n’est pas aussi grave que de fixer à l'avance comment elles vont se dérouler.
Ainsi, lorsque nous considérons « bac à sable » et « dirigisme » comme des antonymes, nous finissons par traiter la forme la plus légère du dirigisme comme s'il s'agissait de sa forme la plus extrême. Et, en contrepartie, le sens du « bac à sable » est déformé pour signifier « tout ce qui n'est pas linéaire ».
Aucune de ces distorsions n'est utile :
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La première rend notre interprétation du dirigisme trop radicale.
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La seconde transforme le terme « bac à sable » en synonyme de « conception non linéaire », ce qui lui fait perdre son identité particulière, pourtant bien utile.
Le contraire du dirigisme est plutôt le « oui par défaut », un concept que j'aborde plus longuement dans l'Art d’arbitrer ptgptb. Au lieu de repousser la plupart des propositions des joueurs, cette approche leur permet de faire n'importe quel choix et propose d’explorer pleinement les conséquences de ces choix.
Sélection de commentaires
Gamosopher
J'ai ramené mes vieux trucs d'AD&D 2E grog (impression 1995, version française) à la maison pendant les vacances (ils étaient dans une boîte dans le grenier de ma mère depuis... Je ne sais pas, probablement l’an 2000 quand la version 3.0 est sortie ?). J'ai commencé à y jouer quand j'avais douze ou treize ans (en tant que MJ, en fait), donc j'ai un peu de nostalgie pour ce jeu.
Mais tu as tout à fait raison à propos de la disparition des règles d’exploration de donjons. En fait, leurs conseils sur la façon de mener une partie sont plutôt minimalistes et pas terribles. Je n'ai jamais rien lu d'autre, et honnêtement je ne sais pas comment on est censé apprendre à maîtriser efficacement sans une sorte de tutorat. Je n'ai pas tellement de souvenirs précis, mais j'étais probablement assez naze comme MJ, et cela m'a sûrement suivi pendant très, très longtemps, jusqu'à la 3.5.
Aujourd'hui, la situation est bien meilleure. J'ai récemment parcouru Index Card RPG grog, et ce livre est principalement un cours pratique sur la façon de maîtriser (et de préparer) efficacement une partie. Dungeon World grog est également excellent à cet égard. Stars Without Number grog (et tous les livres de [l’éditeur] Sine Nomine que j'ai lus) est un trésor pour maîtriser un bac à sable, et d'autres OSR sont également excellents. Ce blog et d'autres sont également très précieux. J'ai donc bon espoir : la prochaine génération de MJ, nourrie de ces bons conseils, aura sans doute de très bonnes idées.
Owen
J’ai lancé depuis peu ma première campagne et j'ai imaginé quelques arcs narratifs que mes joueurs peuvent trouver et dans lesquels ils doivent s'engager. Au moment de la partie, je trouve frustrant qu’ils ne s'engagent pas dans l'un des arcs que j'ai préparés ; j'ai donc fini par créer des indices sur le pouce pour essayer de les inciter à s'y engager. Je suppose que c'est ce que tu appellerais du « dirigisme léger ».
Ma question est la suivante : comment trouver un compromis entre se montrer trop dirigiste et avoir l'impression d'avoir écrit un tas de choses pour rien ? Est-ce que je dois simplement trouver de meilleurs indices/accroches pour que mes joueurs finissent par mordre à l’hameçon ?
Réponse de Justin Alexander
@Owen : Lis Ne préparez pas d’intrigue ptgptb et Création de scénarios en noeuds ptgptb.
La redondance des indices offre aux joueurs de multiples occasions de s'intéresser à ce que tu as préparé.
Il est tout aussi important de donner des raisons différentes aux gens pour s'impliquer dans une situation particulière. Tu rentabiliseras encore mieux ton temps si tu arrives à rendre le scénario spécifique aux PJ et à leurs intérêts. Lis aussi Prepping Bangs alex.
Aeshdan
En revenant sur le point que tu soulèves dans Death of the Wandering Monster alex, il me vient à l'esprit que dans D&D, l'un des problèmes causés par le dirigisme est la contribution au mythe de la surpuissance des lanceurs de sorts en général, et des magiciens/clercs/druides en particulier.
Tu vois, une spécificité des lanceurs de sorts de D&D est qu’ils sont limités dans leurs options, ils doivent choisir où investir leurs talents. Même ceux qui n’ont pas besoin de préparer leur liste de sorts chaque jour (comme les ensorceleurs ou les bardes) ont un nombre limité de sorts connus (ils doivent donc deviner les sorts qu'ils sont susceptibles de vouloir lancer) et un nombre limité d'emplacements de sorts (ils doivent donc décider s'ils veulent utiliser leurs sorts maintenant et risquer de ne pas les avoir plus tard lorsqu'ils en auront vraiment besoin).
Et les autres, comme les magiciens et les prêtres, sont dans une situation encore pire : ils disposent d'un énorme éventail de sorts disponibles, mais doivent choisir exactement à l'avance les sorts qu'ils vont utiliser chaque jour, et s'ils se trompent, ils n'ont aucun moyen de changer leur sélection à la volée (au mieux, ils peuvent laisser quelques emplacements ouverts pour les préparer plus tard, ou échanger des sorts préparés, mais cela prend trop de temps pour être fait dans une situation d’urgence).
Tout cela est censé être une faiblesse fondamentale des lanceurs de sorts, un facteur d'équilibre pour compenser leurs pouvoirs.
Mais dans une partie fortement dirigiste, utiliser les sorts hors combat ne permet pas de faire quoi que ce soit d'intéressant :
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Tu ne peux pas les utiliser pour sortir des rails où la MJ te maintient, ou pour faire quelque chose qu’elle ne veut pas que tu fasses.
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Et inversement, il n'y aura jamais de situation où tu risques de manquer un élément intéressant ou d'être bloqué par manque du sort adéquat.
Donc, puisque les seuls sorts qui ont vraiment un effet sont les sorts de combat, les lanceurs de sorts peuvent simplement concentrer toutes leurs ressources et choisir des sorts de combat, contrecarrant ou minimisant ce qui est censé être une limite fondamentale de leur classe.
En revanche, si tu laisses tomber ce modèle des “Précieuses Rencontres”, les lanceurs de sorts doivent soudain répartir leurs ressources, investir leurs sorts connus/préparés dans l'exploration ou la magie utilitaire, et dépenser leurs ressources en combat plus parcimonieusement. Il devient soudain logique pour le magicien de laisser quelques emplacements de sorts non préparés [Aeshdan fait référence à des versions de D&D antérieures à la 5e édition (NdT)] afin de pouvoir prendre une pause de quinze minutes pour préparer le sort parfait et pouvoir contourner cette porte magiquement verrouillée qu'ils ne peuvent pas franchir autrement, ou pour deviner les propriétés du bidule flottant géant qui plane au centre de la pièce et qui pourrait leur permettre de faire quelque chose d'intéressant s'ils le comprenaient.
Et bien que j'aie cité spécifiquement D&D ici, j'imagine que c'est un problème que le dirigisme amène dans n'importe quel système, à des degrés divers. Si on réduit le JdR à un seul axe, certains archétypes de personnage en bénéficieront plus que d'autres.
Article d’origine : The Railroading Manifesto – Part 3: Penumbra of Problems
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