Altersexualité et personnages queer dans les JdR

Représentations de l’altersexualité et des personnages queer dans les livres de Jeux de Rôles

Dans cet article, nous nous demandons pourquoi les thématiques et personnages LGBTQIA+ ont été si rares dans les livres de jeux de rôles. Une analyse préliminaire de JdR anglophones publiés entre 1974 et 2005 montre que lorsque ce sujet était abordé il suscitait des réactions qui semblent, avec le recul, comiques ou extrêmes. Notre but est d’établir une histoire alternative des livres de JdR, prenant en compte les représentations des thématiques queer et en les reliant à d’autres sphères culturelles.

Notes de la Traductrice :

Le terme queer signifie « étrange » en français, mais dans ce contexte il peut être traduit par altersexuel.le. Nous avons fait le choix ici de garder le terme anglais, bien plus usité même en francophonie et permettant d’avoir un mot non-genré. Le terme queer désigne tout individu :

  • non-hétérosexuel (hétérosexualité : orientation sexuelle binaire où une femme née femme est attirée par un homme, ou inversement),
  • non-cisgenre (cisgenre : genre ressenti correspondant au genre attribué à la naissance, p.ex. une personne se déclarant homme et ayant été désigné comme garçon dès la naissance) ou
  • non-dyadique (dyadique : née avec le sexe biologique correspondant à son genre, par exemple une femme née avec un sexe biologique et des chromosomes féminins est dyadique).

Il s’agit donc d’un mot qui aujourd’hui englobe les identités de genre tout autant que les identités sexuelles. Pour plus d’informations sur l’origine et le sens du mot queer, voir l’article Queer wiki.

Toutes les dates mentionnées après les titres des jeux concernent les dates de sortie des versions anglophones.

Attention : Mention de sujets liés à la sexualité et aux violences, tel que le viol de personnages. Ces sujets ne sont pas développés dans l’article mais nous vous prions de lire ce texte avec prudence.

personnage mince, cheveux en pétard, avec bracelets à clous, leggings à motif écossais, chaîne et cadenas autour du cou. Derrière le personnage se trouve un mur de briques où est tagué le A de anarchie

Introduction

Il y a peu de jeux de rôles qui traitent de la sexualité, et ceux qui parlent de sexualité non-standard sont encore plus rares. En général, les JdR et univers de jeux ont rarement pris en compte les thèmes et personnages lesbiens, gays, bisexuels, transgenres, et toute autre forme d’altersexualité (queer). Pour des raisons pratiques, nous utiliserons le terme queer pour désigner toute personne de la communauté LGBTQIA+(I).

(I) NdA : Cet article utilise aussi des termes issus des sources qui ont servi à la recherche, dont certains termes ne sont plus considérés comme pertinents ni corrects [élémentairement courtois] de nos jours.

Les contenus explicitement queer ne sont apparus que relativement récemment dans des médias où la sexualité est considérée comme un élément important de la fiction ou des personnages qui peuplent ce monde fictif, comme dans les jeux de simulation et les jeux de rôles (II).

Même s’il existe des recherches conséquentes sur les jeux de rôles et les cultures des rôlistes (III), le sujet des identités sexuelles non-standard semble encore un sujet non-étudié. En plus, les différents textes retraçant l’« Histoire du JdR » sont très largement silencieux sur le sujet : l’identité de genre est parfois traitée, mais l’identité sexuelle n’est quasiment jamais mentionnée (IV). Dans le secteur des jeux vidéo, le débat académique sur la représentation et l’identification [se reconnaître dans les personnages (NdT)] est plus développée, mais cette analyse n’est pas vraiment applicable aux jeux de rôles sur table car les pratiques sont différentes (V).

Malgré sa longue histoire d’activité perçue comme dangereuse, blasphématrice et non conventionnelle, la culture du jeu de rôles sur table est restée plutôt conservatrice, surtout en ce qui concerne les questions sociales. Mais comme les parties de JdR sont des expériences sociales partagées prenant des textes-sources comme bases plutôt que comme lignes directrices, la pratique réelle du jeu de rôles peut donc être très différente de ce qui est écrit dans les manuels. Cet article se focalise cependant sur la représentation des identités sexuelles queer dans les ouvrages de JdR, pas sur la pratique concrète de ces jeux.

L’article se base sur l’étude d’œuvres rôlistes anglophones des années 1974 à 2005. Notre point de départ est l’observation que les thématiques queer y sont soit totalement absentes, soit très occasionnelles ; et lorsqu’elles sont présentées, ce n’est pas de façon flatteuse. Au cours de cet article chronologique, nous allons repérer les mentions et allusions autant textuelles que visuelles aux identités sexuelles queer et voir quelle est leur fonction dans le jeu concerné. Nous analysons ensuite les exemples d’homosexualité masculine (c’est ce que nous cherchions en premier lieu) et de « queerness » – tout ce qui entoure les identités queer plus généralement – en tant que sujets d’études culturelles (cultural studies) et nous les replaçons dans la réflexion sociétale des politiques identitaires. Notre enquête est loin d’être exhaustive, cet article a donc plutôt pour vocation d’ouvrir un nouveau champ d’étude (VI).

(VI) NdA : Nous encourageons d’ailleurs les lecteurs et lectrices connaissant d’autres représentations des queers dans les œuvres rôlistes à contacter l’auteur et l’autrice de l’article [et/où à commenter cette traduction (NdT)].

Rudiments [Introduction et années 70]

Quand on analyse des personnages de jeu de rôle, un des aspects les plus importants est de prendre en compte à quoi servent le personnage et sa situation dans l’univers de jeu. Les personnages [-joueurs et –non-joueurs (NdT)] peuvent être placés sur une échelle allant de :

  • outil presque invisible (comme le curseur clignotant sur un écran) servant à amorcer des changements dans l’univers du jeu, jusqu’à
  • une représentation complexe d’un personnage comparable à un être humain réel doté d’une histoire personnelle riche

[d’un côté on a le personnage qui ne sert qu’à faire avancer les parties et l’univers de jeu, de l’autre on a le personnage développé au centre de la partie (NdT)].

Cette évolution, de sprite à avatar d’une personne qui pourrait exister, est liée au contexte de jeu. Le cadre, la thématique et l’objectif global de la partie jouent un rôle important dans la mise en place de ce cadre de jeu. Par exemple, les jeux centrés sur l’exploration du monde et la conquête brutale placeront leur curseur plus près du « personnage monolithique » servant à faire avancer l’histoire ; tandis que les jeux traitant de questions de société, ou simulant des modèles sociaux alternatifs, favoriseront les « personnages à multiples facettes ».

Les JdR d’aujourd’hui couvrent tout ce spectre. En fait, comme le suggère le terme « jeu de rôles », un des aspects les plus importants est de « jouer un rôle », de s’approprier et d’interpréter certains traits pour devenir quelqu’un d’autre le temps de la partie. Mais les JdR ne tournent pas toujours autour de l’étude des nuances du personnage. À l’aube des jeux de rôles, les parties tournaient surtout autour des combats, de l’exploration spatiale, de l’aventure ; et l’évolution des personnages était mesurée par des chiffres, pas par le développement de leur personnalité. Cette pratique « traditionnelle » est toujours bien vivante, même si elle n’est plus qu’une approche rôliste parmi d’autres.

Dans les années 1970 et 1980, les JdR n’abordaient pas de thématiques sociétales. Quand les JdR furent attaqués comme étant subversifs et dangereux, dire qu’il s’agissait juste de fiction était une façon de défendre ce loisir  (VII). Si on considère le contexte dans lequel les JdR ont émergé – la communauté de wargamers, majoritairement masculins –, ça n’a rien de surprenant si les identités sexuelles et de genre ne font pas partie des thématiques des ouvrages rôlistes.

Dans son méticuleux historique du JdR, écrit en 2012, Playing at the World, Jon Peterson note parmi les racines de Donjons & Dragons (1974) que la communauté du wargame dont est issu ce JdR était une communauté de jeunes individus très conservateurs (VIII) [aux États-Unis, les wargamers sont souvent des militaires/réservistes ; et Gary Gygax, un des auteurs de D&D, originaire d’une petite ville du Midwest, fut un membre actif des Témoins de Jehovah jusqu’en 1981 wiki en (NdT)]. La sexualité était suggérée dans les premières publications mais ces occurrences furent vite supprimées dans les éditions suivantes. Il semble que les parties de jeux de rôles et leurs livres des années 1970 étaient plutôt établis sur des valeurs conservatrices et conformistes.

D’ailleurs, ce n’est pas à cause de son ouverture à l’alter-sexualité que le JdR acquit sa réputation de « sous-culture dangereuse » dans les années 1980, cette réputation s’est construite sur la base d’un prétendu lien avec la vénération du diable (1). La façon dont la presse grand public parlait des conventions de JdR en est un bon exemple : Michelle Nephew écrit dans sa thèse Playing with Power que ce genre de reportages montrait des « garçons vieillissants » maladroits et désexualisés – alors que le journal ajoutait souvent « pour la forme » une photo de femme peu vêtue. Dans les médias populaires, les rôlistes masculins ont longtemps été vus comme asexuels (2). En effet, les médias faisaient souvent des raccourcis, dépeignant les pratiquants de D&D comme des hommes en surpoids, socialement mal à l’aise, vivant avec leurs parents – et éternellement célibataires.

L’objectification et l’hypersexualisation des femmes dans les illustrations des livres de JdR sont présentes depuis le tout début. On peut voir des femmes seins nus à compter de la première édition de Dungeons & Dragons.

Mais on remarque une tendance à la fin des années 70 : ces images sexistes étaient moins présentes, ce qui coïncidait avec un débat sur les personnages féminins et les joueuses (IX).

Dans l’imagerie du JdR, les thèmes sexuels étaient parfois utilisés mais restaient rares. Et la sexualité n’est pas le seul élément de la vie réelle qui était absent des livres de JdR. Cet extrait de la description des Clercs dans la fameuse édition « boîte rouge » de D&D (1983) est particulièrement révélateur de l’attitude des éditeurs de l’époque :

Dans les parties de D&D tout comme dans la vie réelle, les gens ont des convictions éthiques et des croyances théologiques (3). Tous les personnages sont supposés en avoir et cela n’affecte pas la partie. On peut considérer qu’elles vont de soi [hors-champ] comme on le fait pour les repas, le repos et d’autres activités qui sont implicites mais qui ne doivent pas faire partie du jeu.

On peut supposer que la sexualité rentre dans cette déclaration : « ça ne doit pas faire partie du jeu ».

Toutefois, les livres et la pratique réelle sont deux choses différentes. On a peu de documentation sur les parties de JdR, mais l’étude ethnographique Shared Fantasy, ces mondes sociaux réalisée à la fin des années 70 par Gary Alan Fine montre par exemple que, du moins parmi les rôlistes étudiés, le viol de PNJ féminins était fréquent dans les groupes de joueurs exclusivement masculins (4). Les livres fournissent seulement le point de départ pour les parties ; ils ne déterminent pas les apports des joueurs et leur pratique de jeu réelle.

Tâtonner pour trouver son chemin dans les ténèbres [Les années 1980]

Les identités sexuelles queer ont commencé à figurer dans les livres de JdR vers la fin des années 1980. Cependant, dans ces premières représentations, l’homosexualité masculine est dépeinte comme particulièrement ignoble, perfide et sournoise. Il y a aussi quelques apparitions de personnages que l’on pourrait qualifier de transgenres [homme assigné femme à la naissance, et inversement (NdT)] ou genderqueer [individu en dehors de la binarité homme/femme (NdT)]. Mais aussi des personnages transphobes.

Dans Warhammer Real of Chaos : Slaves to Darkness grog (1988) il y a par exemple Slaanesh : le dieu [appartenant au panthéon du chaos, donc ennemi et corrupteur (NdT)] de la luxure et de l’excès qui était tournée de façon à paraître genderfluid [genre non-fixe, changeant. Slaanesh est aussi le dieu du plaisir, des extrêmes, de la beauté, de la perversion et de la douleur. Lui et ses démons ont un look androgyne wiki en (NdT)].

Divinité androgyne aux cheveux longs démèlés; armure asymétrique, un seul sein est développés ; jambes musclées

En ce qui concerne l’introduction de thématiques queer, le JdR aux règles universelles GURPS ouvrit la voie en 1988 avec son jeu sous licence GURPS Supers Wild Cards grog basé sur les romans [de super-héros] Wild Cards wiki. On trouve dans ce supplément un PNJ homophobe qui est en fait un gay qui n’a pas fait son coming-out ; un anti-héros surnommé « Mack the Knife », tiré des romans.

Dans IST-International Super Teams [supplément de 1991 pour GURPS], on trouve de même un personnage soviétique qui est lui aussi un gay « encore dans le placard » : il est décrit comme un super-héros homosexuel atteint du sida ; ce personnage a été supprimé du texte avant sa publication, mais il fut publié en ligne quelques années plus tard.

La mention peut-être la plus « positive » des altersexualités se trouve dans Bunnies and Burrows grog, un jeu de rôle [où on joue des lapins et qui est] inspiré du roman Les Garennes de Watership Down wiki : un passage mentionne un lapin mâle en chaleur qui saute sur absolument tout, y compris des objets inanimés et d’autres lapins mâles…

Les premières mentions de personnages queer dans les livres de JdR sont donc soit inspirées de textes mythologiques, soit de textes de fiction précis – ou encore on dirait que ces persos ont été ajoutés pour faire rire. Durant les années 1980, tandis que le VIH (virus du sida) devenait un problème social [donc médiatique, en plus d’un problème de santé (NdT)], il commença à apparaître dans toutes sortes de textes culturels, et fit son chemin jusqu’aux suppléments de JdR. Parfois, la panique morale (5) engendrée par les sexualités queer était aussi très présente dans les JdR.

L’éditeur Task Force Games (TFG) grog proposa la représentation la plus sombre de l’homosexualité à cette époque. En 1988, TFG publia Central Casting: Heroes of Legend rpgnet. Dans [cette gamme de suppléments génériques pour tous univers avec plein de tables aléatoires pour créer des Personnages-Joueurs détaillés et leur historique], il y avait des personnages transexuels, asexuels, gays, bisexuels, fétichistes, voyeuristes, ou nécrophiles, tous listés dans la catégorie « troubles sexuels », avec des exemples de terrifiants et sinistres traits de personnalité.

Le même éditeur continua par la suite à parler d’homosexualité dans plusieurs jeux. Dans une note d'intention de Heroes Now! (1991), l'auteur souhaite que ce genre d’« abominations » (comme le fait d’être gay) ne doit pas être amené à la partie du tout. Et si, pour quelque raison que ce soit, il faut intégrer ces traits « sombres » à un personnage, on doit les jouer de façon à ce que ça devienne un horrible fardeau qui crée des obstacles et dont le personnage devrait chercher à se débarrasser.

Heroes Now! adopte des valeurs conservatrices explicites. Lorsqu’ils écrivent sur l’homosexualité et les autres « perversions », les auteurs décrètent que la seule relation sexuelle appropriée est entre un mari et sa femme, que toutes les perversions peuvent être maîtrisées et guéries, et que l’utilisation du jeu de rôles pour expérimenter un « mauvais type de comportement » est une très mauvaise idée :

Malgré les tendances « populaires » dans la culture et la psychologie, les auteurs de ce livre considèrent ces trois affirmations comme vraies :

1- Toute relation sexuelle autre qu’entre un mari et sa femme est une erreur ;

2- Les désirs sexuels pervers sont des comportements appris et instillés et peuvent donc être contrôlés, dépassés et finalement remplacés par des désirs et comportements sains ;

3- Utiliser le roleplay pour faire l’expérience d’un mauvais comportement par procuration est une mauvaise idée.

Bien que l’on ne nous ait pas demandé de juger, nous sommes persuadés que ceux qui ont choisi de maintenir leurs comportements pervers seront au bout du compte tenus responsables de leurs actes. Ceux qui cherchent à reconditionner la société en lui faisant accepter de tels comportements comme normaux ne font qu’aggraver le problème pour eux-mêmes et les autres.

Les tables de création aléatoire d’évènements ou d’effets étaient très fréquentes dans les premiers livres de JdR. On pouvait glisser dans ces tables, comme par une fissure, des identités queer et des options relationnelles. Les suppléments Central Casting sont des extrêmes. Dans Cyberpunk 2020 (publié en 1990), il y a une table où vous pouvez par exemple obtenir un.e ex-amant.e du même sexe que votre personnage. Dans Conspirations (Over the Edge, publié en 1992), au lieu d’une table aléatoire on a une liste d’exemples de secrets qu’un personnage peut cacher. Sur cette liste, on peut trouver « Vous êtes gay et ressentez le besoin de garder ça secret », parmi d’autres secrets du type « Vous avez travaillé pour la CIA » ou « Vous êtes cannibale. »

D’une manière générale, les identités queer sont apparues plus nettement dans les JdR du genre cyberpunk. Voici un exemple intéressant sur la représentation d’hommes homosexuels dans Sprawlgangs & Megacorps (1990), un supplément de contexte pour le JdR Cyberspace : un gang de personnages homosexuels surnommé « les Mannequins » agresse des gens au hasard, surtout des jeunes femmes jugées belles, leur taillade le visage au couteau avant de les pointer du doigt en criant « Maintenant nous sommes plus jolis que vous ! ». L’ouvrage explique que, même si tous les membres de ce gang sont ouvertement gays, « ils ne s’abaisseront pas à se lancer dans le proxénétisme, pour des questions de ‘fierté’. »

Ces premières représentations de l’homosexualité masculine sont intéressantes, car elles montrent qu’il y avait un souhait de la part des auteurs d’introduire des thèmes plus contemporains et « adultes » dans les JdR, mais la façon de traiter ces sujets était très maladroite. On a l’impression que les auteurs conservateurs se sont sentis obligés d’inclure ces thématiques – tout en déconseillant de les jouer. Il faut souligner que si ça fait bizarre de lire aujourd’hui ces scénarios et descriptions, certains de ces textes étaient révolutionnaires à l’époque. Plus tard, on a appris que des auteurs gays avaient également contribué à ces jeux, mais même eux avaient dû lutter contre le petit nombre de « clichés » à leur disposition.

On a accusé certains éditeurs, comme TSR (qui publiait D&D) et Games Workshop (Warhammer), d’avoir régulièrement établi des règles interdisant la représentation des personnages queer. Même s’il est courant de lire de telles affirmations, nous n’avons pour le moment pas trouvé de preuve à ce sujet.

Néanmoins un extrait du code déontologique de 1984 de TSR écarte aussi les personnages queer : « Le viol et le désir sexuel ne doivent jamais être représentés ni discutés. Ne décrivez pas les actes sexuels. La perversion sexuelle et les anomalies sexuelles sont inacceptables. »

À noter que l’acceptabilité globale de ces thématiques a toujours dépendu de la cible démographique que les JdR visaient : par exemple on peut trouver des affirmations que la référence à la [pan]sexualité du dieu Slaanesh aurait été diminuée en 1990, lorsque l’éditeur commença à s’adresser à un public plus jeune.

Un nouveau jour se lève au crépuscule [Les années 1990 et le JdR Vampire]

En 1991, Vampire : La Mascarade marqua un moment charnière dans la façon de représenter les identités queer. En fait, toute la gamme du Monde des Ténèbres (MDT) wiki plaça l’identité et la sexualité parmi ses thématiques centrales. [L’univers du] Monde des Ténèbres proposait aux joueurs et joueuses un éventail vraiment large d’options de rencontres intimes, incluant bien sûr la succion de sang comme forme majeure de relation sexuelle entre vampires. Ces JdR ciblaient clairement un public différent, ou qui se sentait différent, plus mature et moderne, que les précédents jeux et rôlistes ; comme Paul Mason l’écrivait avec ironie :

Vampire et ses successeurs ont fait sortir le jeu de rôles de son noyau primordial (public que l’on pourrait qualifier en quelques mots et avec un peu de malveillance d’inadaptés sociaux lecteurs du Seigneur des Anneaux) pour créer un fief alternatif (en l’occurrence, celui des ‘goths’ obsédés par les morts-vivants) (X).

De fait, Michelle Nephew argumente que l’éditeur White Wolf (qui publie Vampire) s’amusait constamment avec les peurs des parents de sorte à positionner ses JdR comme étant subversifs (XI). Les auteurs de Vampire et le public ciblé se présentaient comme « alternatifs », dans tous les sens du terme. Les personnes « gothiques », toutes vêtues de noir, ont clairement accueilli à bras ouverts les homosexuels et tous les autres personnages queer – au moins pour unir leurs forces et amplifier ensemble un statut de sous-culture importante.

Au fil des années, les publications liées à la gamme du Monde des Ténèbres ont, non seulement publié des images suggestives de personnages queer (dans le style de l’image du Vaurien de cet article, qui provient de la 2e édition de Changeling : le Songe), mais les ouvrages ont également grandement abordé les identités queer. Surtout dans les textes d’ambiance et les exemples de personnages qui étaient ouvertement queer et hors norme.

Les textes des livres des jeux du MdT sont souvent rebelles : ces personnages sont politisés et évoquent des idées de discrimination positive. On a l’impression – surtout dans ces premiers contenus queer – qu’il y a une sorte de « quota » derrière tout ça, car parfois il semble que toute l’idée d’inclure un personnage gay est de pouvoir dire qu’il y a un personnage gay. Curieusement, on a aussi l’impression que beaucoup de ces rôles sont en fait écrits par des personnes elles-mêmes homosexuelles.

Dans les années 1990, les JdR commencent à attribuer des traits positifs aux personnages queer. Il y a alors par exemple de nombreux textes qui donnent aux homosexuels le pouvoir spécial d’être séduisants. Ces personnages gays-exemplaires ont toujours plus de points d’Apparence que les personnages communs. Dans le Monde des Ténèbres, le seul personnage [prétiré] gay qui soit décrit comme laid est Equalizer, issu du supplément de Clan : Nosferatu de 1993. Même les gays sont victimes de la putréfaction du sang.

page du livret de clan des Nosferatu montrant Equalizer. Le personnage a une apparence masculine, un blouson de cuir, le crane chauve, les joues creuses et surtout : des dents pointues en désordre qui dépassent du haut comme du bas de sa bouche qu’il ne semble pas pouvoir refermer.

L’influence du Monde des Ténèbres dans le développement et la propagation des représentations positives de personnages queer n’est pas surestimée. En peu d’années, la représentation de personnages gays et autres hors-normes se normalisa, et White Wolf avait prouvé son ouverture d’esprit et était entré dans les références queer. Après ça, les personnages gays pouvaient de nouveau être dépeints comme mauvais et bizarres, mais d’une façon plus profonde et compatissante.

Par exemple, dans le supplément Vampire : Montreal by Nightwiki en (1997), il y a un groupe du Sabbat nommé Queens of Mercy (« Reines de Miséricorde »), ce groupe est lié à l’Histoire des homosexuel.les dans le monde réel (6). Ce sont trois vampires homosexuels qui tabassent les gens hétéros. Ce groupe organise des rituels en kidnappant des personnages ordinaires, les costument et les font participer à des compétitions absurdes, comme des battle de cris aigus. Au terme de ces rituels, les personnes kidnappées sont contraintes de rejouer la scène de crêpage de chignon entre Joan Collins et Linda Evans de la série TV Dynasty.

Fantaisyes homosexuelles [Les années 1990 et la fantasy]

Alors que l’Horreur, le Cyberpunk et d’autres genres commençaient à aborder et représenter les identités queer pendant les années 1990, la Fantasy était loin derrière. Dungeons & Dragons resta hors de toute influence gay à cause de sa ligne éditoriale. Même la description d’un bordel dans Advanced D&D ne fait aucune allusion aux identités sexuelles queer. Ce qui attire peut-être le plus l’attention est l’absence d’homosexualité dans Theatrix Presents: Ironwood grog (1995), qui est l’adaptation en jeu de rôles de la BD pornographique éponyme. Ce JdR est étonnamment prude et évoque à peine l’homosexualité.

Mais tout cela ne veut pas dire qu’il n’y avait aucun personnage homosexuel dans les JdR de fantasy. Il y en a eu un dans Rolemaster : Shadow World grog (1996), même si c’était seulement dans un supplément en ligne.

Dans le supplément de contexte Fading Suns : Les Seigneurs des Mondes Connus (1996), il est précisé que l’église (assez stricte) ne rejette aucune orientation sexuelle.

Dans HârnMaster 2e édition (1996), on trouve une table de création de personnage donnant une chance de 10 % d’obtenir un personnage homosexuel ou bisexuel.

Dans Warhammer 2e édition (2005), il y a une énigmatique référence à un comte épris d’un beau jeune homme. Les références sont parfois si vagues qu’elles semblent être des messages codés, et les auteurs et autrices n’ont ensuite confirmé leurs intentions que sur des forums Internet.

Le Temple du Mal Élémentaire, la célèbre aventure pour D&D, est un cas intéressant. Il n’y avait aucune mention de [personnage ou thématique] queer dans l’édition originale de 1985. Mais dans la suite, Return to the Temple of Elemental Evil grog (2001), on trouve une allusion à un couple gay, Rufus et Burne. Voici le passage les concernant, eux et leur environnement :

Un mur intérieur identique au mur extérieur entoure le bâtiment central. Le mur est entrecoupé de tours à une seule porte (similaire à celle de la tour-barbacane), créant une cour intérieure entourant une tour plus haute, appelée donjon. Le donjon se dresse sur quatre étages et comporte un grand hall, une salle des fêtes, une immense cuisine, de nombreuses réserves, un appartement pour Rufus et Burne, une vaste bibliothèque et des chambres libres pour les invités.

Il est légitime de dire que cette citation ne précise pas clairement qu’ils sont gays. Pourtant, Monte Cook, un des auteurs principaux affirme cela :

Il n’était pas dans l’intention des créateurs des personnages de Rufus et Burne de les définir comme gays (il s’agissait au départ de deux PJ [transformés ensuite en PNJ]).

Mais c’était mon intention. Je les ai présentés comme gays dans Return to the Temple of Elemental Evil ([en écrivant qu’]ils occupent la même chambre dans ce château), sans dire « et ils sont gays », car ça me semblait idiot. (Idiot, parce que ce n’est en fait pas un problème, et parce que je n’ai pas identifié les personnages hétéros comme tels) (XII).

Alors que les mœurs évoluaient et que d’autres JdR se mirent à inclure des références à l’homosexualité, le genre de la fantasy tenta de suivre mais de façon très discrète. Toujours est-il que l’habitude des rôlistes de ne pas suivre à la lettre les livres de règles était toujours présente, ce qui commença à se voir quand leurs propres créations se diffusèrent plus largement grâce à internet.

La voie vers la Règle 34 [Les années 1990 et internet]

NdT : Sur les forums de 4chan.org, quatre règles sérieuses avaient été écrites à propos du groupe Anonymous ; des internautes complétèrent ensuite ces règles au fil des années en ajoutant des règles moins sérieuses et issues de la culture Internet. La « règle 34 » vient d’un mème disant que pour chaque chose qui existe, un équivalent pornographique existe aussi (généralement du contenu créé par les fans et diffusé sur Internet). Pour en savoir plus, voir l’article Wikipédia Règle 34.

Au milieu des années 1990, alors qu’Internet était adopté par quelques pionniers, des suppléments (écrits par des fans) commencèrent à émerger sur les réseaux. Le ton de ces publications numériques se voulait amusant, il y eut par exemple un sort nommé « Lubrification de Mordenkainen ». Certaines publications portaient ouvertement sur des thématiques sexuelles, comme le (non-officiel) GURPS Sex (1993) et le Guide to Unlawful Carnal Knowledge (1996). Dans ce Guide, les relations homosexuelles étaient comparées aux mariages interraciaux (par exemple entre humain et elfe) et on pouvait y lire un essai sur le thème « Quelqu’un a-t-il déjà joué un personnage homosexuel ? ». Ça parlait aussi de pistes d’intrigues du style « Viol inversé » (décrivant un homme gay violé par une femme). Le Guide contenait une référence ironique aux professions choisies par les personnages gays :

Les rumeurs courent que certains milieux comportent proportionnellement bien plus d’homosexuels que d’autres :

  • comme chez les aventuriers qui ont souvent été poussés à partir car ils ne pouvaient pas vraiment s’intégrer aux normes sociétales ;
  • ou comme dans les ordres religieux qui exigent le célibat, les prêtres n’ayant pas à expliquer leur manque d’intérêt pour le mariage conventionnel.

Après l’an 2000, il y eut une sorte de course à la publication de suppléments parlant de sexualité. Certains voulurent tirer parti de la licence ouverte d20 [aussi connue sous le nom licence OGL wiki], mais des « normes de qualité » furent ajoutées à temps pour éviter la publication du Book of Erotic Fantasy grog (2003) sous cette licence. On y trouve un passage rappelant la description des croyances [dont « on ne parle pas »] de la boîte rouge de D&D :

L’orientation sexuelle n’a absolument aucun impact sur les capacités d’un personnage, ses prouesses au combat, ses sorts, ses compétences de classe (à l’exception des classes de prestige qui peuvent imposer une orientation sexuelle à un personnage), ou sur les autres mécanismes de jeu. Un personnage gay vit, mange et respire comme n’importe qui d’autre et il peut être gentil, juste, cruel, égoïste, affectueux, hautain, ou amusant… comme n’importe quel autre personnage.

À noter que ce supplément explique [par la suite] que « parmi toutes les races humanoïdes, les humains ont tendance à être les plus variés sexuellement. »

L’époque vit paraître d’autres suppléments centrés sur la sexualité, comme

  • la nouvelle édition du Guide to Unlawful Carnal Knowledge ;
  • Naughty and Dice (basé sur GURPS Sex);
  • Nymphology

(tous trois publiés en 2003). Certains livres abordaient les identités sexuelles et de genre de façon bien intentionnée et plutôt inclusive, même si les textes étaient rarement très éclairés.

 

On est là et on est queer ! [Début 2000]

Au début des années 2000, les représentations des identités queer devinrent plus courantes dans les JdR. Même si la fantasy restait majoritairement une « zone anti-homo », la plupart des autres genres représentèrent des personnages non-normés.

Tout au long des années 1990, GURPS avait mentionné l’homosexualité à l’occasion lorsque le contexte s’y prêtait. Le ton était souvent neutre, pour ne pas trop mettre en avant le contenu gay. Progressivement, les représentations queer devinrent plus variées et gagnèrent en importance. L’éditeur White Wolf suivit cette voie dans son jeu de super-héros Aberrant grog (1999), où l’on trouvait des personnages gays importants dans plusieurs des premiers suppléments ; certains de ces personnages étant même liés à la méta-intrigue du cadre de jeu. Ces représentations tombaient parfois un peu dans l’exagération. Aberrant est un jeu qui permet d’incarner ses fantasmes de puissance, mais ces fantasmes sont assurément très stéréotypés.

Dans le Player’s Guide d’Aberrant, publié en 2000, il y a une équipe de super-héros gays nommée la Queer Nova Alliance. Les membres de cette équipe sont :

  • Ironskin, le propriétaire d’une boîte de nuit d’Ibiza, qui fut persécuté plus jeune ;
  • Glamora, une drag-queen ; alias Le Maître, un personnage BDSM ;
  • Rainbow, protecteur de San Francisco [ville connue pour être « la ville la plus queer des USA »] ;
  • Tommy Orgy, qui peut s’auto-cloner [« splendide, gay, et capable de se dupliquer ; c’est incroyable que Tommy quitte jamais cette maison »].

Dans ce JdR, le personnage le plus puissant du monde est Divis Mal, qui se trouve être aussi gay, même s’il ne fait pas partie de la bande des Queer Nova Alliance.

C’est au cours des années 2000 que les représentations des identités queer semblent être entrées dans la norme des livres de jeux de rôles. On trouve par exemple du contenu queer dans le suppléments Player’s Guide pour la 2e édition de Blue Planet (2000) ; le jeu Love and War (2003) ; le supplément Freedom City pour Mutants & Masterminds (2003), et la 2e édition du JdR Unknown Armies (2002). Le facteur-clé semble être l’éditeur : certains estimaient que leur public comportait des personnes queer (Green Ronin, White Wolf, Atlas Games, Steve Jackson Games). Même si les choix des mots étaient parfois maladroits dans leurs ouvrages de JdR et que la représentation de l’homosexualité masculine était majoritaire et bien plus variée que les autres identités, l’intention semblait bien être l’inclusivité.

Tout à la fin de cette période, voici un autre livre de base à examiner pour ses représentations progressistes, bien que purement superflues, des identités queer : Blue Rose grog (2005), un jeu de « fantasy sentimentale » qui visait surtout les joueuses. L’univers de jeu est basé sur des principes féministes et égalitaristes inspirés des textes de [la romancière de fantasy] Mercedes Lackey wiki, [l’écrivaine de SF et fantasy] Diane Duane wiki, et [l’autrice fantasy et jeunesse] Tamora Pierce wiki. Comme dans leurs romans, le jeu comporte de nombreux personnages masculins gays, sensibles et adorables. Les relations amoureuses ont des noms différents (cepia luath pour l’amour hétérosexuel et caria daunen pour l’amour homosexuel) et le jeu insiste sur le fait que l’amour homosexuel existait dans les mythes avant l’amour hétérosexuel. L’aventure d’initiation comporte de jeunes garçons secrètement amoureux l’un de l’autre.

Un autre jeu de rôle sorti en 2005, Wraeththu: From Enchantment to Fulfilment grog, basé sur les romans de Storm Constantine [met aussi en scène une sexualité non-hétérosexuelle] : des hommes sont transformés en hara, une espèce hermaphrodite androgyne, et le livre aborde des thèmes sexuels.

Il semble donc que l’on puisse trouver des JdR aux thématiques queer fortes dans les années 2000 et personne ne semble y faire attention. Bien que la plupart des relations queer peuvent être facilement évitées si ça n’intéresse pas celles et ceux qui y jouent, ces thèmes semblent impossibles à éviter dans [une session de] Blue Rose. Si quelqu’un voulait s’essayer à [jouer à Blue Rose en supprimant les thématiques queer], les couples homosexuels pourraient être présentés comme étant « juste des amis » mais réécrire le mythe central qui façonne le monde demanderait bien plus d’efforts. Pourquoi même envisager cette possibilité ? Le débat sur l’admissibilité des thématiques queer est révélateur de l’Histoire du jeu de rôle : une Histoire qui n’a pendant longtemps été ni inclusive ni exempte de préjugés sur ces contenus.

Des PJ possibles

D’après nos observations dans cet article, il est clair que le secteur du JdR a été plutôt conservateur dans l’ensemble, sur la question des représentations des identités queer. Nous venons de chercher ces représentations dans les livres et suppléments rôlistes, mais une question-clé demeure : les personnages queer sont-ils importants ? Et si oui, pour qui ?

Plus précisément, la représentation des queer – et l’identification aux personnages, en tant que personnages jouables – est-elle importante ? Dans son étude ethnographique sur les joueur.euses queer de jeux vidéo Gaming at the Edge, Adrienne Shaw montre que la représentation et l’identification sont des questions complexes, et que les joueur.euses ne semblent souvent pas se soucier de la question de la représentation. En nous basant seulement sur les œuvres de JdR, on ne peut pas affirmer si la même chose s’applique ou non aux JdR. Mais, si les jeux de rôles ne sont pas uniquement des jeux d’exploration et de conquête, mais qu’ils traitent aussi de questions sociétales et de thématiques personnelles, alors nous serons enclins à penser que la représentation et l’identification doivent être importantes pour nombre de rôlistes.

Les textes sur l’immersion et l’expérience [vécue] dans le Grandeur Nature vont aussi dans ce sens (XIII), tout comme la panique médiatique qu’il y eut autour des JdR, affirmant que les joueur.euses s’identifient trop fortement à leurs personnages et croient le devenir (XIV).

Une raison de cette différence [entre jeux vidéo et jeux de rôles] est que le personnage a une présence plus forte et personnelle dans le JdR sur table, car on a plus de latitude dans sa création et ses actions.

D’un autre côté, d’après une théorie tirée du forum The Forge, un joueur.euse dispose de plusieurs postures pour décider des actions de son personnage (XV). Les [trois] postures de décision d’action sont : « Acteur [immersif, façon Actor’s Studio (NdT)] » (n’utilisant que le savoir du personnage) ; « Auteur / Marionnettiste » (faisant agir son personnage selon ses propres préférences [et connaissances]) ; « Metteur en scène » (prise en compte des conséquences pour l’intrigue et le cadre de jeu). Aucune de ces postures ne nécessite de devoir s’identifier au personnage. En termes d’études du jeu (play studies), on peut dire que le jeu de rôles ne nécessite pas de simuler un rôle (jouer comme si on était le personnage) mais est souvent pratiqué comme un jeu « avec des objets » (jouer avec des objets conceptuels, ici des personnages) (XVI).

Même si  l’identification au personnage n’était pas importante, le concept de représentation permet de poser la question des existences possibles dans les jeux. Dans son livre, Adrienne Shaw liste trois arguments en faveur de la représentation :

  • voir des gens « qui nous ressemblent » dans les médias,
  • voir des gens « qui ne nous ressemblent pas » (pour sensibiliser à la pluralité), et
  • voir « des [gens] possibles ».

C’est cette troisième catégorie qui nous semble la plus intéressante et pertinente dans le contexte de l’étude des livres de jeux de rôle. Ces livres sont essentiellement des règles de jeu : ils délimitent ce à quoi ressemblent les [parties de] jeux de rôles et les mondes fictifs. Y intégrer du contenu queer indique que l’univers du jeu peut, et inclut effectivement, des personnages queer. Offrir cette sorte d’espaces des possibilités semble assez important. Mais cela reste de la spéculation, sans études appropriées sur les rôlistes-mêmes.

Conclusions

Dans cet article, nous avons commencé par établir une Histoire alternative des livres de jeux de rôles, montrant que les personnages queer ont pu être intégrés – et sont possibles – dans des univers de jeu variés, au moins depuis la fin des années 1980. Même si la terminologie utilisée et les valeurs véhiculées sont discutables de notre point de vue contemporain, l’inclusion des queer montre la possibilité de telles vies dans ces contextes fictifs.

Pendant longtemps, les actions des personnages – et leurs comportements – qui ne concernaient pas directement les quêtes/aventures n’étaient pas décrits dans les univers des jeux de rôles – ou au moins pas dans les livres de ces jeux. Les croyances et les activités [ordinaires] comme « manger » étaient explicitement définies comme non-pertinentes pour le roleplay, même si les personnages représentaient une religion et qu’il existait des règles pour gérer l’alimentation, les achats et l’utilisation de nourriture comme carburant. À mesure que les structures sous-jacentes des JdR se diversifiaient, la sexualité commença aussi à jouer un rôle plus important dans certains jeux. L’accent n’était plus mis sur le personnage simplement comme un « curseur » dans un monde fantastique, mais sur un personnage plausible et possible – une persona.

NdT : Le mot persona vient du latin et signifie « parler à travers ». Avant d’être utilisé en psychologie et d’autres domaines, ce terme désignait les masques du théâtre antique servant à donner l’apparence et la voix d’un personnage. Cela désigne donc un rôle que l’on joue, dépassant la simple apparence de personnage car cela prend en compte le personnage dans son environnement extérieur (univers de jeu) et intérieur (aspect psychologique, pensées du personnage).

Malgré cela, les identités queer étaient encore soit complètement absentes des livres, soit finalement associées à des troubles psychiques, au chaos et au Mal.

Sans aucun doute, l’influence individuelle de quelques auteur.ices fut importante, même en ce qui concerne nombre de représentations que l’on considérerait aujourd’hui comme négatives. Dans un contexte où certains éditeurs avaient des règles strictes pour gommer totalement les queer, chaque petite mention était sans doute une victoire importante à l’époque. Même la mention la plus furtive, comme une remarque voilée, signalait que l’univers du jeu comportait effectivement des personnages queer. On ne peut toutefois pas en saisir l’importance simplement en étudiant les livres. Plus tard, grâce à la croissance d’Internet, l’influence des pratiques des rôlistes a grandi – même si les débats rôlistes présents dans les publications périodiques avaient leur importance bien avant Internet. Il est évident que les contenus les plus audacieux proviennent le plus souvent des forums de fans.

À noter que, bien que les personnages homosexuels et les thématiques queer ont été de plus en plus présents dans la période étudiée [de 1974 à 2005], l’intersectionnalité est encore très absente. Comme on le voit dans les exemples de cet article, les homosexuels masculins sont majoritairement blancs. Les questions [sur les représentations ethniques], bien qu’ayant figuré dans les débats sur la littérature fantasy, ne semblent pas avoir eu d’impact visible sur les questions de sexualité queer dans les textes rôlistes pendant ses 30 premières années.

Ça ne veut pas dire que les jeux de rôles étaient dissociés du monde réel : la menace du VIH/SIDA fut évoquée dans les JdR, même si vue à travers le filtre du genre de l’Horreur. Au lieu d’être en première ligne sur les questions de représentation et d’inclusivité, les Jeux de Rôles ont surtout suivi les tendances du reste de la culture populaire. Même Blue Rose, le jeu de rôles le plus ouvertement gay étudié dans l’article, ne fait que suivre la même voie que les JdR conventionnels, traditionnels et conservateurs, qui ne deviennent un peu plus inclusifs que lorsqu’il s’agit d’adaptation depuis d’autres médias (dans ce cas, un sous-genre de niche de la fantasy qui traite de personnages gays). Le JdR Wild Cards était un des premiers jeux à intégrer explicitement un personnage homosexuel, et Vampire : La Mascarade doit sans doute beaucoup à l’homoérotisme des romans de vampires écrits par Anne Rice.

En résumé, les JdR les plus anciens passèrent complètement sous silence les identités queer, prétextant que ce n’était pas pertinent pour le jeu. Ce qui suivit, et qui est encore d’actualité, sont les mentions voilées : les personnages queer sont possibles dans la fiction si le lecteur prête une grande attention au choix des mots. Il y a aussi eu des exemples flagrants de personnages queer placés dans les livres pour des raisons idéologiques, certains affirmant que les queers sont une abomination, d’autres proclamant l’inclusivité et la différence.

Plus récemment, l’inclusion d’identités queer fut plus terre-à-terre, décrite sans être exacerbée – sauf lorsque la « queerness » était un élément capital dans le contexte du jeu.

Les trois premières décennies des publications rôlistes nous montrent comment les représentations des identités queer sont sorties de l’obscurité totale des donjons pour accéder à la lumière du grand jour.

Article original : Out of the Dungeons: Representations of Queer Sexuality in RPG Source Books

Sélection de commentaires

Olli K

Je suis sûr que tout le monde va débouler pour proposer ses jeux préférés comme référence, mais laissez-moi évoquer Glorantha [l’univers des JdR Runequest/Heroquest]. Comme il s’agit d’un monde fantasy à l’âge de Bronze, le genre et la sexualité ont été un peu plus développés [que dans les autres jeux fantasy]. L’auteur [Greg Stafford grog] était aussi un néo-shaman californien.

Je ne me souviens pas d’autres références queer dans d’autres livres de l’époque, mais dans [le livre-collage sur une région de Glorantha] King of Sartar grog (1992) la question de la sexualité a été un peu plus réfléchie. Dans la culture Orlanthi, par exemple, il y a des rôles sacrés accessibles aux personnages transgenres :

« Plusieurs cultures (y compris celle des Orlanthis) affirment que le sexe est anatomique alors que le genre est lié au rôle social. Le sexe serait alors masculin, féminin, les deux ou aucun. Le genre pourrait être rôles masculins ; rôles féminins ; hommes dans des rôles féminins ; femmes dans des rôles masculins ; les deux ou aucun. Tous les êtres sont reconnus et ont des positions dans la société orlanthie. » – Jeff Richards grog

Tim Emrick

Un des éléments-clés dans cette conclusion est que la sexualité et les thématiques queer sont plus visibles dans les JdR lorsqu’un jeu emprunte beaucoup à la culture pop. Le JdR Buffy the Vampire Slayer (chez Eden Studios) est un bon exemple de ça. Les personnages de Willow et Tara [deux étudiantes en couple dans la série TV] sont sans surprise l’inclusion queer la plus évidente.

Le livre de règles aborde aussi la sexualité hors-standard, en prenant en compte que la série télé d’origine est un soap opera pour ados, avec du surnaturel. La romance, le sexe et la construction de l’identité personnelle sont donc des thèmes majeurs à explorer dans le jeu.

Ian

Salut, je suis [en 2015] le chef du développement de la nouvelle édition de la gamme Trinity Continuum (qui inclut Aberrant). C’est absolument dans mon intention de continuer (et améliorer) l’apparition des personnages queer déjà présents dans l’univers de jeu. Je suis fier de suivre les traces de White Wolf. Vous avez déjà mentionné Divis Mal, mais je souhaite ajouter que le personnage de London Fog, alias Elizabeth Barton, était trans. La FAQ manquait un peu de subtilité, on peut encore faire mieux. Gay, bi, pan, trans*, non-genré-e, polyamoureux, tout le monde. [On veut] plus de représentations.

Merci pour cet excellent article !

Notes de l'Auteur et de l'Autrice

(II) NdA : Talking to Gaymers: Questioning Identity, Community and Media Representation par Adrienne Shaw. Westminster Papers, 9(1), 2012, pp. 67–89. Document disponible en ligne sous licence CC-BY. Il s’agit d’une étude ethnographique de 2012 sur la représentation des personnes queer dans les jeux vidéo et les médias numériques, sur la communauté « gaymer » et faisant un lien entre l’importance de la représentation queer selon le cadre/univers de jeu. [Retour]

(III) NdA : Voir p.ex.

  • Shared Fantasy par Gary Alan Fine [téléchargeable gratuitement en VF chez 500 Nuances de Geek. La majorité des autres ouvrages cités sont uniquement disponibles en anglais à notre connaissance (NdT)]
  • The Fantasy Role-Playing Game: A New Performing Art. Daniel Mackay, ed. Jefferson, McFarland, 2001.
  • The Functions of Role-Playing Games. How Participants Create Community, Solve Problems and Explore Identity. Sarah Lynne Bowman. Jefferson, ed. McFarland, 2010.
  • On the Edge of the Magic Circle. Understanding Role-Playing and Pervasive Games. Thèse de doctorat de Markus Montola, Presses Universitaires de Tampere (Finlande), 2012.

[Retour]

(IV) NdA :

  • The Evolution of Fantasy Role-Playing Games, Michael J. Tresca. Jefferson: McFarland, 2010.
  • Playing at the World. A History of Simulating Wars, People and Fantastic Adventures from Chess to Role-Playing Games. Jon Peterson. San Diego: Unreason Press, 2012.
  • Designers & Dragons : Une histoire du jeu de rôle. Shannon Appelcline. Silver Spring: Evil Hat Productions, 2015 [éditeur Sicko pour la traduction française, 2018].

[Retour]

(V) NdA :

  • Gaming at the Edge: Sexuality and Gender at the Margins of Gamer Culture. Adrienne Shaw. Minneapolis: University of Minnesota Press, 2015.
  • Rise of the Videogame Zinesters: How Freaks, Normals, Amateurs, Artists, Dreamers, Drop-outs, Queers, Housewives, and People Like You Are Taking Back an Art Form. Anna Anthropy. New York: Seven Stories Press, 2012.

[Retour]

(VII) NdA : Voir p.ex. la citation de Gary Gygax dans Playing with Power: The Authorial Consequences of Roleplaying Games. Thèse de Doctorat de Michelle Nephew, The University of Wisconsin-Milwaukee, 2003. [Retour]

(VIII) Peterson, 2012. [Retour]

(IX) NdA :

[Retour]

(X) NdA : In Search of the Self. A Survey of the First 25 Years of Anglo-American Role-Playing Theory (en). Paul Mason, p. 1–14 dans Beyond Role and Play, compilation des conférences Solmukhota 2004 par Markus Montola et Jaakko Stenros. Vantaa: Ropecon ry, 2004. [Retour]

(XI) NdA : Nephew, 2003 [Retour]

(XII) NdA : Citation de Monte Cook tirée du forum En World : TTRPGs General Discussion, Gay PCs or NPCs (en). À noter qu’on trouve un petit « arc narratif gay » dans l’adaptation en jeu vidéo du Temple of Elemental Evil de 2003 (un des premiers arcs de ce type dans les jeux vidéo) : un pirate du nom de Berham flirte ouvertement avec ses partenaires de jeu masculins, leur promettant amour et passion éternelle si on le libère des griffes de son capitaine. [Retour]

(XIII) NdA : Voir par exemple les textes suivants :

  • 24 Hours in a Bomb Shelter. Player, Character and Immersion in Ground Zero. Heidi Hopeametsä, p. 187–198 de Playground Worlds (en), le Livre de Somulkhota 2008 - conférences rassemblées et éditées par Markus Montola et Jaakko Stenros. Helsinki: Ropecon ry, 2008.
  • The positive negative experience in extreme role-playing (en) Markus Montola. Proceedings of DiGRA 2010 Conference. Experiencing Games: Games, Play, and Players. Stockholm, Suède, (16–17 Aout 2010).
  • Behind Games: Playful Mindsets and Transformative Practices. Jaakko Stenros, pp. 201–222 de Gameful World. Approaches, Issues, Applications. édité par Steffen P. Walz et Sebastian Deterding. Presses du MIT, Cambridge (Massachusets), 2015.

[Retour]

(XIV) NdA : Nephew, 2003. [Retour]

(XV) NdA : Le LNS et d'autres sujets de théorie rôliste, chapitre 3-Postures ptgptb Ron Edwards. Forum The Forge, 2001. [Retour]

(XVI) NdA : The Genesis of Animal Play. Testing the Limits (en). Gordon M. Burghardt. Bradford Books, 2006. [Retour]

Notes de la Traductrice

(1) NdT : pour les attaques anti-JdR, lire notre e-book n°15 compilant nos traductions sur le sujet : le JdR c’est le Mââl. [Retour]

(2) NdT : L’asexualité est une orientation sexuelle désignant les personnes qui ressentent peu voire pas d’intérêt pour les activités sexuelles. Sur le spectre de l’attirance sexuelle, l’asexualité se trouve donc à un extrême, l’autre extrême étant l’hypersexualité avec des personnes qui ressentent un fort besoin d’activité sexuelle. Ne pas confondre asexualité et aromantisme : les personnes se désignant comme asexuelles peuvent éprouver des sentiments, tomber amoureuses et être intéressées par des relations sentimentales – mais peu d’intérêt pour les relations sexuelles. Attention également à ne pas faire comme les médias décrits dans l’article : l’asexualité ne concerne pas que des personnes en surpoids, etc. ; il n’y a pas de lien entre orientation sexuelle, poids ou/et sociabilité. [Retour]

(3) NdT : Le christianisme implicite des premiers jeux de rôle ptgptb peut être intéressant pour voir l’approche a-religieuse, mais implicitement chrétienne, des débuts. [Retour]

(4) NdT : Ron Edwards a cependant des souvenirs de plus de mixité ptgptb à l’époque :

« De manière significative, beaucoup de groupes, même ceux des ados, comprenaient des femmes de 25-30 ans, intéressées par le jeu de rôle, et pas du tout gênées par le fait de traîner avec des garçons dix ans plus jeunes qu’elles. C’était la fin des années 70 après tout. Je me rappelle d’un bon nombre d’entre elles. » [Retour]

(5) NdT : Panique morale : phénomène de création d’épouvantails populaires incluant réactions des médias, du gouvernement, des forces de l’ordre, et de l’opinion publique. Elle voit ceux qui sont étiquetés comme « déviants » comme une menace à l’ordre social qui tire sa force autant de ses évocations symboliques que du danger ou de la menace effectivement constitués – d’après Le jeu de rôle et la droite chrétienne aux États-Unis ptgptb [Retour]

(6) NdT : nous n’avons pu trouver sur quel groupe réel d’agresseurs seraient basées les Queens of Mercy. Si un de nos lecteurs (Montréalais ?) a une idée… [Retour]

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