Je n’ai pas de mots et je dois créer
© 1994 Greg Costikyan
Définir le jeu et en créer d’autres
Cet article a été publié en 1994 dans Interactive Fantasy #2, un journal anglais, et mis à jour en 2002 sur le site de l’auteur.
Table des matières
Qu’est-ce qu’un jeu, après tout ?
Ça demande de la participation
Mais alors qu’est-ce qu’un jeu ?
D’autres choses qui renforcent les jeux
Conclusion : Tous égaux devant le dés – ou ce que vous voulez
Il y a un paquet de jeux de toutes sortes autour de nous. Un sacré paquet. Consoles, ordinateurs, CD-ROM, jeux online, arcade, jeux par correspondance (courrier ou mail), wargames, jeux de cartes, jeux de rôles sur table, Grandeur Nature, sans règles. Et, bon sang, n’oubliez pas le paintball, la simulation virtuelle, les sports et les courses hippiques. Tout ça c’est du jeu.
Mais est-ce qu’ils ont tous quelque chose en commun ? Qu’est-ce qu’un jeu ? Et comment faire la différence entre un bon et un mauvais jeu ?
En fait, nous pouvons tous répondre à cette dernière question : “C’est une bonne partie, Joe”, vous dites, tout en montant au filet. Ou rangeant les jetons. Ou en vous défaussant à contrecœur de votre carte d’Élémentaire de Terre. Ou en partageant le trésor. Mais ce n’est pas mieux que de dire“C’est un bon livre”, en tournant la dernière page de celui-ci. C’est peut-être vrai, mais ça ne vous aide pas à en écrire un meilleur.
En tant que créateurs de jeux, nous avons besoin d’une manière d’analyser les jeux, d’essayer de les comprendre, de déterminer ce qui marche et ce qui les rend intéressants.
Nous avons besoin d’un vocabulaire critique. Comme il s’agit d’une forme récente, en dépit de sa croissance immense et de sa diversité stupéfiante, nous avons besoin d’inventer ce vocabulaire.
Qu’est ce qu’un jeu, après tout ?
Ce n’est pas un casse-tête
Dans Art of Computer Game Design, Chris Crawford (1) différencie ce que l’on appelle “jeux” des “puzzles”. Ces casse-têtes sont statiques ; ils mettent le “joueur” face à une structure logique à résoudre à l’aide d’indices. Les “jeux”, par opposition, ne sont pas statiques : ils changent en fonction des actions du joueur.
Certains casse-têtes sont aisément repérables ; personne n’appellerait une grille de mots croisés un “jeu”. Mais, selon Crawford, certains “jeux” sont simplement des puzzles – Zork (2) de Lebling et Black, par exemple. L’unique objectif du jeu est la résolution des énigmes : trouver des objets et les utiliser d’une certaine façon pour parvenir aux changements voulus dans l’état du jeu. Il n’y a pas d’opposition, il n’y a pas de roleplay et il n’y a pas de ressources à gérer ; la victoire est simplement la conséquence de la résolution du casse-tête.
Pour être exact, Zork n’est pas entièrement statique ; le personnage se déplace de décor en décor, les actions réalisables varient à chaque décor, et l’inventaire change avec l’action. Nous devons penser casse-tête et jeu en termes de continuité et non d’opposition ; si une grille de mots croisés est du casse-tête à 100 %, Zork est 90 % de casse-tête et 10 % de jeu.
Presque chaque jeu contient de la résolution d’énigme à un certain degré ; même un jeu de pure stratégie militaire demande par exemple aux joueurs de résoudre le casse-tête qui consiste à attaquer de manière optimale à tel endroit avec telles unités. Pour éliminer complètement la partie puzzle, il vous faut un jeu qui soit presque entièrement de l’exploration : un bon exemple serait Just Grandma and Me, un CD-ROM d’histoires interactives avec des éléments ludiques de décisions à prendre et d’exploration (3). Cliquer sur des objets à l’écran crée des sons et des animations, mais il n’y a rien à “résoudre”, en fait, aucune stratégie quelle qu’elle soit.
Un casse-tête est statique. Un jeu est interactif.
Ce n’est pas un jouet
Selon Will Wright [créateur de The Sims, entre autres (NdT)], son Sim City n’est pas du tout un jeu, mais un jouet. Wright propose, pour nous éclairer, la comparaison avec une balle : elle offre plein de comportements intéressants, que vous pouvez explorer. Vous pouvez la faire rebondir, la faire tourner, la lancer, dribbler avec. Et, si vous le voulez, vous pouvez l’utiliser dans un jeu : foot, basket-ball, ou ce que vous voulez. Mais le jeu n’est pas intrinsèque au jouet ; il est un ensemble d’objectifs définis par des joueurs et surimposé au jouet.
Tout comme Sim City. Comme beaucoup de jeux d’ordinateur, il crée un monde que le joueur peut manipuler, mais à l’inverse d’un vrai jeu, il ne fournit pas d’objectifs. Bien sûr, vous pouvez en choisir un : essayer de construire une ville sans quartiers pauvres, peut-être. Mais Sim City en lui-même n’a pas de conditions de victoire, pas d’objectifs. C’est un “logiciel-jouet”.
Un jouet est interactif. Mais un jeu a des objectifs.
Ce n’est pas une histoire
Encore et toujours, on entend parler d’histoire. De littérature interactive. Créer une histoire à travers le roleplay. L’idée que les jeux ont quelque chose à voir avec les histoires a une telle emprise sur l’imagination des créateurs qu’elle ne pourra probablement pas être effacée. Elle mérite au moins d’être défiée.
Les histoires sont linéaires par essence. Peu importe combien les personnages pourront hésiter sur les décisions à prendre, ils les prendront toujours de la même manière à chaque fois que vous relirez l’histoire, et le dénouement sera toujours le même. En réalité, c’est une force : l’auteur choisit précisément tels personnages, tels événements, telles décisions et tel dénouement, parce qu’ils renforcent l’histoire. Si les personnages font quelque chose d’autre, l’histoire ne sera pas aussi intéressante.
Les jeux sont non-linéaires par essence. Ils dépendent de la prise de décision. Les décisions doivent proposer des alternatives réelles et plausibles, ou elles ne sont pas des vraies décisions. Il doit être tout à fait raisonnable pour un joueur de prendre une décision d’une certaine façon dans une partie, et d’une autre manière dans la partie suivante. À tel point que plus vous construisez votre jeu comme une histoire – plus linéaire, avec moins de vraies options – moins vous en faites un jeu.
Imaginez : vous achetez un livre, ou voyez un film, parce qu’il a une histoire géniale. Mais comment réagiriez-vous si votre maître du jeu vous disait : “Je ne veux pas que vous fassiez ça, parce que ça ruinerait l’histoire” ? Il aura peut-être bien raison, mais il est à côté de la plaque. Jouer n’est PAS raconter des histoires.
Ceci dit, les jeux empruntent souvent, et fructueusement, des éléments à la fiction. Les JdR dépendent des personnages ; les aventures sur ordinateur et les GN suivent généralement une intrigue. L’idée d’une tension dramatique croissante est utile à n’importe quel jeu qui débouche sur une fin précise. Mais essayer de trop coller à une histoire limite la liberté d’action des joueurs et leur capacité à prendre des décisions conséquentes.
Le mouvement littéraire de fiction hypertexte (4), est intéressant dans ce cas. L’hypertexte est intrinsèquement non linéaire, de telle sorte que la narration traditionnelle est totalement inappropriée à un tel travail. Les écrivains d’hypertexte de fiction essayent d’explorer la nature de l’existence humaine, comme le font les histoires traditionnelles, mais d’une manière qui leur permet de multiplier les points de vue, les sauts temporels, et la construction par le lecteur de son expérience de lecture. La fiction hypertexte partage quelque chose avec la narration traditionnelle, et quelque chose – bien plus que se l’imaginent les écrivains hypertexte – avec la conception de jeu ; mais si l’hypertexte de fiction réussit un jour artistiquement (rien de ce que j’ai lu ne l’a été), ce ne sera qu’à travers la création d’une nouvelle forme narrative, quelque chose que l’on aura du mal à appeler “histoire”.
Les histoires sont linéaires. Les jeux ne le sont pas.
Ça demande de la participation
Dans une forme traditionnelle d’art, l’audience est passive. Lorsque vous regardez une peinture, vous pouvez y imaginer des choses, vous pouvez y voir autre chose que ce que l’artiste avait prévu, mais votre rôle dans l’élaboration de l’expérience est ténue : c’est l’artiste qui a peint. Vous voyez. Vous êtes passif.
Lorsque vous allez au cinéma, ou regardez la télévision ou une pièce de théâtre, vous êtes assis, vous regardez et vous écoutez. Là encore, vous interprétez, jusqu’à un certain degré ; mais vous êtes le public. Vous êtes passif. L’art est créé par les autres.
Lorsque vous lisez un livre, la plupart de son contenu se passe dans votre tête et non sur la page ; mais c’est la même chose. Vous êtes en train de recevoir les mots de l’auteur. Vous êtes passif.
Tout cela est trop, trop autocratique : l’artiste tout puissant condescend à partager son génie avec les mortels inférieurs. Comment est-il possible que, deux cents ans après la Révolution, nous avons encore tant d’œuvres aristocratiques ? Nous avons sûrement besoin de formes qui s’accordent à notre temps ; des formes qui permettent au commun des mortels de créer sa propre expérience artistique.
Arrive le jeu. Les jeux fournissent un ensemble de règles, mais les joueurs les utilisent pour créer leurs propres conséquences. C’est quelque chose comme la musique de John Cage (5) : il écrivait des thèmes à partir desquels on attendait des musiciens qu’ils improvisent. Les jeux sont comme ça ; le concepteur fournit les thèmes et les joueurs, la musique. Une forme d’art démocratique pour une époque démocratique.
Les formes d’art traditionnelles jouent sur un public passif. Les jeux requièrent une participation active.
Mais alors qu’est-ce qu’un jeu ?
Un jeu est une forme d’art dans laquelle les participants, appelés joueurs, prennent des décisions afin de gérer des ressources à travers des marqueurs de jeu, et afin d’atteindre un objectif.
Prendre des décisions
J’utilise ce terme dans un effort pour détruire l’inutile et très en vogue mot “interactif”. Le futur, nous dit-on, sera interactif. Vous pouvez tout aussi bien dire : “Le futur sera fnurglewitz.” Ce sera tout aussi éclairant.
Un interrupteur est interactif. Vous le levez et la lumière s’allume. Vous l’abaissez et elle s’éteint. Ça c’est de l’interaction. Mais ce n’est pas franchement amusant.
Tous les jeux sont interactifs. Le jeu établit des changements en fonction des actions des joueurs. Sans quoi ce ne serait pas un jeu : ce serait un casse-tête.
Mais l’interaction n’a pas de valeur en elle-même. L’interaction doit avoir un but.
Supposons que nous avons un produit qui soit interactif. À un certain moment, vous êtes face à un choix : vous pouvez choisir de faire A, ou alors de faire B.
Mais qu’est-ce qui fait que A est meilleur que B ? Ou bien est-ce que B est meilleur que A à certains moments mais pas à d’autres ? Quelles ressources doivent être gérées ? Quel est l’objectif ultime ?
Aha ! Maintenant nous ne parlons plus d’“interaction”. Maintenant nous parlons de prise de décision.
Ce qui fait d’un jeu un jeu est la nécessité de prendre des décisions. Considérez les Échecs : il y a peu de choses qui rendent les parties attirantes – pas d’éléments de simulation, pas de roleplay et sacrément peu de couleur. Ce dont il s’agit est l’importance de prendre des décisions. Les règles sont étroitement définies, les objectifs évidents, et la victoire vous demande de penser plusieurs coups à l’avance. L’excellence dans la prise de décision est ce qui apporte le succès.
Que fait un joueur dans n’importe quel jeu ? Certaines choses dépendent du moyen utilisé. Dans certains jeux, il lance des dés. Dans d’autres, il discute avec ses amis. Ailleurs, il tape frénétiquement sur un clavier. Mais dans tous les cas, il prend des décisions.
À chaque instant, il examine l’état du jeu. Cela peut être ce qu’il voit à l’écran. Ou ce que le Maître de Jeu vient juste de lui dire. Ou l’arrangement des pions sur le plateau de jeu. Alors, il vérifie ses objectifs, les marqueurs du jeu et les ressources qui lui sont disponibles. Puis il considère l’opposition, les forces contre lesquelles il doit de battre. Il essaye de décider du meilleur plan d’action.
Et il prend une décision.
Quelle est la clef ici ? Les objectifs. L’opposition. La gestion des ressources. L’information. Nous allons parler de tout ça dans une seconde.
Quelles décisions prend un joueur dans ce jeu ?
Objectifs
Sim City n’a pas d’objectifs. N’est-ce pas un jeu ?
Non, comme son propre concepteur l’affirme. C’est un jouet.
Et le seul moyen de rester accroché pour longtemps est d’en faire un jeu – en fixant des buts, en définissant des objectifs pour vous-même. Construire la mégapole la plus majestueuse possible ; maximiser votre cote de popularité ; construire une ville qui repose entièrement sur les transports en commun. Peu importe l’objectif que vous choisissez, vous l’avez transformé en un jeu.
Mais même là, le logiciel ne supporte pas votre objectif. Il n’a pas été conçu avec ce dernier en tête. Et essayer de faire quelque chose avec un bout de logiciel qui n’a pas été prévu pour ça peut être terriblement frustrant.
Dès lors qu’il n’y a pas d’objectifs, Sim City devient très vite lassant. Par opposition, le Civilisation de Sid Meier et Bruce Shelley’s, un produit dérivé évident, a des objectifs explicites – et est beaucoup plus entraînant et attachant.
“Mais qu’en est-il des jeux de rôles ?” me direz-vous. “Ils n’ont pas de conditions de victoire.”
Pas de conditions de victoires, c’est vrai. Mais des objectifs, ça ils en ont ; un bon paquet, vous n’avez qu’à choisir. Amasser le plus d’expérience. Ou accomplir la quête que votre ami le MJ viens juste de vous imposer. Ou reconstruire l’Imperium et empêcher l’effondrement final de la civilisation. Ou s’approcher de la perfection spirituelle. Peu importe.
Si, pour quelque raison, vos personnages n’ont pas d’objectifs, ils en trouveront rapidement un. Sans quoi ils n’auront rien de mieux à faire que de s’asseoir dans une taverne et grommeler sur la médiocrité de la partie… Jusqu’à ce que vous en ayez marre et qu’une horde d’orques se montre pour leur refaire le portrait.
Hé, maintenant ils ont un but. La survie personnelle est un bon objectif. Un des meilleurs.
Si vous n’avez pas d’objectif, vos décisions n’ont pas de sens. Choisir A est aussi bien que choisir B ; piochez une carte, n’importe laquelle. Qui s’en soucie ? Qu’est-ce que ça change ?
Pour que ça compte, pour que le jeu signifie quelque chose, vous avez besoin de quelque chose vers quoi vous diriger. Vous avez besoin d’objectifs.
Quels sont les objectifs des joueurs ? Le jeu peut-il supporter différents types d’objectifs ? Quelles facilités existe-t-il pour que les joueurs suivent leurs différents objectifs ?
Opposition
“Oh !” disent les gens politiquement corrects. Ces mauvais jeux, ces jeux répugnants. Ils sont tellement compétitifs. Pourquoi ne peut-on pas avoir des jeux de coopération ?
Ces “jeux de coopération” semblent généralement être des variantes de “Allez, lançons tous la balle entre nous.” Bon sang, c’est tellement fascinant, je vais arrêter de jouer à Mortal Kombat pour ça, j’vous parie !
Mais parlons-nous vraiment de compétition ?
Oui et non ; beaucoup de joueurs prennent leur pied en gagnant sur les autres par la seule force de leur esprit – ce qui est toujours mieux qu’à la seule force de leurs poings. Les joueurs d’Échecs sont particulièrement assommants sur ce point. Mais le véritable intérêt est dans la conquête d’un objectif.
Le plus important mot de cette phrase est : lutte.
Jouons à un jeu. Il s’appelle Courageuse Petite Angleterre, et il simule la situation à laquelle a dû faire face le Royaume-Uni après la chute de la France lors de la Seconde Guerre mondiale. Votre but : préserver la liberté et la démocratie et défaire les forces de l’ombre et de l’oppression. Vous avez un choix : A) Vous rendre, B) Cracher dans l’œil d’Hitler ! Que règne Britannia ! L’Angleterre ne sera jamais jamais jamais soumise !
Vous avez choisi B ? Félicitations ! Vous avez gagné !
Alors, n’était-ce pas satisfaisant ? Ah, le frisson de la victoire.
Il n’y a aucun frisson de la victoire, évidemment ; tout cela était bien trop facile, n’est-ce pas ? Il n’y a eu aucune lutte.
Dans un jeu à deux joueurs, un face-à-face, votre adversaire est l’opposition, vous êtes en conflit avec lui ; le jeu est une compétition directe. Et c’est un moyen de qualité pour produire une opposition. Rien n’est aussi vicieux et difficile à contrer qu’un adversaire humain déterminé. Mais la concurrence directe n’est pas le seul de moyen parvenir à cela.
Pensez à la fiction. Le schéma classique, le Modèle Narratif Standard (6), fonctionne comme ceci : le personnage A a un but. Il affronte les obstacles B, C, D, et E. Il se bat avec chacun, à leur tour, et ce faisant, grandit en tant qu’individu. Finalement, il vient à bout du dernier et plus grand obstacle.Tous ces obstacles doivent-ils être le Méchant, le Sale Type, l’Opposant, l’Ennemi ? Non, même si un bon scélérat fait un obstacle de première qualité. Les puissances naturelles, les belles-mères revêches, les disques durs qui plantent, et les propres sentiments d’impuissance du héros peuvent aussi faire de bons obstacles.
C’est pareil dans les jeux.
Dans la plupart des JdR, “l’opposition” est composée de personnages non joueurs, et on attend de vous que vous collaboriez avec vos camarades joueurs. Dans de nombreux jeux informatiques, “l’opposition” est composée de casse-tête que vous devez résoudre. Dans les GN, “l’opposition” est souvent la simple difficulté à trouver le joueur qui a l’indice ou l’objet ou le pouvoir spécial dont vous avez besoin. Dans la plupart des jeux en solitaire, “l’opposition” est en fait un élément aléatoire, ou un ensemble d’algorithmes semi-aléatoires auxquels vous êtes confronté.
Quels que soient les buts que vous fixez à vos joueurs, vous devez faire en sorte qu’ils travaillent à y parvenir. Les dresser les uns contre les autres est une manière de faire cela, mais pas la seule. Et même quand un personnage a déjà un adversaire, mettre d’autres obstacles en travers de son chemin peut augmenter sa profondeur et son intérêt émotionnel.
Le désir de “jeux coopératifs” est le désir d’en finir avec les affrontements. Mais cela ne peut pas arriver. La vie est une lutte pour la survie et la croissance. Il n’y a pas de fin au conflit, pas de ce côté-ci de la tombe. Un jeu sans conflit est un jeu mort.
Qu’est-ce qui alimente l’opposition ? Qu’est-ce qui rend le jeu conflictuel ?
Gérer les ressources
Les décisions triviales ne sont pas intéressantes. Vous vous souvenez de Courageuse Petite Angleterre ? Il n’y avait pas vraiment de décision, n’est-ce pas ?
Ou prenez Talisman de Robert Harris. À chaque tour, vous lancez un dé. Le résultat donne le nombre de cases dont vous pouvez vous déplacer. Vous pouvez aller vers la gauche ou vers la droite, le long du circuit.
Bon, c’est un petit peu mieux que les jeux de parcours traditionnel : j’ai un choix. Mais 99 fois sur 100, soit il n’y a pas de différence entre les deux cases d’arrivée, soit l’une est meilleure que l’autre de manière évidente. Le choix est truqué.
Un moyen de créer des choix qui soient significatifs est de donner aux joueurs des ressources à gérer. Ces “ressources” peuvent être n’importe quoi. Des divisions blindées. Des points de ravitaillement. Des cartes. Des points d’expérience. La connaissance de sorts. La possession de fiefs. L’amour d’une femme. Des faveurs du patron. La bonne volonté d’un PNJ. L’argent. La nourriture. Le sexe. La gloire. Une information.
Si le jeu contient plus d’une “ressource”, les décisions deviennent soudainement plus complexes. Si je fais ceci, j’obtiens de l’argent et de l’expérience, mais Lisa m’aimera-t-elle encore ? Si je vole la nourriture, j’aurai à manger, mais je pourrais me faire attraper et couper la main. Si je déclare la guerre aux Valois, Edouard Plantagenêt m’offrira le Duché de Gascogne, mais le Pape pourrait m’excommunier, mettant en péril mon âme immortelle.
Ces décisions ne sont pas uniquement complexes ; elles sont intéressantes. Et les décisions intéressantes font des jeux intéressants.
Les ressources en question doivent avoir un rôle dans le jeu ; si votre “âme immortelle” n’a aucune importance, alors l’excommunication n’en a pas non plus (À moins qu’elle ne réduise la loyauté de vos paysans, ou que cela rende plus difficile le recrutement des armées, etc. Mais ce sont des fonctions de jeu, n’est-ce pas ?). Finalement, la “gestion de ressources” signifie gérer des éléments du jeu dans la poursuite de votre but. Une “ressource” qui n’a pas de fonction de jeu n’a rien à apporter à la réussite ou à l’échec, et au final n’a pas d’importance.
Quelles ressources le joueur doit-il gérer ? Y a-t-il assez de différences entre elles pour qu’il faille trancher lors de la prise de décision ? Rendent-elles ces décisions intéressantes ?
Marqueurs de jeu
Vous effectuez vos actions dans le jeu au travers de vos marqueurs de jeu. Un marqueur est toute entité que vous pouvez directement manipuler.
Dans un jeu de plateau, ce sont vos pions. Dans un jeu de cartes, ce sont vos cartes. Dans un jeu de rôle, c’est votre personnage. Dans un sport, c’est vous-même.
Quelle est la différence entre des “ressources” et des “marqueurs” ? Les ressources sont des choses que vous gérez efficacement pour parvenir à vos fins ; les marqueurs sont les moyens de les gérer. Dans un wargame sur plateau, la force de combat est une ressource ; vos figurines sont des marqueurs. Dans un jeu de rôle, l’argent est une ressource ; vous l’utilisez au travers de votre personnage.
Pourquoi est-ce important ? Parce que si vous n’avez pas de marqueurs de jeu, vous terminez avec un système qui fonctionne sans beaucoup d’implications de la part du joueur. Le Sim Earth de Will Wright et Fred Haslam (7) en est un bon exemple. Dans Sim Earth, vous fixez des paramètres, et vous regardez ensuite le jeu se dérouler tout seul. Vous avez très peu à faire, aucun marqueur à manipuler, aucune ressource à gérer. Uniquement quelques paramètres à modifier. C’est légèrement intéressant, mais pas trop.
Pour donner au joueur l’impression qu’il contrôle sa destinée, qu’il est en train de jouer à un jeu, vous devez avoir des marqueurs de jeu. Moins il y a de marqueurs, plus ils doivent être détaillés ; ce n’est pas par hasard si les jeux de rôles, qui ne donnent au joueur qu’un seul marqueur, ont des règles extrêmement détaillées pour dire ce que ces marqueurs peuvent faire.
Quels sont les marqueurs des joueurs ? Quelles sont les possibilités de ces marqueurs ? Quelles ressources utilisent-ils ? Qu’est-ce qui les rend intéressants ?
L’information
J’ai eu plus d’une conversation avec un designer de jeux vidéo dans lesquelles il m’expliquait toutes les choses fascinantes que son jeu simulait – pendant que je restais planté là à dire “C’est vrai ? On ne se rend pas compte. Je n’ai pas remarqué ça.”
Mettons que vous ayez un wargame informatique dans lequel le climat affecte le mouvement et la défense. Si vous ne dites pas au joueur que le climat a un effet, à quoi ça sert ? Ça n’affectera pas le comportement du joueur, ça n’affectera pas ses décisions.
Ou bien peut-être que vous lui dites que le climat a un effet, mais le joueur n’a pas de moyen de savoir s’il pleut ou s’il neige ou quel est le climat à un moment donné. Une fois de plus, à quoi ça sert ?
Ou bien peut-être qu’il connaît le temps qu’il fait, mais qu’il n’a aucune idée de l’effet qu’a ce climat – peut-être que cela divise le mouvement de toutes les unités par deux, ou peut-être que les mouvements au travers des champs sont drastiquement diminués mais que les unités sur les routes ne sont pas touchées. C’est mieux, mais ce n’est pas encore ça.
L’interface doit fournir au joueur les informations intéressantes. Et il doit avoir assez d’informations pour prendre des décisions intelligentes.
Cela ne veut pas dire qu’un joueur doit tout savoir ; cacher des informations peut être très pratique. Il est assez raisonnable de dire “Vous ne savez pas quelle est la puissance de vos unités tant qu’elles n’ont pas combattu”, mais dans ce cas, le joueur doit avoir une idée de l’éventail des possibilités. Il est raisonnable de dire “Vous ne savez pas quelle carte vous allez avoir si vous piochez” mais seulement si le joueur a une idée des chances. Si je peux tirer la dame de cœur, ou la Mort, ou le cuirassé Potemkine, je n’ai absolument aucune base sur laquelle m’appuyer pour prendre une décision.
Plus que cela, l’interface ne doit pas fournir trop d’information, particulièrement dans un jeu où le temps est important. Si le climat, l’état des réserves, l’humeur de mes commandants, la fatigue des troupes et ce qu’a susurré Tokyo Rose à la radio japonaise la nuit dernière peuvent tous affecter les conséquences de ma prochaine décision, et que j’ai cinq secondes pour me décider, et qu’il me faudrait cinq minutes pour trouver toutes les informations en parcourant des menus et en lisant des écrans, l’information est toujours inadéquate. Même si je peux y accéder, je ne peux pas l’utiliser raisonnablement.
Parlons des aventures sur ordinateur ; elles pêchent souvent par leur présentation de l’information. “Oh, pour passer par la Porte de Thanatos, vous devez trouver une épingle à chapeau pour crocheter la serrure. Vous pouvez trouver l’épingle à chapeau sur le sol de la bbliothèque. Elle fait à peu près 3 pixels sur 2 pixels, et vous pouvez la voir, si votre vision est bonne, entre les douzièmes et treizièmes lattes du plancher, à peu près à dix centimètres du haut de l’écran. Comment ? Vous l’avez ratée ?”
Ouais, je l’ai ratée. Dans une aventure, il ne devrait pas être ridiculement difficile de trouver ce dont vous avez besoin, pas plus que la victoire ne devrait se révéler impossible à cause d’une erreur que vous avez faite trois heures et trente-huit décisions auparavant. De la même manière, les solutions aux casse-tête ne devraient pas être arbitraires ou absurdes
Prenez sinon les Grandeur Nature. Dans un GN, un joueur a souvent un but, et pour l’atteindre il doit découvrir plusieurs choses – appelons-les Faits A, B, et C. Le créateur du GN ferait sacrément bien de s’assurer que A, B et C sont présents quelque part – connus d’autres personnages, ou sur une carte qui circule dans le jeu – quoi qu’il en soit, ils doivent être là. Sinon, le joueur n’a aucune chance d’arriver à ses fins, et ce n’est pas marrant.
En fonction des décisions que les joueurs doivent prendre, de quelle information ont-ils besoin ? Est-ce que le jeu leur fournit cette information de manière adéquate et au bon moment ? Des joueurs raisonnables seront-ils capables de déduire ou deviner le type d’information dont ils besoin, et la manière de se la procurer ?
D’autres choses qui renforcent les jeux
La diplomatie
Parvenir à un but est insignifiant si cette victoire est sans effort, s’il n’y a pas d’opposition ; mais cela ne veut pas dire que toutes les décisions doivent être à somme nulle (8). À chaque fois que plusieurs joueurs sont impliqués, les jeux sont renforcés s’ils permettent, et encouragent, la diplomatie.
Les jeux permettent la diplomatie si les joueurs peuvent s’épauler l’un l’autre – peut-être directement, peut-être en s’alliant contre un ennemi commun. Tous les jeux à plusieurs joueurs ne permettent pas cela ; dans le Monopoly de Charles B. Darrow, par exemple, il n’y a pas de moyen efficace d’aider ou de bloquer un autre joueur. Il n’y a aucun intérêt à dire “Tous contre Joe” ou “Tiens, tu es un débutant, je t’aide maintenant, mais tu me devras une faveur plus tard”, car là encore le jeu ne le permet pas.
Certains jeux permettent la diplomatie, mais pas beaucoup. Dans le jeu Axis & Allies de Lawrence Harris, les joueurs peuvent s’aider mutuellement dans une certaine mesure, mais tout le monde est membre soit de l’Axe ou des Alliés de manière permanente, donc la diplomatie n’est jamais un élément clé du jeu.
Une manière d’encourager la diplomatie est de fournir des buts non-exclusifs. Si vous cherchez l’Arche d’Alliance, et si moi je veux tuer des Nazis, et si les Nazis ont l’Arche, nous pouvons nous entendre. Peut-être que notre alliance se terminera quand la Résistance française récupérera l’Arche, et nous nous retrouvons dans des camps opposés, mais en fait, c’est ce qui rend les jeux rigolos.
Mais les jeux peuvent encourager la diplomatie même quand les joueurs sont directement opposés. Le jeu diplomatique par excellence est, bien sûr, le Diplomatie de Calhammer, dans lequel la victoire va plus souvent au meilleur diplomate qu’au meilleur stratège. La clé du jeu est l’ordre de support, qui permet aux armées d’un joueur d’aider un autre joueur dans son attaque, et qui encourage les alliances.
Les alliances ne durent jamais, c’est sûr ; la Russie et l’Autriche peuvent s’allier pour éliminer la Turquie, mais un seul des deux peut vaincre. Au final, l’un des deux poignardera l’autre dans le dos.
Bien. C’est le besoin de trouver des alliés, de les garder, et de persuader vos ennemis de changer d’allégeance qui assure que vous allez continuer à parler. Si les alliances sont fixées une fois pour toutes, c’est la fin de la diplomatie.
Les jeux vidéo sont solitaires presque par nature, et au niveau où ils permettent la diplomatie avec les opposants PNJ de l’ordinateur, ne rendent en général pas la chose intéressante. Les jeux en réseau sont, ou devraient être, diplomatiques par nature ; et tandis que les jeux en réseau prennent de l’ampleur, on peut s’attendre à ce que la plupart des développeurs du milieu de création informatique passent complètement à côté. Par exemple, quand les programmeurs de TV interactive parlent de jeu, ils parlent presque exclusivement de la possibilité de télécharger des jeux de consoles (Nintendo, Sega) sur le réseau. Ils le font pour une raison économique : des milliards sont dépensés annuellement dans ce genre de jeux, et ils aimeraient avoir une part du gâteau. Ils ne semblent pas réaliser que les réseaux offrent une toute nouvelle façon de jouer, qui a la possibilité de rapporter des milliards à elle toute seule – et que c’est là que réside la véritable opportunité économique.
Comment les joueurs peuvent-ils s’aider ou se gêner mutuellement ? Quels sont leurs intérêts à le faire ? Quelles ressources peuvent-ils échanger ?
La couleur
Le Monopoly est un jeu autour du développement immobilier. Exact ?
Eh bien en fait, non, pas du tout. Un promoteur rirait à cette idée. Un jeu qui traiterait réellement de construction immobilière aurait besoin de règles pour les prêts à la construction, les lotissements, les lois syndicales et la corruption des inspecteurs municipaux. Le Monopoly n’a rien à voir avec le vrai développement immobilier. Vous pourriez prendre les mêmes règles et changer le plateau, les jetons et les cartes et en faire un jeu sur l’exploration spatiale, par exemple. Excepté que votre jeu aurait autant à voir avec l’exploration spatiale que le Monopoly a à voir avec la promotion immobilière.
Le Monopoly n’est pas vraiment à propos de quoi que ce soit. Mais il a la couleur d’un jeu immobilier : des propriétés avec des noms, des petites maisons et des hôtels en plastique, de l’argent de jeu. Et c’est une grande partie de son charme.
La couleur compte pour beaucoup : en tant que simulation de la Seconde Guerre mondiale, le jeu Axis & Allies de Lawrence Harris est un effort pathétique. Ah ! Mais la couleur ! Des millions de petits avions et de bateaux et de tanks en plastique ! Le tonnerre des dés ! Le monde en guerre ! Le jeu fonctionne presque uniquement grâce à sa couleur.
Prenez sinon Space 1889 de Chadwick. Les règles ne font rien pour que l’univers de jeu évoque les merveilles burroughsiennes (9), les sensations d’un pulp d’aventure, les charmes de l’ère victorienne à la Kipling. En dépit d’un système propre et d’un monde détaillé, il est curieusement sans goût, et en souffre. L’apparat, les détails et le sens de l’organisation peuvent ajouter énormément à l’impact émotionnel d’un jeu.
Ça n’a presque rien à voir avec le jeu proprement dit ; l’édition originale de Axis & Allies chez Nova était presque identique à l’édition de Milton Bradley. Sauf qu’elle contenait une carte en papier affreusement kitsch, quelques-uns des marqueurs les plus laids que j’ai vus, et une boîte vraiment amateur. Je l’ai essayé une fois, l’ai reposé, et ne l’ai plus jamais touché.
Cependant je sors encore de temps en temps l’édition Milton Bradley, avec toutes ses petites pièces en plastique… Même jeu. Bien meilleure couleur.
De quelle manière le jeu invoque-t-il l’ethos, l’atmosphère et l’apparence de son univers ? Que pouvez-vous faire pour le rendre plus coloré ?
Simulation
Nombre de jeux ne simulent rien. Le jeu populaire oriental de Go, par exemple : des petites pierres sur une grille. C’est abstrait à la perfection. Ou le jeu Life de John Horton Conway ; en dépit de son nom évocateur, ce n’est rien de plus qu’une exploration de l’espace mathématique.
Rien de mal à cela. Mais.
Mais la couleur ajoute au charme d’un jeu. Et la simulation est un moyen de fournir cette couleur.
Imaginons que je pense, pour une raison ou une autre, qu’un jeu sur Waterloo aurait un fort intérêt commercial. Je pourrais, si je le voulais, prendre le Monopoly, changer “Champs-Élysées” en “Quatre Bras” et les hôtels en soldats en plastique, et l’appeler Waterloo. Ça marcherait. Mais ne serait-il pas mieux de simuler le combat ? D’avoir des petits bataillons manœuvrant sur le champ de bataille ? D’entendre le grondement des canons ?
Ou regardez Star Wars : le Jeu de Rôle que j’ai conçu. J’aurais pu prendre le Donjons & Dragons de Gygax et Arneson et le transformer, appeler les épées des blasters et ainsi de suite. Mais j’ai plutôt entrepris de simuler les films, pour encourager les joueurs à essayer des acrobaties cinématographiques hallucinantes, d’utiliser le système en lui-même pour refléter quelque chose de l’atmosphère et de l’ethos des films.
La simulation a aussi d’autres intérêts. D’abord, elle accroît l’identification au personnage. Un Waterloo basé sur le Monopoly ne ferait rien pour amener les joueurs à penser comme Wellington et Napoléon ; le jeu Napoleon’s Last Battles de Kevin Zucker fait beaucoup mieux que cela, en forçant les joueurs à penser aux problèmes stratégiques que ces hommes ont affrontés.
Cela peut vous permettre de visualiser une situation que la simple narration ne permet pas. Cela permet au joueur d’explorer différents résultats – à la manière d’un jouet informatique – et de parvenir en conséquence à une compréhension profonde du sujet de la simulation. En ayant joué à au moins une douzaine de jeux différents sur Waterloo, je comprends la bataille, la raison pour laquelle les choses s’y sont déroulées de cette manière, et la nature de l’art de la guerre napoléonienne, bien mieux que si j’avais simplement lu une douzaine de livres sur le sujet.
Simuler quelque chose est presque toujours plus compliqué que d’exploiter simplement un thème pour la couleur. Et en conséquence, ce n’est pas pour tous les jeux. Mais quand la technique est utilisée, elle peut être plutôt efficace.
De quelles manières les éléments de simulation peuvent renforcer le jeu ?
Diversité des rencontres
“Tu as seulement eu de la chance.”
Paroles méprisantes ; vous devez votre victoire aux fluctuations de la chance. Un jeu qui permet cela est évidemment inférieur à un autre qui assure la victoire au plus doué, au plus malin et au plus fort, n’est-ce pas ?
Pas nécessairement
“Les éléments aléatoires” dans un jeu ne sont jamais totalement fortuits. Ils sont aléatoires dans un éventail de possibilités. Quand je fais une attaque dans un wargame sur table, je peux consulter les tables des résolutions de combats. Je connais les issues possibles et les chances de parvenir à mes fins. Je prends un risque calculé. Durant la partie, je fais entre une douzaine et une centaine de tirages de dés ; à donner tant de confiance au hasard, “l’élément aléatoire” devient négligeable. Excepté dans de rares occasions, ma victoire ou ma défaite découlera de ma supériorité comme stratège, et non de ma chance aux dés.
Le hasard peut être utile. C’est une manière de diversifier les rencontres.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Ça veut dire que les mêmes choses encore et encore, c’est foutrement ennuyeux. Ça veut dire que les joueurs aiment rencontrer l’inattendu. Ça veut dire que le jeu doit permettre une grande variété d’événements, si bien qu’il y ait toujours pour les joueurs quelque chose d’un peu différent à affronter.
Dans un jeu comme les Échecs, ce “quelque chose de différent” est l’effet toujours changeant de la position des pièces. Dans un jeu comme Magic : L’Assemblée de Richard Garfield, ce sont l’absolue diversité des cartes, l’ordre aléatoire dans lequel elles apparaissent, et les manières intéressantes dont elles peuvent être combinées. Dans le Donjons & Dragons de Arneson et Gygax, c’est l’époustouflante variété de monstres, de sorts, etc., associés à l’inventivité du maître du jeu à proposer de nouvelles situations à ses joueurs.
Si un jeu a une diversité inadéquate, il lassera rapidement. C’est pourquoi personne ne joue des jeux d’aventures plus d’une fois ; il y a assez de diversité pour une seule partie, mais c’est à chaque fois la même chose lorsque l’on y rejoue. C’est aussi pourquoi le jeu de cartes du solitaire devient assez vite ennuyeux ; vous faites les mêmes choses encore et toujours, et re-mélanger les cartes n’est pas suffisant pour raviver votre intérêt au bout d’un temps.
Quelles choses les joueurs rencontrent-ils dans ce jeu ? Y en a-t-il assez pour eux à découvrir et explorer ? Qu’est-ce qui génère la variété ? Comment améliorer la diversité des rencontres ?
Identification de la position
“L’identification au personnage” est un thème récurent de fiction. Les écrivains veulent que les lecteurs aiment les protagonistes, s’identifient à eux, pour qu’ils se soucient de ce qui leur arrive. L’identification au personnage procure un pouvoir émotionnel à une histoire.
C’est aussi vrai dans les jeux. Selon le degré avec lequel vous encouragez les joueurs à se soucier de leur “camp”, à s’identifier à leur position dans le jeu, vous augmentez l’impact émotionnel de la partie.
Le cas le plus extrême est le sport ; dans les sports, votre “position” est vous-même. Vous êtes là sur le terrain de baseball, gagner ou perdre est important, et vous le ressentez profondément lorsque vous marquez ou envoyez la balle hors du terrain. C’est important pour vous.
Si important, que les bagarres et les insultes ne sont pas rares, dans tous les sports. Si important que nous avons inventé une tradition culturelle entière de “comportement sportif” pour essayer de prévenir ces sentiments déplaisants quand ils prennent le dessus.
Les jeux de rôles sont un peu plus abstraits ; votre personnage n’est pas vous, mais vous investissez beaucoup de temps et d’énergie en lui. C’est le seul indicateur au bout du compte de votre présence dans le jeu. Des insultes, et même des bagarres, ne sont pas inconnues parmi les joueurs, bien qu’elles soient plus rares que dans les sports.
Faire en sorte que des joueurs s’identifient à leur position dans le jeu est facile quand un joueur n’a qu’un seul référent. Les choses se compliquent quand il en contrôle plusieurs. Peu de gens ressentent une grande tristesse à la perte d’un cavalier aux Échecs ou d’une division d’infanterie dans un wargame. Mais même là, le pouvoir émotionnel d’un jeu est amélioré si le joueur peut être amené à ressentir une identification avec un “camp”.
Un moyen d’y parvenir est de clarifier le point de vue du joueur. La confusion des points de vue est une des faiblesses classiques des concepteurs de jeux de plateaux. Par exemple, Les Campagnes d’Afrique du Nord de Richard Berg prétend être une simulation extraordinairement réaliste des campagnes de l’Axe en Afrique. Toutefois, en tant que joueur, vous passez une grande part de votre temps à vous soucier de la localisation de pilotes isolés et de la quantité d’eau disponible pour chaque bataillon. L’entourage de Rommel aurait pu s’occuper de telles choses, mais certainement pas Rommel lui-même. Qui êtes-vous supposé être ? La justesse de la simulation est, en un sens, altérée, et non renforcée, par le niveau de détail.
Que pouvez-vous faire pour que le joueur se soucie de sa position ? Y a t-il un marqueur de jeu plus important que les autres pour le joueur, et qui puisse servir à renforcer l’identification à celui-ci ? Si ce n’est pas le cas, quel est l’attrait émotionnel global de la position, et que peut-on faire pour l’accroître ? Qui “est” le joueur dans le jeu ? Quel est son point de vue ?
Interprétation (roleplaying)
HeroQuest [le jeu de plateau, 1989, collaboration entre MB et Games Workshop (NdT)] a été qualifié de “jeu de rôle sur plateau”. Et, comme dans un jeu de rôle, chaque joueur contrôle un seul personnage qui, dans le cas d’HeroQuest, est une figurine en plastique sur le plateau. Si vous êtes un seul personnage, n’êtes-vous pas en train de “jouer un rôle” ? L’appellation de ce jeu en tant que jeu “de rôle” est-elle justifiée ?
Non, aux deux questions.
Ces questions trahissent la confusion entre “identification à la position” et “interprétation”. Je peux m’identifier intimement avec un marqueur de jeu sans avoir l’impression d’être en train de jouer un rôle.
L’interprétation apparaît quand, dans un sens, vous endossez la personnalité de votre position. Différents joueurs, et différents jeux, peuvent arriver à cela de différentes manières : peut-être essayez-vous de parler avec le langage et le rythme de votre personnage. Peut-être parlez-vous comme si vous ressentiez les émotions dont parle votre personnage. Peut-être parlez-vous comme d’habitude, mais attachez-vous une grande importance à “ce que ferait mon personnage dans cette situation” par opposition à “ce que je veux faire ensuite”.
L’interprétation est plus courante, naturellement, dans les jeux de rôles. Mais elle peut tout aussi bien apparaître dans d’autres environnements ; je ne peux, par exemple, faire une partie de Junta de Vincent Tsao sans parler avec un fort accent espagnol au coin de chaque réplique. Le jeu me fait suffisamment m’imaginer comme une grosse pointure de république bananière pour que je commence à interpréter un rôle.
L’interprétation est une technique puissante pour un tas de raisons. Elle renforce l’identification aux positions ; si vous pensez comme votre personnage, vous vous identifierez plus intimement à lui. Elle améliore la tonalité du jeu, parce que les joueurs deviennent partiellement responsables du maintien de l’esprit critique de côté (10), la sensation que l’univers du jeu est vivant, coloré et cohérent. Et c’est une très bonne méthode de socialisation.
Effectivement, le rapprochement avec la socialisation est crucial : l’interprétation devient une forme de représentation. Dans un jeu de rôle, les joueurs se produisent pour le divertissement de leurs amis. S’il n’y a pas d’amis, il n’y a pas de sens à cela.
C’est pourquoi les “jeux de rôles sur ordinateur”, ainsi appelés, ne sont rien de ce genre. Ils n’ont pas plus de rapport avec l’interprétation que n’en a HeroQuest. C’est-à-dire qu’ils ont les apparences du jeu de rôle : personnages, équipements, histoires. Mais il n’y a pas de dispositif permettant aux joueurs d’exagérer leur rôle, de se caractériser eux-mêmes par leurs actions – d’interpréter dans tous les sens du terme.
C’est intrinsèque à la technologie. Les jeux vidéo sont solitaires ; les joueurs solitaires n’ont, par définition, pas de public. Par conséquence, les jeux sur ordinateur ne peuvent engendrer d’interprétation.
Ajoutez un réseau, et vous pouvez avoir un jeu d’interprétation. D’où la popularité des MUD, jeux de rôles online en mode texte.
Comment les joueurs peuvent-ils être amenés à interpréter ? Quelle sorte de rôle le système permet ou encourage ?
Socialiser
Historiquement, les jeux ont surtout été utilisés comme un moyen de socialisation. Pour les joueurs de Bridge, de Poker et de charades, le jeu est secondaire à la socialisation qui se déroule autour de la table.
Une bizarrerie actuelle est que les jeux qui ont le plus de succès commercial sont tous solitaires dans leur nature : jeux d’arcade, jeux vidéo sur CD-ROM. Autrefois, notre conception des joueurs était des gens réunis autour d’une table et jouant aux cartes ; à présent, c’est un adolescent solitaire, tripotant une manette de jeu devant un écran scintillant.
Pourtant, en parallèle, on observe le développement de l’interprétation de rôle, que ce soit sur table ou grandeur nature, qui repose entièrement sur la socialisation. Et nous voyons que les jeux de plateaux les plus populaires sur le marché, comme le Trivial Pursuit et Pictionnary sont joués presque exclusivement dans un contexte social.
Je dois admettre que la nature solitaire de la plupart des jeux vidéo est une aberration temporaire, une conséquence de la technologie, et qu’avec l’extension des réseaux et de l’amélioration des vitesses de connexion, la norme historique va se rétablir d’elle-même.
Quand on conçoit n’importe quel jeu, cela vaut la peine de penser aux usages sociaux de celui-ci, et comment le système encourage ou décourage la socialisation. De fait, presque tous les réseaux ont en ligne des jeux classiques comme le Poker et le Bridge. Et dans presque tous les cas, ces jeux ne sont pas parvenus à attirer beaucoup d’utilisateurs.
L’exception : America Online, qui permet un chat en temps réel entre les joueurs. Leur version du Bridge en réseau autorise les conversations de table. Et il a été assez populaire.
Ou, autre exemple, de nombreux jeux de rôles sur table consacrent bien trop d’efforts à se soucier du “réalisme” et trop peu à l’usage qu’en ont les joueurs. Quel est l’intérêt d’un système de combat extraordinairement réaliste, si terminer un simple tour de combat prend quinze minutes et toute une bataille prend quatre heures ? Ils ne passent dès lors plus leur temps à socialiser, à parler et à sortir de leurs gonds ; ils passent leur temps à lancer des dés et à consulter des trucs sur des tableaux. À quoi ça sert ?
Comment le jeu peut-il mieux encourager la socialisation ?
Tension narrative
Pat Murphy, lauréat du prix Nebula, dit que l’élément clé d’une intrigue est “d’accroître la tension”. C’est-à-dire qu’une histoire doit devenir de plus en plus prenante au fur et à mesure de son déroulement, et ce jusqu’au point culminant de la résolution finale.
Supposez que vous soyez un fan du Stade français. Bien sûr, vous voulez voir cette équipe gagner. Mais si vous allez voir un match au stade, voudriez-vous réellement les voir mener de 7 points à la première passe et repartir gagnant 21 à 2 ? Oui, vous voulez qu’ils gagnent, mais cela ne constitue pas forcément une partie très intéressante. Ce qui va vous faire vous lever de votre siège d’excitation et de joie est de les voir revenir dans les dernières secondes du jeu en marquant un essai depuis les 60 mètres. La tension rend les jeux amusants.
Idéalement, une partie devrait être tendue tout du long, mais particulièrement à la fin. Les problèmes les plus difficiles, les obstacles les plus grands doivent être gardés pour celle-ci. Vous ne pouvez pas toujours la garantir, particulièrement dans les jeux de compétition directe : une partie d’Échecs entre un grand maître et un débutant de base ne générera pas beaucoup de tension. Mais, dans les jeux vidéo solitaires en particulier, il doit être possible de garantir que chaque niveau du jeu implique un lot d’épreuves, et que le travail du joueur ne soit accompli qu’à la fin.
En fait, un des défauts les plus communs des jeux est l’anti-climax. La période de tension maximale n’est pas la résolution, mais quelque part à mi-chemin de la partie. Après un temps, l’opposition est en déroute, ou la position du joueur est imprenable. Dans la plupart des cas, c’est parce que le concepteur du jeu n’a jamais envisagé la nécessité de la tension narrative.
Que peut-on faire pour donner de la tension au jeu ?
Conclusion : tous égaux devant le dé – ou ce que vous voulez
Nous sommes maintenant parés pour répondre aux questions que j’ai posées au début de cet article.
Les myriades de formes de jeu ont-elles quelque chose en commun ? Sans aucun doute. Tous impliquent une prise de décision et la gestion de ressources dans la poursuite d’un objectif ; cela est vrai que nous parlions d’Échecs ou de Seventh Guest, de Mario Bros. ou de Vampire, de la roulette ou de Magic : l’Assemblée. C’est universel ; c’est ce qui définit un jeu.
Comment pouvez-vous distinguer un bon jeu d’un mauvais ? La réponse vient toujours en jouant ; mais nous avons désormais quelques termes pour analyser l’attrait d’un jeu. Les Échecs impliquent des décisions complexes et difficiles ; Magic possède un énorme éventail de possibilités ; la roulette a un but extrêmement stimulant (l’argent – le vrai de vrai). Une analyse plus détaillée est possible, pour être sûr, et est laissée comme exercice pour le lecteur.
La théorie analytique présentée ici est-elle hermétique et complète ? Certainement pas ; il y a des jeux qui défient nombre de ces conclusions, si ce n’est pas toutes (par exemple, [la sorte de jeu de l’oie] Candyland, qui n’implique aucune décision à prendre quoi qu’il arrive). Et il n’y a pas de doute que certains aspects de l’attrait des jeux nous échappent.
Il faut considérer cela comme un travail inachevé : un premier jet dans la codification d’une analyse intellectuelle de l’art de la création des jeux. D’autres sont les bienvenus, et même encouragés, à construire sur cette structure – ou à proposer des théories alternatives par défi.
Si nous voulons produire des œuvres qui méritent la désignation d’“art”, nous devons commencer à penser ce qu’il faut pour y parvenir et à déterminer nos propres objectifs au-delà de la simple perspective commerciale. Car nous sommes embarqués dans un voyage à portée révolutionnaire : la transformation démocratique des arts. Approché correctement, ce voyage ajoutera à la splendeur à notre civilisation ; approché maladroitement, il créera simplement une autre médiocrité de l’âge de la télévision, une autre forme totalement dépourvue de tout mérite intellectuel.
L’auteur souhaite saluer les contributions de Chris Crawford, Will Wright, Eric Goldberg, Ken Rolston, Doug Kaufman, Jim Dunnigan, Tappan King, Sandy Peterson, et Walt Freitag dont il a largement volé les idées.
Note orthographique : En temps normal, les noms des jeux traditionnels, par exemple les Échecs, le Go, le Poker, sont sans capitales, comme il est d’usage pour les noms communs. Les noms de jeux définis sont écrits avec des initiales en majuscules. Cet usage est incompatible avec la thèse que tous les jeux sont une forme d’art, et que chaque jeu, sans se soucier de ses origines, doit être regardé comme un œuvre. J’ai mis en capitales tous les noms de jeu dans l’article.
Nous mettons une majuscule à Beowulf, bien qu’il soit un produit de la culture populaire plus que d’un auteur déterminé, comme nous mettons des capitales à Cent ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquès. De la même manière, je mets une majuscule à Échecs, même si c’est plus un produit de la tradition populaire que d’un créateur défini, tout comme je le fais pour Donjons & Dragons. Il peut paraître étrange, dans un premier temps, de traiter les Échecs comme un titre publié, mais je l’ai fait pour des raisons précises.
J’ai aussi, autant que possible, tenté de mentionner le nom des concepteurs la première fois que j’en parle. Quand j’ai omis un nom, c’est parce que je ne le connais pas.
Article original : I Have No Words And I Must Design
(1) NdT : Célèbre concepteur de jeu des années 80. Il est aussi écrivain, auteur de plusieurs best-sellers sur le jeu ; c’est lui qui invente le “brouillard de guerre” des wargames. [Retour]
(2) NdT : Premier jeu vidéo d’Infocom en 1977 ; un immense succès.[Retour]
(3) NdT : Inspiré du livre de Mercer Mayer, le CD fait partie de la série Living Books, souvent utilisé en France dans les petites classes pour enseigner l’anglais. [Retour]
(4) NdT : genre de littérature informatisée, développé majoritairement aux États-Unis, où le lecteur se déplace dans l’histoire et peut en modifier la construction. [Retour]
(5) NdT : Compositeur contemporain américain, célèbre notamment pour sa composition 4’33’’ qui ne comporte aucune note. [Retour]
(6) NdT : Dérivé de la Poétique d’Aristote, il se fonde sur une histoire où les protagonistes ou autres personnages risquent leur vie ; il reste la base de la fiction littéraire traditionnelle aussi bien que la pierre angulaire dans l’écriture de scénarios hollywoodiens. [Retour]
(7) NdT : Distribué par Maxis en 1990, le joueur contrôle cette fois de développement d’une planète entière ; un peu à la Sim City. [Retour]
(8) NdT : Référence aux jeux dits “à somme nulle”, où un gain chez un participant implique une perte équivalente chez un autre participant. [Retour]
(9) NdT : Edgar Rice Burroughs (1875-1950), créateur de Tarzan, mais aussi auteur des aventures de John Carter du cycle de Mars. [Retour]
(10) NdT : “the willing suspension of disbelief”, l’illusion théâtrale. C’est l’idée que l’on accepte de mettre de côté son esprit critique et d’accepter une illusion, ici ludique, comme réalité temporaire, le meilleur exemple étant le cinéma. [Retour
Pour aller plus loin…
Cet article est regroupé avec d'autres autour du système de jeu des JdR dans l'ebook n°14 : Le système, cet important.
Mention légale importante
Nous vous encourageons à faire un lien vers cette page plutôt que de la copier ailleurs, car toute reproduction de texte qui dépasse la longueur raisonnable d’une citation (c’est-à-dire, en règle générale, un ou deux paragraphes) est strictement interdite. Si vous reproduisez une grande partie ou la totalité du texte de cette page sans l’autorisation écrite de PTGPTB (version française), et que vous diffusez ladite copie publiquement (sites Web, blogs, forums, imprimés, etc.), vous reconnaissez que vous commettez délibérément une violation des lois sur le droit d’auteur, c’est-à-dire un acte illégal passible de poursuites judiciaires.
Ajouter un commentaire