L’art d’Arbitrer 10 : Positionner l’Aléatoire
© 2016 Justin Alexander
Chapitres précédents :
1 — Première partie (l’introduction nécessaire)
4 — Oui par défaut
5 — Compétences et difficultés
6 — Cléromancie fictionnelle (ou la multiplicité des résultats d’un titrage au sort)
7 — Les vecteurs (ou les chemins vers l’objectif du PJ)
8 — Test d’ensemble
Maintenant que nous avons discuté de la façon de rendre un arbitrage du début à la fin, je voudrais parler de quelques techniques avancées - plusieurs trucs et astuces que j’ai piochés ailleurs ou créés au fil des ans.
Commençons par le positionnement de l’Aléatoire. Comme nous allons le voir en détail dans un instant, c’est un concept très utile qui porte sur le moment du lancer de dés (l’Aléatoire) lorsque vous êtes en train de résoudre une action, et de ce qu’il se passe avant et après que vous lanciez ces dés.
Toutefois, avant de commencer, j’ai besoin de revenir brièvement sur l’histoire de cette terminologie, pour éclaircir quelques zones d’ombre.
Les principes de base du « positionnement de l’Aléatoire » (fortune positioning) ont été formalisés pour la première fois par Ron Edwards, qui a élaboré les termes Aléatoire au milieu et Aléatoire à la fin pour décrire des pratiques qui n’avaient pas encore été étudiées [sur le plan théorique] bien que répandues dans le milieu rôliste depuis des décennies. Il s’agissait de termes utiles, ils ont donc été repris (1). Quelques années après, Ron Edwards décida cependant de les redéfinir car il avait décidé qu’ils n’avaient en fait pas de rapport avec les mécanismes rôlistes (bien que l’usage du mécanisme en question soit dans son fichu nom). À peu près en même temps, il décida aussi que l’Aléatoire au début n’existait pas (ce qui, nous allons le voir, est tout aussi faux).
Tout ça a produit un bazar absolu, mais comme Edwards a élaboré ces termes, ses contradictions successives ont eu beaucoup d’influence sur leur postérité. Des gens ont essayé de résoudre le problème posé par Edwards et ont créé pas mal de correctifs (Vous trouverez des gens utiliser des expressions comme « avec des dents » (2) si vous creusez le sujet), mais cela a juste conduit à rendre ces termes encore plus confus et inopérants.
Avec des notions esquintées à ce point, j’avais un choix à faire en conséquence : soit les laisser complètement de côté (et essayer de faire émerger d’autres mots qui couvriraient le même champ), ou juste préciser, pour celles et ceux qui viendraient ensuite, qu’il vaut mieux ignorer les absurdités postérieures à leur création. Après une longue réflexion, j’ai décidé que le concept de « positionnement de l’Aléatoire » était trop intuitif pour être abandonné, donc je le garde (et tout ce préambule vous explique pourquoi).
Une dernière remarque : à chaque fois que je mentionne « l’Aléatoire » ou « lancer les dés », c’est un raccourci pour parler de n’importe quelle technique de résolution d’action. Ces concepts s’appliquent surtout aux mécanismes de résolution (qu’ils impliquent un jet de dés ou non), mais ils peuvent parfois s’appliquer aux « Décisions suprêmes du MJ » [cf. l’Art d’Arbitrer 4 : Oui par défaut (NdT)]
L’Aléatoire à la fin
Pictos : paroles, dé, action
« L’Aléatoire à la fin » semble être ce que la plupart des MJ et groupes de jeu font par défaut. Je ne sais pas si c’est parce que c’est effectivement plus clair et plus simple à concevoir, ou si c’est juste un héritage des mécanismes de D&D, dérivés de ceux des wargames (3), et que leur familiarité les fait paraître plus naturels.
Avec l’Aléatoire à la fin vous :
- Établissez une méthode
- Consultez l’Aléatoire
- Décrivez le résultat
Vous dites « Je veux tirer sur le Samouraï des rues ! » (Établir une méthode). Vous faites un jet d’attaque (Consulter l’Aléatoire). Le mécanisme de résolution vous dit si votre intention est couronnée de succès ou si elle échoue (soit vous touchez la cible, soit vous la loupez, ce qui veut dire que vous pouvez maintenant décrire l’issue en fonction).
L’Aléatoire au début
Ordre des pictos : dé, paroles action
« L’Aléatoire au début » est une technique où vous interrogez les mécanismes à propos de ce qui arrive, puis vous utilisez le résultat produit pour décider de ce que vous tentez.
Pour le dire autrement, l’aléatoire au début consiste à placer le mécanisme de résolution entre la déclaration d’intention et la déclaration de méthode.
- Indiquez une intention.
- Consultez l’Aléatoire
- Déterminez une méthode.
- Décrivez le résultat.
Alors que l’Aléatoire à la fin fait que le joueur active l’expertise de son personnage ptgptb pour déterminer si la méthode qu’il a proposée réussit ou non, l’Aléatoire au début active l’expertise du joueur qui déclare quelle méthode le personnage devrait déployer pour réaliser son intention.
Cela peut être utile quand vous jouez une interaction sociale : vous déclarez votre intention (« Je veux convaincre le Duc de nous donner des troupes »), puis vous faites votre test de Diplomatie, pour ensuite utiliser le résultat de ce lancer pour indiquer la manière dont vous jouez la scène.
L’Aléatoire au début est souvent utilisé dans les mécanismes qui touchent aux enjeux internes du personnage : vous faites un test de Santé Mentale, ou bien vous faites un test pour voir si vous pouvez résister à la tentation, et si vous échouez cela détermine comment vous jouez la prochaine action - que ce soit s’enfuir en hurlant, ou vous détourner des baisers insistants de Madame Ombre.
Je vois aussi souvent des joueur-euses faire un test d’Intelligence pour voir si leur personnage est assez malin pour avoir de lui-même l’idée qu’ils viennent d’avoir. Et s’ils échouent, ils ne la partagent pas.
L’Aléatoire au milieu
[Pictos parole dés paroles dés (et hop vous avez Dalida en tête) action]
« L’Aléatoire au milieu » signifie que votre premier test d’action détermine le succès initial de la tentative, mais qu’ensuite la joueuse/personnage a un autre choix qui peut affecter le résultat final. Disons par exemple que vous devez effectuer un test pour résoudre une interaction sociale, découvrez [après un test d’action] que vous avez fait une mauvaise première impression, mais avez ensuite une opportunité de rétablir la situation. (Ou juste tirer dans la tête du type « C’était une conversation ennuyeuse de toute façon ».)
Basiquement, l’Aléatoire au milieu crée une décision additionnelle à prendre au milieu de la résolution :
- Établissez une méthode
- Consultez l’Aléatoire
- Prenez une décision secondaire
- Consultez l’Aléatoire à ce propos
- Décrivez le résultat
Parfois, cette décision additionnelle est en fait soutenue par les règles du jeu. L’utilisation de « points Fate » en est une illustration simple et courante (4). Apocalypse World utilise un système de « manœuvres » qui sont résolues avec un jet de 2d6 qui comporte un seuil de d’échec, un seuil de succès et, entre les deux, un seuil où le personnage doit prendre une décision secondaire entre des conséquences [non désirées] et/ou un succès partiel.
En parlant de succès partiel, un ou une MJ peut souvent le résoudre en consultant l’Aléatoire au milieu en réponse. Il peut aussi être utilisé dans d’autres situations : par exemple après un test d’Esquive réussi, le MJ peut demander « veux-tu passer à travers la porte sur ta droite ou derrière la caisse en bois sur ta gauche » ?
La résolution de la décision secondaire ne nécessite pas forcément un autre test d’action : peu importe que vous choisissiez de passer par la porte ou d’aller derrière la caisse, le succès est automatique (la MJ répondra « oui » par défaut). Sinon, les options peuvent aussi facilement avoir besoin de mécanismes de résolution supplémentaires (et choisir entre les différentes formes de ces mécanismes pourrait être la différence principale entre les choix proposés). Il est aussi possible que certains choix seulement nécessitent encore des tests - tu as besoin de faire un test de Force pour défoncer la porte fermée, mais tu peux passer derrière la caisse sans soucis).
Et, bien sûr, le MJ n’a pas besoin d’être le seul à narrer les options : « Okay, tu as réussi ton jet d’Esquive. Où veux-tu te mettre à l’abri du déluge de balles que fait pleuvoir la mitrailleuse » ?
Résolution en plusieurs étapes
Les principes de la résolution via l’Aléatoire au milieu peuvent être étendus, pour inclure plusieurs décisions intermédiaires, ouvrant potentiellement sur une gamme de méthodes de résolution en plusieurs étapes.
De ce que j’en sais, c’est le parent pauvre de la création de systèmes de règles. L’exemple probablement le plus importants est celui des défis de compétence dans la 4e édition de Donjons & Dragons (5). Ils étaient si mal fichus alex que les auteurs ont dû tout réécrire plusieurs fois quelques semaines après la sortie du jeu… et n’ont toujours pas alex résolu le problème.
Les systèmes à base de réserve de dés [chaque dé ayant une chance de donner un succès, comme c’est par exemple le cas dans les jeux du Monde des Ténèbres (NdT)] s’en sortent un peu mieux grâce à leur capacité à compter un nombre variable de succès dans chaque réserve, ce qui permet de gérer simplement des épreuves complexes (continuez à faire des tests jusqu’à ce que vous ayez achevé un nombre défini de succès).
Mais un peu comme Apocalypse World grog, d’autres JdR ont commencé à déployer des mécanismes spécifiques qui exploitent les principes de l’Aléatoire au milieu. Je pense qu’il y a un vrai potentiel pour des mécanismes plus spécifiques qui construisent des résolutions en plusieurs étapes (particulièrement si on commence à autoriser des décisions intermédiaires pour les PJ participant à cette action longue ou pour leurs opposants).
Mais je m’égare.
Qu’est-ce qui distingue une résolution en plusieurs étapes d’une simple série d’actions distinctes ? C’est le fait qu’il n’y ait qu’une seule intention et que chaque étape de la résolution vous porte vers la découverte du résultat final de cette intention, soit à travers une variété de méthodes, soit par la poursuite d’une seule méthode, via des étapes distinctes.
Utiliser le positionnement de l’aléatoire
Depuis le temps, j’ai constaté un nombre tout à fait surprenant d’opinions très arrêtées à propos de cet l’Aléatoire. Cela n’a pas grand sens selon moi : Le positionnement de l’Aléatoire idéal varie à la fois en fonction du type d’action et de la situation dans laquelle l’action prend place. Et même les gens qui ne sont pas familiers avec ces termes vont souvent passer de l’un à l’autre selon leur instinct du moment.
En résumé
L’Aléatoire à la fin a pour elle sa simplicité : Vous posez une question au système, qui y répond par « oui » ou par « non ».
L’Aléatoire au début autorise les mécanismes à vous fournir une réponse servant d’amorce, que vous pouvez étoffer ensuite en conséquence. Cela le rend particulièrement efficace pour déterminer l’issue d’une action avec plus d’ampleur : plus l’action est précise ; plus cela peut devenir étrange de la résoudre avec l’Aléatoire au début. Par exemple si vous résolvez mécaniquement une simple attaque, l’Aléatoire au début n’est généralement pas utile. Par contre, si vous résolvez un combat entier – ou disons, une passe de joute – alors il devient bien plus pertinent.
L’Aléatoire au milieu est plus complexe, mais autorise des interactions plus riches entre les joueureuses et le système, ainsi qu’une plus grande variété de résultats potentiels. Il peut aussi attirer votre attention sur l’action qui est en train d’être résolue, signalant ainsi que cette action en particulier a plus d’impact que les autres.
Chaque positionnement a son intérêt. Et comme je l’ai déjà dit, tenter de définir les avantages une bonne fois pour toutes est loin d’être toujours la bonne solution : peut-être que cette fois vous lancez les dés pour voir comment votre négociation avec le Duc va se dérouler avant de la jouer, mais la prochaine fois vous aurez une idée du tonnerre pour séduire la Duchesse.
Ce sont cependant des outils incroyables pour approfondir et varier l’expérience de jeu de lors de vos parties, et si vous trouvez que votre manière d’arbitrer se limite à un seul positionnement de l’Aléatoire, vous pourrez trouver utile de vous entraîner à en pratiquer d’autres jusqu’à ce que vous soyez à l’aise et familiers avec ceux-ci ; que cela implique de jouer à des jeux avec un positionnement de l’Aléatoire explicite dans leurs mécanismes, ou simplement que vous vous lanciez le défi d’explorer un nouveau type de positionnement de l’Aléatoire pour quelques sessions de jeu à venir.
Article d’origine : Art of Ruling 10: Fortune positioning
Sélection de commentaires
Xercies
Jouer à des PBTA (6) m’a donné une meilleure appréciation de l’Aléatoire au milieu, et je vois son potentiel pour offrir des conséquences plus complexes. Mais punaise qu’ils sont dur à trouver en tant que MJ, je veux dire un bon choix bien difficile que le joueur doit effectuer, plutôt qu’une proposition tout à fait arbitraire.
Des conseils ?
Réponse de Justin Alexander
Mon conseil serait que tu n’as pas besoin d’élaborer une liste d’options. Les jeux propulsés par l’Apocalypse font ça car ils gravent dans le marbre une manière précise d’utiliser le mécanisme, bien que même dans ce cas, l’interprétation finale de ce que le résultat signifie implique toujours d’improviser la fin de l’action sur le champ.
J’en discutais d’ailleurs hier au sein de ma communauté Patreon, mais l’Aléatoire au milieu a beaucoup de points communs avec le « point d’incertitude » du test d’ensemble ptgptb : D’une certaine manière, tu mets la réussite en péril. Par exemple, si les persos sont en train d’escalader une falaise, tu pourrais dire « Tu regardes au-dessus de toi et remarques que ta corde est en train de s’effilocher sur une pierre pointue. Que fais-tu ? » Ou s’il ou elle entreprend de séduire une dame dans sa propre demeure, iel remarque à travers une fenêtre que son mari est en train de rentrer. Que fait-iel ?
Souvent tu peux juste réfléchir à ce qu’aurait été l’échec de leur action, remonter au moment où l’échec est seulement imminent, et là leur demander ce qu’ils font. (Donc plutôt que de dire « ta corde lâche et tu tombes », tu fais apparaitre la menace de la corde en train de rompre et tu vois comment ils y répondent.)
Une autre technique est de demander des éclaircissements sur une réussite. Y avait-il une ambiguïté dans leur intention ? Par exemple, si tes joueuses ont dit « Ok, nous allons tabasser sévère ce type » et qu’elles récoltent un succès exceptionnel qui anéantit les points de vie de la cible, tu peux décrire le passage à tabac, mettre le type en question à leur merci et ensuite demander « Vous voulez le tuer ou juste le mettre K.O. » ?
Apocalypse World inclut aussi des manœuvres qui impliquent que c’est parfois à la cible de prendre une décision lorsque l’Aléatoire est au milieu.
(1) NdT : Retrouvez-les au chapitre 4 du Big Model ptgptb [Retour]
(2) NdT : With teeth est une variante théorique qui s’applique au positionnement de l’Aléatoire au milieu. Dans ce cas de figure, l’ajout de bonus / malus ou autres ressources mécaniques à ajouter au résultat ont lieu après le lancer. L’idée derrière cette notion étant d’insister sur un résultat qui colle au plus près aux intentions du joueur, plutôt qu’à ce que dictent les règles du jeu. Subtil. Pour plus de précisions, en anglais, lire cet article sur Socratic Design [Retour]
(3) NdT : Pour plus d’informations sur la parenté entre jeu de rôle et wargame, c’est par ici : Une Histoire du JdR chapitre 1 ptgptb [Retour]
(4) NdT : Les points FATE sont une ressource, dans le système du même nom grog, que le joueur peut acquérir puis dépenser pour ajouter un détail, une contrainte ou un aspect à la narration, qui n’est donc plus du ressort unique du MJ. Les points d’Anarchie dans Shadowrun Anarchy fonctionnent sur le même principe. [Retour]
(5) NdT : Les défis de compétences consistent en la résolution unique d’une action qui demande de mobiliser plusieurs compétences différentes lors d’un temps long. Il s’agit d’obtenir un nombre de succès définis avant un certain nombre d’échecs. [Retour]
(6) NdT : Des jeux de rôles se revendiquent de la famille PBTA (Propulsed By The Apocalypse), ou « motorisés par le système de Apocalypse World grog (AW) ». Quelques principes récurrents : des manœuvres pour les personnages qui se déclenchent lorsqu’une situation advient dans la fiction ; des règles qui cadrent ce que peut faire ou non la MJ. Selon Vincent et Meguey Baker - créateurs de AW - tout jeu qui a été inspiré par leur œuvre peut se prévaloir d’être un PBTA. Une tentative de définition plus complète peut être trouvée sur le blog nonobstant café et diverses autres définitions, points de vue et ressources sur pbta.fr [Retour]

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