Sans dessus-dessous (systèmes)

Ça fait un bail que j’ai laissé tomber l’idée de m’intéresser à comment les autres gens jouent à leurs jeux de rôles. Ma marque de fabrique, c’est de toujours faire différemment. Mais j’espère que m’expliquer éclaircira les choses pour les autres rôlistes et les auteurs et autrices de JdR.

Tout le monde le sait maintenant, mais à la base Donjons & Dragons était un wargame de figurines d’exploration de donjons : il n’était pas destiné à devenir une quelconque simulation de quoi que ce soit en particulier. Toutefois, les wargames d’hier et d’aujourd’hui ont des systèmes vous invitant à sortir du champ de bataille pour utiliser un autre assortiment de mécanismes, conçues pour interroger des éléments annexes — comment gérer les lignes de ravitaillement, explorer le terrain, améliorer ses troupes et sa technologie…

Mais comme la création de D&D était plus une sédimentation qu’une conception réfléchie, en singeant l’approche des jeux de figurines, il n’a pas proposé de système séparé. Vous ferez le même jet de Constitution pour vous extirper de sables mouvants, que vous vous trouviez dans un donjon, en-dehors ou carrément à l’échelle de jours de voyage. (Petite anecdote rigolote au passage : dans la première édition de AD&D, ce revirement mécanique était enfoui tellement loin qu’un de mes amis a dû rejoindre le château-fort aux confins du pays grog à la vitesse de trois mètres par minute.)

Ainsi, on ne sait pas vraiment à quel point les règles de ce jeu simulent la réalité, et quels aspects précis de cette réalité. Est-ce que c’est logique, poursuivons le raisonnement, que tous les personnages dans ce monde de fiction aient leurs capacités mesurées numériquement selon la Force, la Dextérité, l’Intelligence et ainsi de suite ? Oui, probablement. Alors, est-ce qu’un score moyen sur ces caractéristiques illustre un individu moyen dans ce monde ? On peut encore répondre par l’affirmative. Donc, en toute logique, tout le monde doit avoir une classe et un niveau ?

Là-dessus, les avis divergent.

Quelques MJ m’ont fait entendre que je cassais l’ambiance à demander si des PNJ étaient des Bardes ou des Roublards. Des milliers d’articles de magazines se sont demandé si chaque petite ville devait héberger un Clerc de niveau 3. Je ne compte pas les nombreuses vidéos Youtube avec pour titre « Le PNJ marchand sait-il que ma classe de personnage est Voleur ? »

Malheureusement, d’innombrables JdR ne répondent pas à ces questions ! Comme on l’a évoqué la semaine dernière, beaucoup de joueurs-euses et auteur-ices ont une idée précise de ce que les gens de leur univers savent ou pas, et s’énervent si vous proposez quelque chose de différent, ou bien si vous leur posez simplement la question. Mais moi, je suis autiste, alors je ne tiens jamais rien pour acquis.

(Et notez qu’on m’a déjà sanctionné pour avoir semé la confusion avec mes interrogations. La phrase que tous les autistes se coltinent dans leur vie étant « Pourquoi tu demandes ? C’est pas évident ? »)

L’exception à la règle de Warhammer nous dit :

Si quelqu’un critique un cliché / une mécanique propre à la fantasy, le ou la décrivant comme ridicule ou injustifiée, alors Warhammer ne l’utilise pas ou bien l’a déjà justifiée.

Warhammer m’a rendu incapable d’apprécier bien d’autres jeux, de bien d’autres manières. Une de ces manières est qu’il provient de la période mi-1980 - début 1990 où la création des jeux de rôles ne reposait pas sur la prolifération de sous-systèmes spécifiques aux personnages, mais sur la description de chaque chose, chaque élément de l'univers entier.

L’Appel de Cthulhu et son prédécesseur, RuneQuest, ont sans doute défriché une grande partie de ce principe. Pour exemple, lorsque ces jeux disent que le soldat de base à 80 % en Tir, vous pouvez être certain que toute l’armée est décrite sur ce fondement, chaque soldat ayant ce niveau de compétence précis, avec l’entraînement adéquat pour atteindre ce niveau à sa sortie de l’instruction de base.

Bon évidemment on avait encore pas mal de choses qui passaient sous le radar des règles mais au moins, ça éliminait la question de la « logique interne » du jeu. Et ça permettait d’articuler tout le système autour d’un objectif global : la représentation. Le problème est que certains JdR ont poussé le délire trop loin, comme Rolemaster grog et Hârn grog, avec leurs lancers de dés pour tout et n’importe quoi.

Ainsi, durant les années 1990, la tendance s’est inversée jusqu’à à l’extrême : l’idée de craindre les règles et les lancers de dés était née. Encore aujourd’hui, la majorité des rôlistes veulent que les règles soient complètement invisibles, jusqu’à ce qu’elles fassent à nouveau surface durant leur temps imparti, qui se déroule usuellement durant les phases de combat.

J’ai toujours abhorré cette philosophie pour deux raisons. La première, c’est que je ne veux pas jouer simultanément à cinq jeux différents. Je veux jouer à un seul jeu à la fois, pas me taper deux heures d’improvisation théâtrale, puis une heure de combat de figurines, une heure d’optimisation suivie de l’interlude Jouons-à-qui-est-la-plus-maligne-avec-la-MJ avec une heure où on joue à la poupée en conclusion ; chacun de ces jeux avec ses propres règles, complètement indépendantes les unes des autres.

Je suis trop fainéant pour faire ça, et mon autisme me torture quand on me demande de sauter d’une règle à une autre de cette façon. C’est bien trop invraisemblable à mes yeux, même si je sais que la notion de vraisemblance dépend de la perception et des goûts pour tout un chacun.

un homme avec plusieurs phylactères représentant ses pensées, une avec "!", une avec "?", une avec un éclair bleu, et l'autre avec cet éclair en négatif

L’autre raison qui fait que je déteste cette philosophie est que, au moment où je vois des joueureuses lancer des tonnes de dés et obtenir des résultats satisfaisants, amenant des situations de jeu intéressants, iels se dressent sur leurs chaises et montrent un grand entrain. Mais si les règles sont absentes, le seul moment qui les engagera autant c’est quand l’intrigue atteint son sommet dramatique et que nos acteurs rivalisent dans le théâtral.

Je sais que pour beaucoup, demander un lancer de dés pendant une grande scène dramatique, c’est un sacrilège, mais pour moi, les lancers sont là pour créer et faire avancer ces grandes scènes dramatiques. De nombreux joueurs et joueuses trouvent ça tout à fait normal de jouer à un jeu d’impro bizarre où des soldats se mettent sur la gueule ; ça n’infléchit en rien la cohérence de l’histoire que les deux mondes soient collés ensemble de manière assez crasse. Moi, je suis prêt à utiliser tous les outils à ma disposition pour émerveiller mon groupe, à la manière d’un escape-game où l’intrigue se tisse en parallèle d’énigmes. J’attends des JdR qu’ils relient leurs mécaniques à l’action.

Et comme je veux pouvoir passer des unes à l’autre de manière fluide,

  • entre les règles et l’intrigue,
  • entre le en-jeu et le hors-jeu,
  • entre le ludisme, la simulation et la narration (1),

...j’ai besoin d’un système qui répond à tout cela, toujours de la même façon, selon la même profondeur de jeu. L’un de mes objectifs est de lancer des dés à la même fréquence, à chaque session. Autrement cela crée des dissonances où le combat et les interactions sociales sont trop différents. Cela n’est pas autorisé dans les autres formes artistiques. Les changements subtils de structure sont pensés pour souligner l’action et la thématique, pas pour souligner que le personnage danse ou fait du shopping. La question qu’un réalisateur se pose, c’est « Pourquoi le personnage fait-il du shopping ? Est-ce qu’il va le faire de manière sombre, ou enjouée, ou bien chagrine, flamboyante ou bien sinistre ? », ce n’est pas « Est-ce du shopping ? »

Franchement, ça me gonflerait aussi de devoir changer de système de règles pour des raisons narrativistes. Je suis une personne très occupée, toutes mes décisions dépendent de la charge de travail qu’elles impliquent. Si je dois apprendre un sous-système de règles – et me rappeler quand il s’applique – d’accord, ça passe, je le gère. Mais deux sous-systèmes, c’est non. C’est probablement une question d’habitude mais je trouve que le combat se suffit à lui-même pour agir sur les détails. Un bon exemple de ce que je déteste est la manière dont le système Gumshoe m’oblige à décider si une scène est une exposition d’intrigue, une collecte d’indices ou n’importe quoi d’autre, alors qu’elles sont toutes dépeintes de la même manière dans la fiction. Peut-être que ça irait mieux pour moi, si toutes les scènes d’exposition étaient faites en bullet time ?

En réponse à l’article de la semaine dernière sur les activités d’intermèdes en (2), vous avez été nombreux à me dire que vous trouviez normal d’avoir des temps morts, parce que dans la vraie vie, il y a des choses qui se font au boulot, d’autres qui se font à la maison. Je ne vois pas la différence, pour moi, ce sont les mêmes choses.

Vous connaissez sûrement ce stéréotype sur les autistes, qui dit qu’on déteste le changement, expliquant pourquoi on aime manger toujours la même chose et porter le même genre de vêtements. Mais ce n’est pas tant parce qu’on a peur du changement, mais plutôt de l’effort de décision. Partez du principe que je pourrais manger n’importe quoi, des cailloux, de l’herbe, du papier, des concepts ; or je n’ai absolument aucune envie d’avoir à accomplir ces choix.

De même, vous seriez tentés de penser que les autistes aiment catégoriser parce qu’ils craignent le désordre ou les routines. Nous pensons parfois les choses d’une manière très binaire, c’est vrai, mais c’est une défense pour se prémunir de l’absence de catégorisation. Si je peux manger absolument n’importe quoi, laissez-moi ranger les choses dans des cases pour éviter de devoir interroger l’infiniment complexe. Si à l’inverse,

  • nous sommes plongés dans l’infiniment complexe,
  • et que nous percevons le travail et la vie privée comme similaires,
  • la danse et le shopping comme semblables,
  • de voir les phases de combat et d’interaction sociale comme identiques

...alors imaginez ce que ça donne quand on doit brutalement tout chambouler, dire « stop » à notre cerveau, et de passer d’un sous-système à un autre. C’est extrêmement handicapant.

Bref, pas de sous-systèmes pour moi. Des règles universelles, voilà, tout simplement. Je n’aime pas beaucoup les mini-jeux non plus. Bon bien sûr, on voit la porosité entre tous ces éléments ; toutes les règles peuvent être considérées comme des mini-jeux ou des sous-systèmes. J’y ai déjà réfléchi, c’est comme ça que ma cervelle fonctionne, j’ai déjà considéré toutes les zones grises et les ambiguïtés. Et c’est éreintant. C’est épuisant, de faire l’effort de penser comme une personne neurotypique. Je pèse mes mots ! Quand je vous dis que ce n’est pas évident, croyez-moi : ça ne l’est pas.

Article original : No subs


(1) NdT : L’auteur fait ici référence à la théorie LNS. Pour en savoir plus, vous pouvez lire nos articles sur ce sujet[Retour]

(2) NdT : Certains jeux comme Donjons & Dragons proposent un sous-système dédié pour gérer rapidement les activités des PJ entre deux aventures. Par exemple, le Guide du maitre de la 5e édition de D&D contient une courte liste d’activités possibles, comme créer un objet magique, s’entrainer pour monter de niveau, ou faire la bringue. Chaque activité d’intermède est traitée par un sous-système séparé : si votre personnage travaille comme forgeron pendant une semaine, ce sera réglé par un jet sur une table aléatoire. [Retour]

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