La marchandisation du GN

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Cet article explore l’évolution du Jeu de rôles Grandeur-Nature (GN) en tant qu’activité et communauté face à la tendance à la marchandisation présente dans la culture moderne. En présentant le contexte général de la culture de consommation et son impact sur le GN, cet article propose une variété de caractéristiques et de changements qui ont mené à la marchandisation du GN. L’auteur.ice explore les influences positives et négatives de la marchandisation sur le GN et pose une question : est-ce vraiment la direction que nous souhaitons donner à notre communauté ?

Ces dernières années, nous avons pu constater que la communauté du GN a grandi, tout comme sa visibilité en tant qu’activité légitime aux yeux du grand public. À mesure que le GN fait sa place dans la société, la culture dans son ensemble s’invite dans le GN en tant que communauté et activité, ce qui a pour conséquence principale la marchandisation du GN. Dans cet article, j’analyse ce phénomène de marchandisation, ce que cela signifie et les répercussions de cette évolution, autant pour des événements spécifiques que pour la communauté dans son ensemble.

Pour comprendre la marchandisation du GN, il faut d’abord définir ce terme.

La Marchandisation est le processus par lequel un objet, un comportement, une interaction, ou quoi que ce soit d’autre, devient une marchandise consommée par des consommateurs et consommatrices.

La consommation est souvent réduite - à tort - à l’achat ou à l’accumulation de biens matériels, mais ce n’en est qu’une petite facette ; les désirs, valeurs et expériences, avec lesquels nous interagissons lorsque nous consommons, jouent un rôle bien plus important. Consommer permet d’établir son identité, son agentivité (1) et sa place dans le monde, à travers un processus de prise de décision et d’évaluation d’alternatives.

C’est fondamentalement une relation avec le monde : une structure de pouvoir, dans laquelle la clientèle s’approprie la marchandise. Dans ce sens, la marchandisation peut être vue comme un processus visant à "chosifier" quelque chose, dans le but de se l’approprier. Une telle logique orientée vers la consommation est omniprésente dans la société occidentale, formant ce que nous appelons souvent la société de consommation wiki. La structure de pouvoir de la société de consommation émerge dans des domaines jusque-là non commerciaux, comme la citoyenneté, les services publics, les communautés locales, et les relations interpersonnelles (voir Slater 1997, Baudrillard 1998, Bauman 2001, Cohen 2003). Je pense que cette logique s’infiltre également dans le milieu du GN.

NdT: Une structure de pouvoir, c'est la manière dont le pouvoir, l'autorité ou l'influence sont organisés et partagés au sein d'un groupe, d'une société ou d'une organisation.

Le GN est parvenu à exister idéologiquement en dehors de la culture de consommation, car marginalisé et quasiment invisible aux yeux de la culture grand public. Peut-être à cause de budgets réduits ou par manque de manuel d’instruction pour aider à l’organisation, le GN a toujours été une activité communautaire, de création collective, où tout le monde doit mettre la main à la pâte. Cela inclut le contenu du GN lui-même, mais aussi beaucoup des tâches pratiques nécessaires à l’organisation d’un événement. Comme beaucoup de GNistes aiment le souligner, personne n’a de « premier rôle » ; au contraire, le travail collectif et l’entraide sont le grand attrait de notre loisir. Cela permet une structure de pouvoir profondément égalitaire, dans laquelle les individus co-créent un jeu collectif, et partagent par là-même le pouvoir, les responsabilités et les bénéfices.

Or, un GN marchandisé transforme la relation entre GNiste et GN, la joueuse devenant une consommatrice considérant le jeu comme une marchandise. La structure de pouvoir change considérablement : les participant.es sacrifient leur pouvoir de co-création en échange de

  • légitimité sociale,
  • d’une plus grande accessibilité,
  • de croissance,
  • et de développement du GN en tant qu’activité.

Cette structure de pouvoir n’est pas forcément le résultat d’un choix conscient, mais elle est créée par des changements de responsabilité et d’implication. De manière pratique, la marchandisation apparait dans la manière dont nous abordons notre loisir, dont nous nous impliquons dans sa réalisation, et dans ce que nous attendons tant de l’événement que des personnes participantes ou organisatrices.

Comment le GN devient-il une marchandise ?

Je pense qu’un certain nombre de facteurs ont contribué à la marchandisation du GN. Premièrement, je dirais que la couverture médiatique et sa plus grande visibilité participent à sa marchandisation. En obtenant l’acceptation de la culture de masse, nous avons inconsciemment pris part à celle-ci. Nous avons naturellement commencé à imiter les formes de la culture de consommation, car nous l’avons assimilée.

La couverture médiatique n’est pas foncièrement négative : elle a aidé le Grandeur-Nature à obtenir un statut plus positif au sein de la société, créant de nouvelles opportunités de financement et de collaboration, et facilitant l’accès à notre communauté. Dans le même temps néanmoins, cela a contribué à sa chosification (un sujet que je développe plus bas), et fait entrer une grande variété d’acteurs et d'actrices extérieures à la communauté, souvent motivées par une recherche de profits. Par exemple, nous voyons apparaitre des quasi-GN organisés par des entreprises dirigées par des personnes peu familières du GN. L’exemple le plus frappant en est Star Wars : Galaxy’s Edge, dont les créateurs ou créatrices ont pris des éléments venant de notre loisir pour créer des expériences interactives dans un parc d’attraction.

Deuxièmement, l’intérêt pour le GN grandit, ce qui contribue énormément à sa marchandisation, la demande grandissante obligeant une refonte des méthodes d’organisation et poussant vers la professionnalisation (2). Si un événement vise des centaines plutôt que des dizaines de participant.es, la marchandisation résulte de la gestion de contraintes techniques. Au lieu d’une cuisine collective, il devient plus pratique de faire appel à un traiteur ; plutôt que de nettoyer ensemble, il est plus facile de passer par une société de nettoyage, etc.

Les plus grands GN sont aussi plus ambitieux pour ce qui est de proposer une expérience plus vraisemblable, ce qui passe par le travail des accessoires, maquillages, éclairages, machineries et décors - entre autres. Comme l’a souligné Harviainen (2013), tout GN requiert un travail de gestion, même s’il n’est pas reconnu en tant que tel. Les plus grands événements ne peuvent marcher sans une organisation ouvertement professionnelle.

L’apparition de GN à gros budgets et à très grand spectacle, auxquels on a ironiquement donné le nom commercial de « GN blockbusters », est un révélateur de la tendance vers la professionnalisation. Ceux-ci sont souvent basés sur, ou s’inspirent fortement de, franchises populaires de la pop-culture comme Harry Potter, Downtown Abbey, X-men ou Hunger Games (au sujet des GN blockbusters, voir Fatland et Montola, 2015). Comme pour la confusion entre achat et consommation, il est important de souligner que la marchandisation n’est pas forcément synonyme de professionnalisation.

Je pense que les GN blockbusters sont moins la cause qu’une conséquence d’une marchandisation en marche. Néanmoins, l’existence de ces blockbusters favorise la marchandisation. De tels événements nécessitent des lieux toujours plus grands et plus chics, de grandes équipes rémunérées ou bénévoles pour s’occuper du ménage, de la cuisine, de la décoration et des accessoires. Par conséquent, de tels services sont de plus en plus attendus, transformant ce qui était une expérience partagée en un service fourni. Une telle échelle de production fait aussi monter les standards et le niveau d’exigence, tout en établissant certaines « procédures » pour les événements. Tout cela participe à la chosification : on fige une forme que le GN devrait prendre.

À mesure que le GN se professionnalise, les participant.es sont de moins en moins impliquées dans les questions pratiques entourant l’organisation des événements. Il peut paraître idiot de dire que notre loisir devient commercial parce que nous faisons moins de corvées, mais cette participation physique réduite laisse moins de temps aux participants pour créer des liens entre eux et avec l’espace dans lequel iels interagissent.

On voit des problèmes semblables dans la culture de consommation en général, dans laquelle nous « rachetons » notre temps libre avec des produits de commodité wiki, comme les surgelés ou les services de nettoyage. Nous nous libérons en apparence des corvées, mais nous perdons aussi notre lien matériel avec le monde ainsi que notre capacité à interagir avec celui-ci de manière pratique, car nous ne savons plus comment créer ou réparer la plupart des objets qui nous entourent (Frayne 2015).

Cette attitude de déresponsabilisation se répercute facilement des questions pratiques d’organisation aux activités liées au contenu du GN. Par exemple, alors qu’historiquement il était attendu des participants qu’ils et elles apportent leurs propres costumes, il est de plus en plus courant de pouvoir louer ou acheter des costumes auprès de l’équipe organisatrice. Bien sûr, les costumes fournis par l’équipe peuvent :

  • Être le fruit d’un travail collectif
  • Ou aider à réduire le stress lié à la haute exigence en accessoires.

Mais de tels « services supplémentaires » permettent d’arriver à l’événement sans avoir fait beaucoup de travail de préparation, sans avoir parlé aux autres participant.es, sans avoir lu les documents. De la même façon que nous achetons notre temps libre en évitant les corvées, il semble que nous achetons un moyen d’échapper à la préparation de nos GN, en utilisant nos ressources de manière « plus efficace ».

Beaucoup de nouveaux venus ne sont peut-être pas complètement conscients de ce dans quoi ils s’embarquent, et de ce que l’on attend d’eux une fois sur place. Cela mène à des situations où les GNistes plus expérimenté.es ont l’impression de se donner en spectacle au profit de ceux qui restent passifs. Cela semble particulièrement courant dans les GN basés sur des franchises connues, car ceux-ci attirent des fans souhaitant payer pour faire l’expérience de leur monde imaginaire préféré. Il est bien sûr parfaitement normal que les nouvelles venues aient besoin de se faire expliquer les pratiques du loisir qu’elles découvrent, et c’est à la communauté de jouer le rôle de mentor pour ses nouveaux membres. Mais cette tâche peut devenir très compliquée quand les attentes se révèlent radicalement incompatibles.

Troisièmement, nous chosifions de plus en plus le GN, ce qui le rend d’autant plus facile à marchandiser. Un exemple frappant est l’apparition de « produits de fans », comme des t-shirts ou patchs que l’on peut voir maintenant. Le marketing est aussi de plus en plus élaboré : beaucoup de GN ont des bandes-annonces, des publicités papier, ainsi que des plans de communication sur les réseaux sociaux, au timing soigné ; p.ex. on révèle chaque semaine une info supplémentaire sur l’événement en question. Plus largement, le GN est le sujet de nombreux médias de communication numérique, comme les vlogs, permettant à chaque internaute de faire l’expérience d’un événement par les photos ou les vidéos, sans y être.

Nous pouvons aussi voir le processus de chosification dans l’évolution de notre langage. Par exemple les GNistes parlent « d’acheter une place » plutôt que de « s’inscrire ». Iels décrivent aussi les événements en tant que satisfaction de leurs attentes ou de leurs désirs d’expérience, comme si on achetait un service. Le langage reflète et influence notre état d’esprit et nos attitudes, montrant que notre attitude envers notre loisir change.

On peut voir des formes plus subtiles de chosification à travers la documentation du GN. Il est maintenant très courant que les événements soient photographiés ou même filmés. Une des caractéristiques fondamentales du GN a toujours été sa nature éphémère : il n’existe que pendant qu’il est joué, son sens émergeant de l’interaction entre les participant.es (Auslander 2008). En documentant ces jeux fugaces comme nous le faisons, nous commençons à condenser et à fragmenter ce spectacle vivant, le figeant dans le temps pour lui donner un sens concret. Le GN possède maintenant une vérité objective, qui peut être revisitée à volonté. La documentation est de plus utilisée à des fins de communication pour vendre des places, et pour s’assurer des financements et des lieux onéreux pour de futurs événements. Une telle chosification peut facilement se transformer en une répétabilité de l’expérience ou même en sa production de masse, ce qui pourrait causer la perte de l’aspect créatif et vivant du GN (3).

Quatrièmement et peut-être de manière la plus importante, la marchandisation vient de notre propre désir de reconnaissance et de légitimité en tant que communauté et qu’activité, ce qui nécessite d’imiter les structures de pouvoir de la culture de consommation. C’est particulièrement visible dans la façon dont nous organisons et dont nous parlons du GN. Il est clair que celui-ci devient de plus en plus organisé d’un point de vue légal et financier, avec l’apparition de nombreuses entreprises organisant des GN ou aidant à leur logistique. La création de ces entreprises a été justifiée par le désir de « prendre les devants », ce qui est parfaitement compréhensible.

À mesure que le GN devient plus grand-public, nombre de GNistes craignent que des gens externes à la communauté ne créent un domaine de GN commercial et l'imposent. C’est ce à quoi nous assistons, comme dit précédemment. Il est en revanche plus difficile de déterminer ce que nous avons peur de nous faire voler. De l’argent ? Une potentielle « clientèle » ? « L’image de marque » du GN ? Et puis, sommes-nous seulement en train de répondre à une « menace extérieure » ou sommes-nous en train de transformer notre loisir en une activité tournée vers la recherche d’efficacité et de profit ?

Dans la lignée de ce qui est écrit plus haut, il y a un clair désir de pouvoir vivre du GN. De nombreuses personnes veulent en faire leur métier, la première étape étant la création d’entreprises. Bien que cela soit une idée noble, en pratique nous devons aborder la question de la transformation des structures de pouvoir et de la nature des interactions au sein de la communauté, à partir du moment où certains individus commencent à dégager des profits du GN. Cela nous ramène au contexte dans lequel existe notre loisir.

Dans notre société, le travail est vu comme la source ultime de statut et de légitimité, ce qui crée une situation dans laquelle les activités et personnes ne sont valides que parce qu’elles sont productives et rentables (Frayne 2015 ; Mould 2018). Le résultat est que nombre de domaines qui n’étaient pas initialement commerciaux évoluent vers une « carriérisation » des pratiques, c’est-à-dire la création de carrières à partir d’activités non-professionnelles. Cela permet de gagner en légitimité mais entraîne une multitude de problèmes psychologiques et communautaires (voir Seregina et Weijo 2017). Quand le GN devient un métier, la structure de pouvoir entre organisateur.ices et joueur.euses se transforme, de responsabilité partagée en commerce d’expérience chosifiée et potentiellement reproduisible.

Le GN demande, et demandera toujours, beaucoup de labeur. Comme Jones, Koulu et Torner (2016) le décrivent, cela implique une grande variété d’activités, comme

  • le labeur émotionnel,
  • le labeur visant à satisfaire un besoin d’épanouissement personnel au sein et en dehors du jeu,
  • et le labeur visant à satisfaire des besoins physiologiques et de sécurité.

Notez que le labeur n’est pas la même chose que le travail. Le travail est un type de labeur formel, qui est accompli par un producteur en échange de capital, dont le résultat est une marchandise pouvant être achetée par des consommateurs en échange de capital. Le labeur en revanche peut exister en dehors du monde du travail et de ses structures de pouvoir.

En faisant du GN un travail, nous changeons sa nature, ainsi que les structures de pouvoir liées au labeur nécessaire à sa création.

Jones, Koulu et Torner (2016) notent également à quel point l’organisation, la distribution et la reconnaissance du labeur sont difficiles en GN, car de nombreuses tâches ne sont pas reconnues alors que d’autres demandent des ressources ou compétences très particulières. En poursuivant cette logique, à mesure que le GN se professionnalise, des responsabilités jusqu’ici ouvertes à tous les membres de la communauté peuvent devenir réservées aux professionnel.les du domaine en question. De plus, si les travailleurs et travailleuses qualifiées sont engagées sur des projets professionnels, elles n’auront pas forcément le temps ou l’énergie pour d’autres projets, favorisant grandement les projets qui leur procurent le plus de capital économique ou social.

Qui sera capable de fournir son labeur (en-jeu et hors-jeu) dans le futur, si le GN continue à se commercialiser et à se professionnaliser ?

L’impact de la marchandisation

Si le GN est bien en train de se commercialiser, quel en est l’impact sur l’activité et sur notre communauté ? Pour commencer par les impacts positifs :

  • Un GN-marchandise est beaucoup plus largement accessible et abordable. Plus de gens ont accès à des informations concernant les événements, et les nouveaux GNistes ainsi que les individus ayant des besoins d’accessibilité ont plus de facilités à participer (4).
  • De plus, le GN est de plus en plus reconnu et crédibilisé au sein de la culture de masse, donnant aux GNistes un plus grand capital social en échange de leurs dépenses de temps, d’argent ou d’énergie, tout en permettant à l’activité d’être prise plus au sérieux au sein de la société.
  • Le GN pris comme une marchandise nous permet la liberté individualiste liée aux choix de consommation : nous devenons maîtres absolus, décidant de ce que nous voulons obtenir d’une expérience, et comment. Cela nous permet de diriger et de personnaliser nos expériences pour qu’elles correspondent à nos désirs.
  • La marchandisation va de pair avec des plus hauts standards et attentes, ainsi qu’une formalisation des structures et des pratiques organisationnelles. Des pratiques formalisées et standardisées permettent de créer des espaces d’interaction plus sûrs et prévisibles pour les participant.es, autant pour ce qui est de leur propre attitude que pour le comportement qu’iels peuvent attendre des autres. Le résultat est un GN qui protège mieux du harcèlement, et moins de stress pour la préparation et/ou les attentes (5).
  • En même temps, en construisant à partir de schémas existants pour la création et la gestion d’expériences, les organisateurs et organisatrices gagnent de meilleurs outils pour concevoir des GN et se lancer dans des projets plus ambitieux.

Par conséquent, la consommation est censée être un moyen d’obtenir la liberté individuelle et l’égalité, à mesure que tous les aspects de la culture deviennent accessibles, sans distinction de classe ou de statut (Slater 1997 ; Cohen 2003). En réalité, en mettant l’accent sur la liberté d’un point de vue libéral, la consommation est intrinsèquement individualiste et classiste, menant à l’aliénation, la disparition du sentiment de communauté et le creusement des différences sociales. Un GN-marchandise est donc soumis aux limites de la société de consommation.

De tels jeux se concentrent sur l’expérience individuelle et le gain personnel ; les individus se laissant porter d’une envie à une autre, d’une histoire à une autre, sans affect. À long terme, cela mène à un manque d’attachement et de responsabilité perçue, les GNistes commençant à se sentir aliéné.es en se concentrant sur leurs propres expériences.

Sans obligation envers les autres, le GN se transforme lentement en l’une des nombreuses expériences pouvant être achetées et consommées selon notre bon plaisir. Une communauté peut toujours naître de cette situation, mais elle devient une sous-culture de consommation (Schouten et McAlexander 1995) ou une communauté de marque (Muniz et O’Guinn 2001), où les liens sont construits au travers d’une marchandise partagée plutôt que par des relations mutuelles directes.

La standardisation du GN offre beaucoup d’avantages, mais elle cause aussi sa chosification en le rendant facilement reproductible. En d’autres termes, le GN risque de devenir un service pouvant être reproduit à la chaîne, perdant ainsi sa nature créative, vivante et d’improvisation. Un tel processus a déjà eu lieu dans de nombreux domaines créatifs, comme la conception d’espaces publics, ou la recherche universitaire. Mould (2018) décrit comment la créativité en tant que pratique fut marchandisée et commercialisée dans la culture actuelle, dans laquelle seules certaines formes précises et marchandes de créativité sont valides. En se formalisant, le GN devient facile et efficace, mais il perd aussi certains de ses aspects créatifs.

La professionnalisation du GN, et l’augmentation des coûts qui l’accompagne, favorisent les différences de classe grandissantes entre les GNistes ; certains GN prestigieux devenant inaccessibles aux personnes moins fortunées. Bien qu’actuellement il existe des GN demandant des niveaux d’investissement financier différents (beaucoup de GN étant peu chers ou gratuits), il est important de reconnaître que l’inaccessibilité de certaines facettes du GN en tant qu’activité a des conséquences importantes sur la structure de pouvoir égalitaire de notre communauté.

En effet, on voit l’apparition de GN pour la classe supérieure, et d’autres pour la classe populaire. Bien que les places solidaires existent (6) et sont une noble cause, elles créent des distinctions de nature et de classe entre les participant.es. De tels billets d’entrée souvent n'aident pas les GNistes peu fortunés, car l’inaccessibilité ne dépend pas seulement du prix d’inscription [au jeu]. Il faut aussi s’occuper des frais de déplacement, trouver quelqu’un pour s’occuper des personnes à charge et poser des congés. Les mécènes, de leur côté, gagnent des éloges, des cadeaux, voire même des places garanties et une priorité au moment de choisir leur personnage, contribuant ainsi à leur statut.

En réponse à l’intérêt croissant porté sur le GN, celui-ci pourrait devenir un produit rare et donc convoité, chosifié et aristocratique. La rareté est un outil crucial de la marchandisation (Slater 1997), car elle rend les marchandises plus désirables, alimentant notre besoin de consommer, créant une impression de pénurie dans un contexte d’abondance. Si certains GN ne sont accessibles qu’à une élite sociale et économique et que le nombre de participants potentiels pour chaque événement augmente plus vite que le nombre de places disponibles, nous sommes confrontés à une question : comment choisir les participant.es de manière équitable ?

La déception ressentie quand on ne peut pas participer à un GN peut détruire le sentiment de communauté, et créer des classes sociales distinctes basées sur le capital social entre les participantes. Algavres (2019) montre comment les différences de capital social influencent la manière dont nous interagissons au sein du GN, et son impact sur la direction que prend ce dernier. Par conséquent, en renforçant des structures qui creusent les différences de classe, nous participons à créer un contexte où les individus ne peuvent pas interagir sur un pied d’égalité.

Nous assistons à un désir de croissance du GN, ce qui est un autre symptôme de la culture de consommation. Une culture basée sur la marchandisation pousse à une croissance et à un développement sans fin, sans autre objectif que la croissance elle-même (Slater 1997 ; Baudrillard 1998). Nous voulons toujours plus, quelque chose de nouveau, de différent, et ce désir n’est jamais satisfait (Campbell 1987). Dans cette logique, nous voyons une tendance à des GN toujours plus grands, plus chers et plus ambitieux. Et bien qu’il n’y ait aucun problème en soi à explorer et développer les limites créatives de notre loisir, je me demande parfois ce qu’est l’objectif ultime de cette croissance ? Sombrons-nous dans une frénésie capitaliste ?

Et enfin, la marchandisation peut mener à l’exploitation de la main-d’œuvre, en particulier dans les contextes dans lesquels les individus participant à la création d’un GN ont un mélange de perspectives marchandes et non-marchandes. En utilisant une tradition d’organisation collective, beaucoup de GN marchands ne fonctionnent que grâce au labeur de bénévoles (souvent surmené.es). Ces bénévoles sont uniquement payées en capital social et en « visibilité », tout comme celles et ceux qui travaillent dans les industries créatives très commerciales (Mould 2018).

Jones, Koulu et Torner (2016) avancent que les organisateurs doivent repenser ce qui est défini et proposé en tant que travail, les compétences nécessaires à l’organisation et la participation à un GN, et qui peut travailler et comment. À mesure que le GN grandit, nous verrons apparaître des structures de pouvoir de plus en plus complexes autour du travail, et une porte ouverte à l’exploitation de la main d’œuvre. Nous devons donc garder cela à l’esprit et réfléchir à la façon de développer notre loisir et notre communauté.

Remettre en question le développement linéaire

Puisque la fin de cet article approche, j’aimerais souligner qu’il n’a pas pour but de faire la morale ou de choisir une meilleure ou pire façon de faire du GN. La consommation est au-delà de toute morale : elle n’est en soi qu’une des formes que peut prendre une structure de pouvoir. La marchandisation se présente en développement en ligne droite d’une activité au sein de la culture de consommation, un développement qui parait logique car c’est celui que suit toute chose dans le monde d’aujourd’hui.

La marchandisation est structurelle, mais c’est aussi une structure de pouvoir internalisée et une logique par laquelle nous interagissons avec des objets, personnes, espaces, et le monde. Qu’un GN devienne une marchandise ou non est donc une question d’équilibre structurel et d’attitude individuelle envers le GN et les autres GNistes. Par conséquent, je ne pense pas qu’il soit possible de s’assurer un type d’expérience marchande ou non-marchande, en tant qu’orga ou participante. Que nous soyons pour ou contre, je pense pourtant que nous devons prendre conscience de la manière dont nous contribuons à la marchandisation.

Comme je l’ai écrit précédemment, la marchandisation du GN a des aspects positifs et négatifs. Mais les aspects positifs de la marchandisation tendent à masquer le négatif, nombre de partisans de la marchandisation avançant que les bénéfices dépassent ou peuvent être obtenus sans les désavantages de cette évolution. Or, on ne peut avoir l’un sans l’autre. Il est naïf de croire que l’on peut bénéficier des avantages du GN-marchandise sans que cela n’influence la communauté au sens large. L’histoire de la marchandisation montre qu’elle détruit tout sur son passage, en créant un désir démesuré et un besoin incessant de croissance, jusqu’à ce que l’ensemble de l’activité en question soit organisé pour atteindre ces objectifs.

Le plus important aujourd’hui est de prendre conscience de ce développement et de notre participation à celui-ci. Un des plus gros problèmes que la vie dans une société de consommation crée est l’impossibilité d'imaginer toute autre forme d’existence. Et pourtant, parce qu’il puise ses racines dans les marges de la société de consommation, le GN a le potentiel de proposer des visions d’alternatives émancipatrices et utopiques (voir Kemper 2017 ; Bowman et Huggas 2019 ; Hugaas et Bowman 2019) [et (7)]. Ne gâchons pas un tel potentiel au nom d’une légitimité et d’une normalisation aux yeux d’une culture qui ne fera que nous utiliser.

Nous devons poser la question de ce que la marchandisation fait pour et à notre communauté, et nous devons avoir conscience et accepter toutes les conséquences de nos décisions. Je ne pense pas qu’il soit possible d’atteindre un consensus au sein de notre communauté sur la question de la définition du GN, et comment il faut l’approcher. En conséquence, nous verrons très propablement grandir la fragmentation de notre communauté et de notre pratique. Certaines personnes verront dans la marchandisation une évolution positive alors que d’autres la combattront. Dans le même temps, je ne pense pas qu’il soit possible d’arrêter complètement le processus de marchandisation, car le contexte de la société poussera notre communauté à se conformer à ce schéma. Le GN continuera à se développer, mais nous pouvons orienter cette évolution.

Nous devons essayer d’imaginer la finalité que nous souhaitons donner à notre besoin de marchandisation et de croissance. Nous devons remettre en question le développement linéaire que la culture de consommation entraine et penser le futur que nous voulons créer pour le GN. Que signifiera de s’impliquer en tant que participant.e ou organisateur.ice ? Comment considérerons-nous les autres GNistes, et les événements ? Quelles responsabilités accepterons-nous, envers nous-mêmes ou les autres ? Quelle sera l’accessibilité ? Devrons-nous faire face à des inégalités économiques, sociales et culturelles croissantes ? Verrons-nous une juxtaposition de classes privilégiées et populaires au sein de notre loisir ? Qui pourra participer et comment ?

De plus, nous devons chercher à comprendre pourquoi nous voulons faire évoluer le GN dans une certaine direction, et si nous souhaitons réellement les conséquences d’un tel développement. Pourquoi aspirons-nous à une plus grande acceptation sociale ? Pourquoi visons-nous le « Grand Spectacle » et un meilleur marketing ? Pourquoi souhaitons-nous une plus grande couverture médiatique ? Qui en tirera les bénéfices et quels en seront les coûts ? À mesure que nous abandonnons notre pouvoir de co-créateurs et créatrices de GN, à qui transmettons-nous ce pouvoir ? Et comment ce pouvoir sera-t-il utilisé ?

Références

  • Algayres, Muriel. 2019. The Impact of Social Capital on Larp Safety. Nordiclarp.org.
  • Auslander, Philip. 2008. Liveness: Performance in a Mediatized Culture, Londres : Routledge [La version ‘beta’ de ce livre existe en français en téléchargement sur erudit.org (NdT)].
  • Baudrillard, Jean. 1998. The Consumer Society, Londres: Sage [La Société de consommation, 1970 en français, disponible sur archive.org (NdT)].
  • Bowman, Sarah Lynne, and Kjell Hedgard Hugaas. 2019. Transformative Role-Play: Design, Implementation, and Integration. Nordiclarp.org.
  • Bauman, Zygmund. 2001. Consuming Life. Journal of Consumer Culture 1, no. 1: 9-29.
  • Campbell, Colin. 1987. The Romantic Ethic and the Spirit of Modern Consumerism, Oxford: Basil Blackwell Ltd.
  • Cohen, Lizabeth. 2003. A Consumers’ Republic: The Politics of Mass Consumption in Postwar America, New York: Knopf.
  • Fatland, Eirik and Markus Montola. 2015. The Blockbuster Formula – Brute Force Design in The Monitor Celestra and College of Wizardry. Nordiclarp.org.
  • Frayne, David. 2015. The Refusal to Work: The Theory and Practice of Resistance to Work, Londres: Zed Books.
  • Harviainen, J. Tuomas. 2013. Managerial Styles in Larps: Control Systems, Culture, and Charisma. Dans Wyrd Con Companion Book 2013, édité par Sarah Lynne Bowman and Aaron Vanek, 112-124. Los Angeles: Wyrd Con.
  • Hugaas, Kjell Hedgard, and Sarah Lynne Bowman. 2019. The Butterfly Effect Manifesto. Nordiclarp.org [Disponibe en français sur Électro-GN (NdT)].
  • Jones, Katherine Castiello, Sanna Koulu, and Evan Torner. 2016. Playing at Work: Labor, Identity and Emotion in Larp Dans Solmukohta 2016: Larp Realia and Larp Politics, édité par Kaisa Kangas, Mika Loponen, and Jukka Särkijärvi, 125-134. Helsinki, Finlande: Ropecon ry.
  • Kemper, Jonaya. 2017. The Battle of Primrose Park: Playing for Emancipatory Bleed in Fortune & Felicity. Nordiclarp.org.
  • Mould, Oli. 2018. Against Creativity, Londres: Verso Books.
  • Muniz, Albert M. and Thomas C. O’Guinn. 2001. Brand Community. Journal of Consumer Research 27, no. 4: 412-432.
  • Slater, Don. 1997. Consumer Culture and Modernity, Oxford: Polity Press.
  • Schouten, John W., and James H. McAlexander. 1995. Subcultures of Consumption: An Ethnography of the New Bikers. Dans Journal of Consumer Research 22, no. 1: 43-61.
  • Seregina, Anastasia, and Henri A. Weijo. 2016. Play at Any Cost: How Cosplayers Produce and Sustain their Ludic Communal Consumption Experiences. Dans Journal of Consumer Research 44, no. 1: 139-159.

Relecture : Elina Gouliou

Sélection des photos : Kjell Hedgard Hugaas, Photos libres de droit issues de Pixabay.

Article d’origine : On the Commodification of Larp


(1) NdT : L’agentivité est la liberté de faire un choix et ou une action qui aura des conséquences, en ayant toutes les cartes (et informations) en main pour vraiment faire son choix. On vous en parlait dans L’agentivité d’un joueur ptgptb. [Retour]

(2) NdT : Plein de conseils pour optimiser l'organisation de GN, minimiser le stress des orgas et maximiser l’efficacité de chaque heure de travail - et payer ces heures, dans Comment organiser un GN de manière efficiente ptgptb [Retour]

(3) NdT : La documentation des parties de JdR, que ce soit sur table, en GN ou autres, est traitée de manière plus positive dans Gardez une trace de vos parties ptgptb. [Retour]

(4) NdT : Une de ces mesures en faveur de l’accessibilité est la salle sensorielle ptgptb. [Retour]

(5) NdT : On peut trouver des exemples de mesures contre le harcèlement dans Pour des espaces plus sécurisés I (côté participante) ptgptb et sa suite. [Retour]

(6) NdT : Les tickets solidaires sont des billets à prix réduits, typiquement financés par d’autres joueuses, qui font un don en plus du prix normal de l’inscription. À la manière des « exemplaires suspendus » dans le monde du JDR. [Retour]

(7) NdT : Dans Identités autonomes ptgptb (long!), Mike Pohjola signale la possibilité d'explorer des organisations politiques alternatives en GN, y compris hors-jeu dans sa tête. [Retour]

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