(Ne pas) en faire toute une scène
© 2011 Steve Darlington
La tension est formidable. La tension est au cœur de toute création, vraiment. La tension entre personnages, entre mondes, entre mentalités, travaille à la création du récit et de l’action, sans parler de la comédie. La tension entre l’intention et le sujet, entre la toile et le cadre, entre le créateur, le spectateur, l’objet et la représentation – c’est ceci qui crée le génie de la peinture. Le conflit entre une chose et la façon dont on y fait référence crée le langage. La tension entre la scène et le public crée le théâtre.
Je pense que l’une des choses que j’aime le plus dans le jeu de rôle, la raison pour laquelle je ne peux le chasser de ma tête, c’est justement le fait qu’il soit plein de tensions. Il y a de la tension entre les joueurs et le MJ, entre ce que souhaite un joueur et ce que son personnage désire, entre dialogue roleplay et hors-roleplay, entre les postures de l’Avatar, de l’Audience et de l’Auteur ptgptb ; conflit entre le monde réel et celui imaginé, et même entre échanges en roleplay et bavardages entre joueurs.
Mais le plus important : le JdR est finalement, à sa naissance, un conflit entre improvisation d’un récit collectif et wargame avec figurines à l’échelle individuelle. Tirer sur les ficelles de ces tensions ne contribue pas seulement à faire fonctionner et à sublimer un JdR, mais c’est précisément le conflit entre les deux derniers aspects (1) qui définit son existence même.
Tout ceci est loin d’être nouveau. Ce n’est pas nouveau non plus que beaucoup de systèmes de JdR jouent sur l’un ou l’autre des aspects de cette dualité dans le but d’en tirer de nouvelles approches de jeu. Cependant, je pense parfois que les gens sont tellement occupés à essayer de mettre en avant leur point de vue qu’ils en oublient que beaucoup d’éléments étaient déjà en place bien avant qu’ils ne commencent à y réfléchir, et plutôt que d’y ajouter de nouveaux éléments, ils remplacent les anciens, et pas toujours de manière très pertinente.
De quoi suis-je en train de parler ? Eh bien par exemple du fait que beaucoup de JdR indépendants – comme Fiasco (2), récompensé par le Diana Jones Award 2011 (3) – ont remis au goût du jour la fameuse Table de Rencontre Aléatoire. La version est légèrement différente, certes, mais l’idée reste la même – des éléments de l’intrigue, regroupés par thèmes mais assignés aléatoirement, sont ajoutés à la trame scénaristique, sans le consentement ni le contrôle de qui que ce soit. C’est frappant que cela nous ramène 35 ans en arrière pour arriver exactement aux mêmes mécanismes de jeu – et puis on se trompe en les croyants révolutionnaires.
Un exemple plus concret, une chose que j’ai aussi découverte dernièrement, est le fait que beaucoup de JdR indies divisent le jeu en Scènes. Le MJ, ou le narrateur du round, ou d’autres joueurs, définit une scène. Des personnes définissent certains éléments en suivant certaines règles – par exemple, peut-être que seulement X personnages pourront être dans cette scène, ou que seul le narrateur pourra déterminer le thème de la rencontre, ou autre. Puis, la scène est jouée.
Bien évidement, le JdR a toujours fonctionné de la sorte. Quand Bob dit “Thungar va aller à la taverne pour voir s'il peut y entendre quelques rumeurs sur le donjon”, le joueur Bob est en train d’exiger immédiatement une scène, et nous en apprenons par la même occasion beaucoup sur la scène en question. Nous savons où elle aura lieu (dans une taverne), qui sont les protagonistes (Thungar et un tavernier), et le plus important, quelle est la tension centrale de la scène (Thungar trouvera-t-il quelque chose d’intéressant ?) et quand la tension sera résolue. Nous pouvons également en déduire beaucoup d’autres choses : le MJ – dans la plupart des JdR traditionnels – a la capacité implicite de décrire la taverne, mais les PJ ont aussi généralement leur mot à dire. Bob pourrait demander s’il n’y aurait pas une serveuse, sachant que la belle plastique de son personnage lui donnera un bonus pour sa collecte de rumeurs, ou tout simplement parce que cela correspond au style de son personnage. Etc., etc.
Là où je veux en venir : de nombreux systèmes rendent explicites des choses que les gens ont toujours fait de manière implicite, et c’est une bonne chose ; mais il faut rester prudent afin de ne pas arriver à quelque chose qui serait, en fin de compte, moins utile.
Par exemple, nombre de systèmes que j’ai lus, basés sur le principe de “Une scène arrive”, ne donnent aucune une idée claire de qui est dans la scène, de son lieu, de comment elle commence, se termine, ou encore quelle en est la tension centrale. Ces systèmes n’offrent aucune indication du genre de scène dont il va s’agir, alors qu’un genre bien établi comme [la fantasy à la] D&D contient énormément de scènes implicites pour notre répertoire mental. Dans certains cas, ce genre de système donnera effectivement toutes les informations nécessaires, mais il rendra la création de scènes bien trop formalisée et contrôlée. Ceci peut aboutir à ce que Bob ne puisse pas demander s’il y a une serveuse, ou alors il le peut mais il doit dépenser un Point d’Intrigue pour le faire, ou bien c’est au MJ de le faire.
Ne prenez pas mes propos de travers ; rendre une règle explicite peut parfaitement encourager les gens à faire quelque chose, mais en même temps, avoir à dépenser une ressource (4) pour le faire peut décourager ce qui venait naturellement.
De la même manière, certaines règles explicites mettent le contrôle de la partie entre les mains des joueurs, mais là encore, nous avions déjà cela. Si le MJ essayait de mettre en place une scène du style “Vous chevauchez sur la route quand soudain…”, et que Bob disait “Attends, non, avant de partir, je veux parler avec le tavernier !”, alors Bob le ferait. Évidemment, cela conduit parfois à des conflits pour savoir si Bob pourrait le faire ou pas. Bien sûr, rendre explicite ce genre de choses permet la mise en place d’idées nouvelles pour la conception de JdR. Ce qui est moins évident, c’est que souvent cette vision prive Bob de sa liberté implicite d’insister pour aller à la taverne, et de faire qu’il y ait là une serveuse.
Pour résumer : parfois nous essayons de réinventer la roue pour qu’il soit plus clair et plus facile de voir qui a la responsabilité de quoi. Mais ce faisant, certains créateurs oublient que les rôlistes savent déjà comment créer des scènes tout simplement parce que nous le faisons depuis que Gygax se mit à jouer dans le monde de Greyhawk pour la première fois, et on doit faire très attention à ne pas rendre bien plus difficile et compliqué ce que nous avons tous toujours fait auparavant. Cela peut être intéressant, mais cela peut également être frustrant. Cela peut également finir par changer certaines choses sans que vous ne le vouliez.
Par exemple, je suis un MJ plutôt réactif : j’ai tendance à laisser mes joueurs définir les scènes qu’ils veulent. Dans un jeu de rôle où les responsabilités du MJ sont partagées, je dois cadrer les scènes bien plus souvent – pas moins souvent –, ce qui me demande en fait plus de travail en tant que MJ. Et je dois toujours jouer les PNJ. C’est du perdant-perdant.
Un dernier exemple : dans OctaNe grog – un très bon jeu – le système n’est pas centré sur la dualité réussite/échec, mais sur la personne qui décrit le résultat. Cependant, à ma table, nous regardons tous le résultat des dés et nous laissons tout le monde suggérer ce qui va advenir, et nous choisissons la description la plus formidable. Au final, [respecter tel quel] le système d’OctaNe rend mes parties moins intéressantes.
Une fois encore, cela n’empêche pas qu’OctaNe soit une idée intéressante. En effet, tous ces mécanismes qui réinventent la roue ont du bon, justement parce qu’ils mettent nettement et explicitement au centre du système ce que le groupe de rôlistes fait de manière implicite. Parfois, ce que fait un groupe peut être très différent d’une table à une autre et aucun créateur ne peut couvrir une telle variabilité. Cependant, nous connaissons certainement la manière dont les joueurs de D&D mettent en place une scène, et nous constatons donc que ce système standard fonctionne et fournit énormément d’informations, tout en permettant beaucoup de liberté. Ainsi, soyez conscients que nos systèmes [traditionnels] qui font tout cela différemment n’apportent finalement pas moins d’information, ni ne réduisent la liberté d’action.
D’un autre coté, nous avons peut-être oublié certaines choses. Le JdR Les Filles de l’Exil ptgptb possède un système de résolution d’action, et un critique a demandé ce qui ce passe si un jet échoue. Maintenant, il est totalement acceptable d’affirmer “Hé, un échec peut vouloir dire n’importe quoi”, mais en même temps, il ne faudrait peut-être pas oublier ce qu’un échec signifie d’habitude (c’est-à-dire que votre tentative échoue). Les fondamentaux anciens ne doivent pas forcément être jetés pour faire de la place aux nouveaux, surtout pas s’ils a) fonctionnent b) ont toujours inclus la mise en place de scènes ainsi que d’autres procédés d’improvisation et d’autres rouages narratifs.
Enfin, juste une pensée, comme ça.
Article original : Making A Scene
(1) NdT : Le conflit entre priorité à l’histoire ou priorité à l’action/combat, ce qui rappelle narrativisme vs simulationnisme/ludisme. [Retour]
(2) NdT : Fiasco est un jeu de rôle créé par Jason Morningstar appartenant au style narrativiste. Son originalité réside (entre autres) dans le fait qu’il ne requiert ni MJ, ni préparation, et que les personnages doivent échouer lamentablement. [Retour]
(3) NdT : Le prix Diana Jones récompense chaque année depuis 2000 l’excellence dans le milieu ludique. Il se base plus sur des notions subjectives de “mérite” et d’innovation que de popularité. [Retour]
(4) NdT : Définition et application des ressources au “méta-jeu” dans le Chap.4 du LNS ptgptb. [Retour]
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