Pourquoi les jeux coutent ce prix-là ?
© 1996 Greg Costikyan
De nos jours, le prix d'un JdR d'aventures standard peut grimper jusqu'à 30$. Cela fait peut-être une sacrée somme à faire cracher aux joueurs mais la logique économique fait que vendre des jeux dans des gammes de prix élevés est non seulement acceptable mais aussi préférable. La plupart des maisons d'édition pensent que si un rôliste veut vraiment un jeu, cela ne changera rien qu'il coûte 19.95$ ou 29.95$ ; donc :
- si vous pensez que votre jeu va faire un tabac, autant demander un prix élevé ;
- et si vous ne pensez pas que votre jeu a des chances de faire un carton, autant ne pas le sortir.
Ce que la plupart des rôlistes ne saisissent pas, c'est que quand ils dépensent 30$ pour un jeu, ils achètent un produit dont le coût de production se situe entre 3,75$ et 5$.
Je vous entends d’ici : « Diable ! Quelle marge ! C’est clair que ces éditeurs de jeu me saignent à blanc ! » Ne tirez pas de conclusions hâtives. Pour comprendre pourquoi vous payez autant pour un jeu, vous devez connaître la structure des coûts de ce secteur.
Mettons que je décide de créer une nouvelle maison d'édition de jeu, Jeux Lambda SARL et que nous aurions pour projet de sortir un JdR avec un tout nouveau système: Aventures à Comptaland. Prix de vente public : 30$(1). Si je me renseigne, je découvre rapidement que la majorité des jeux sont vendus aux distributeurs qui, à leur tour, les vendent aux boutiques ; et les distributeurs détestent les éditeurs qui essayent de vendre directement aux magasins. Donc Lambda SARL a plutôt intérêt à passer par des distributeurs.
Les distributeurs me diront qu'ils achètent d'habitude à tarif préférentiel qu'ils appellent le « cinquante-dix et dix ». Cela veut dire que je dois leur offrir une réduction de 50% juste parce que je passe par eux (je passe de 30$ à 15$), une autre réduction de 10% sur ce prix si le distributeur m'achète un nombre minimum d'exemplaires (en général 12, et j'en suis à 13,50$), et une dernière ristourne si le distributeur paye ses factures en temps voulu (j'en suis à 12,15$). Vous noterez que le "cinquante-dix et dix" ne signifie pas 70% car les 10 derniers pourcents sont calculés après avoir retranché les ristournes précédentes. La réduction totale est de 59,5%.
Donc pour notre produit à 30$, Lambda SARL ne touche que 12,15$. Le distributeur ne garde pas le reste, il prend en général 10 à 20%. Le détaillant garde le reste de l'argent.
On en est à 12 balles et des clopinettes et on n'a pas encore calculé nos coûts de production !
Tout d'abord nous devons nous occuper du coût réel de l'impression d'un jeu de rôle. Comment le déterminer ? La plupart des éditeurs de jeu utilisent un système de "coût-net". Ils calculent le coût exact d'un jeu, jusqu'au prix des dés, puis ils calculent leur prix de vente. Mais une méthode plus ancienne, dite " des rapports", reste une technique utile pour faire une estimation à la louche. Avec cette "méthode des rapports", vous essayez de garder les coûts de productions à 1/6ème, 1/7ème ou 1/8ème du prix final ; cela dépend du rapport que vous choisissez 6, 7 ou 8. Donc notre jeu à 30$ coûte probablement entre 3,75$ et 5$ à Lambda SARL pour l'imprimer.
Mettons que je sois super doué pour économiser sur les coûts d'impression (ou je pense pouvoir m'en sortir avec une qualité d'impression médiocre), et que je parvienne à garder ce coût à 4$ pour un jeu à 30$. Quels autres coûts reste-t-il?
Bien entendu, il faut payer le créateur du jeu. Heureusement (pour Lambda SARL), les créateurs sont très peu payés dans le milieu du jeu. Les droits d'auteur standards sont de 2,5%. Donc Lambda SARL doit verser à Corentin Delacompta, créateur de Aventures à Comptaland la modique somme de 75 cents par exemplaire vendu.
Il faut aussi payer les commerciaux. Aucune entreprise de ce secteur, y compris TSR, n'a les épaules assez larges pour garder une importante équipe de vente parmi ses employés. En général, un éditeur engage un responsable des ventes, et emploie des VRP indépendants qui sillonnent le pays. Ces commerciaux touchent une commission, en général 7% du prix total de vente sur chaque jeu vendu. Ils ne gagnent pas assez pour vivre en ne travaillant que pour une seule maison d'édition donc beaucoup représentent plusieurs éditeurs ou d'autres entreprises dans des domaines connexes. 7% de 12,15$ font 85 cents.
[Notons que les VRP gagnent plus d'argent que les créateurs. Je ne connais aucun autre secteur où c'est le cas… Mais ce sera peut-être le sujet d'un autre article. ]
Ensuite il y a la publicité et la promotion. Si nous ne faisons pas connaître notre super nouveau jeu au public, personne ne va l'acheter. Il nous faut plus que des pubs : il faut des catalogues, des posters, des dépliants pour les revendeurs et distributeurs… Et tout ceci a un prix. Lequel?
Une estimation grossière souvent utilisée dans bien des secteurs économiques, est qu'on doit investir dans la promotion d'un produit entre 5 et 10% du revenu attendu. C'est un calcul approximatif et bien souvent les éditeurs investissent plus ou moins ; mais cela donne un chiffre de départ. Pour Aventures à Comptaland on devra investir entre 68 cents et 1,22$ par jeu pour la promotion. Faisons une moyenne à 95 cents.
Il faut aussi penser à l'assemblage, la manutention et l'expédition. Nos coûts de transport n'incluent que le prix à payer pour acheminer les composants du jeu à notre entrepôt. La majorité des jeux [de société] doivent être assemblés ; il faut placer la règle du jeu, les plans, les pions et les dés dans la boîte, la mettre sous cellophane puis dans des cartons de transport. Ensuite, il faut payer les transporteurs pour livrer les jeux aux distributeurs. Tout ceci a un prix. Lequel ? Cela dépend de bien des facteurs; mais disons que cela représente 5% des coûts du jeu- un chiffre plutôt optimiste. Cela fait 68 cents.
Quoi d'autre ? Et bien l'illustration de couverture peut être chère ; on peut devoir payer jusqu'à 2500$ pour avoir en avoir une vraiment belle. Il est difficile de calculer les coûts par jeu vendu, parce qu'on ne peut pas savoir d'avance combien on en vendra. Donc nous allons plutôt attribuer une somme de 15 cents par jeu pour l'illustration de la couverture. C'est une estimation basse dans la plupart des cas mais tout de même raisonnable si on suppose que Aventures à Comptaland remportera au moins un succès modeste.
Il faut aussi s'occuper des intérêts. Il faudra payer les imprimeurs bien avant de recevoir le paiement des distributeurs. En fait, les éditeurs de jeu vendent en général entre un quart et un tiers des produits imprimés quand ils distribuent un nouveau jeu et prévoient d’écouler le reste du stock sur l'année suivante ou sur deux ans. On peut raisonnablement supposer qu'on se retrouvera à payer, en moyenne, six mois d'intérêts sur la facture d'impression, au moins. Même si vous avez des économies et n'envisagez pas d'emprunter il faut quand même inclure ce coût car vous renoncez aux intérêts que votre argent vous aurait fait gagner si vous l'aviez placé au lieu d'imprimer votre jeu. Mettons que vous empruntiez à 10%, sur 6 mois, vous paierez 5% d'intérêts. Donc la charge des intérêts sur nos coûts d'impression de 4$ est de 20 cents.
Voyons comment nous nous en sortons jusque-là.
30$ |
Prix de vente HT |
-17,85$ |
Remise au distributeur |
= 12,15$ |
= Revenu brut pour Lambda SARL |
-4$ |
Coût de production |
-0,75$ |
Droits d'auteur du créateur |
-0,85$ |
Commission pour les commerciaux |
-0,90$ |
Pubs et promotion |
-0.68$ |
Assemblage et transport |
-0,15$ |
Illustration de couverture |
-0,20$ |
Intérêts |
= 4,62$ |
= Revenu net pour Lambda SARL |
Donc Lambda SARL fait un profit de 4,62$ c'est ça? On ne vole pas le client mais on fait quand même un joli profit. N’est-ce pas?
En fait non. Nous avons mis de côté une dépense très, très importante : les charges incompressibles. Il y a beaucoup, beaucoup de salaires à verser : le directeur des ventes, les graphistes qui ont fait le design de la boîte, des éléments et des règles ; les gens qui ouvrent le courrier et gèrent les commandes ; l'équipe de création artistique qui a pris la prose - sèche comme un coup de trique - de Corentin Delacompta et l'a transformée en un jeu publiable ; le graphiste, le maquettiste et le relecteur ; le gérant et les ouvriers de l'entrepôt ; l'agent d'accueil. Si Lambda SARL est une toute petite entreprise, tous ces postes peuvent être remplis par une seule personne; mais dans ce cas elle devra bosser comme un forcené et il vaudrait mieux la payer à la hauteur de ses efforts. Mais si Lambda SARL est une entreprise de taille conséquente, les salaires sont sûrement sa ligne de dépense la plus importante et de loin ; plus même que les coûts d'impression.
Et les salaires ne sont pas tout. Il y a aussi le loyer des locaux, les factures de téléphone, d'électricité et de chauffage, les fournitures et le mobilier de bureau, les voyages et la détente ; et toutes les dépenses variées à prendre en compte quand on gère une entreprise.
Comment répartir tous ces coûts par jeu vendu? La réponse la plus simple est : c'est impossible. Il faut répartir les charges, sur tous les produits que vous imprimez et vendez. À moins de savoir exactement combien de jeux vous allez vendre cette année (impossible bien sûr) vous ne savez pas exactement comment calculer le coût des charges pour chaque jeu. Mais certains éditeurs utilisent différentes approximations.
Une société pour laquelle j'ai travaillé avait tout simplement décrété que les charges valaient autant que les coûts d'impression. Ceci bien sûr est absurde, mais c'était la méthode d’approximation qu'ils utilisaient. Selon cette règle, le profit qu'on peut tirer de Aventures à Comptaland est de 62 cents. J'ai aussi vu des tableaux de production d’éditeurs de livres qui estimaient les charges à 30% du revenu attendu pour un ouvrage. Selon cette règle, Aventures à Comptaland coûte 3,65$ en charges, ce qui nous laisse un profit de 97 cents.
Mais n'oublions pas que ce profit est estimé en supposant que tout se passe bien. Le jeu coûte ce que nous avions anticipé, pas de coûts cachés, pas de dépassement de budget. Nos distributeurs ne font pas faillite, et ils payent tous leurs factures. Le gérant de notre entrepôt ne nous laisse pas que nos yeux pour pleurer. Et le plus important, nous vendons tous les exemplaires imprimés.
Parce que voyez-vous, il est fréquent que les jeux ne se vendent pas. Lambda SARL pourrait très bien imprimer 10.000 exemplaires de Aventures à Comptaland et n'en vendre que 5.000(2). Alors les chiffres ressembleraient à cela :
30$ |
Prix de vente HT |
-17,85$ |
Remise au distributeur |
=12,15$ |
=Revenu brut pour Lambda SARL |
-8$ |
Coût de production* |
-0,75$ |
Droits d'auteur du créateur |
-0,85$ |
Commission pour les commerciaux |
1,80$ |
Pubs et promotion* |
-0.68$ |
Assemblage et transport |
-0,30$ |
Illustration de couverture* |
-0,40$ |
Intérêts* |
= -0,62$ |
= Revenu net pour Lambda SARL |
* Les coûts de production et de promotion sont doublés car on imprime deux exemplaires pour chaque jeu vendu ; le coût de l'illustration de couverture est fixe mais réparti sur moitié moins d'exemplaires vendus, il apparaît donc comme doublé par rapport au tableau précédent.
Nous sommes donc en déficit avant même de nous occuper des charges. [et hop, 3100$ perdus sur les 5000 jeux vendus!]
Le fait est que, en général et pour la majorité des éditeurs, le JdR d'aventure n’est que minoritairement rentable, même quand tout va bien. Et quand ça se passe mal, votre entreprise peut rapidement couler. Les seules qui s'en sortent invariablement bien sont celles qui ont des franchises établies, qui peuvent produire immanquablement de bonnes ventes. Les seules sociétés dans le secteur du jeu qui font régulièrement des profits sont les plus grosses : TSR, Games Workshop, et FASA.
article original : Why Games cost what they do?
(1) NdT : Hors TVA. Rajouter 20% si c’est vendu comme un jeu (dans une boîte, avec des accessoires comme des dés), 5% si c’est vendu comme un livre. Ça ne change rien aux calculs de comment se répartit le montant payé HT. [Retour]
(2) NdT : en France à notre époque, une bonne vente d’un JdR c’est 2000 exemplaires. Et, à moins que vous ne vouliez éternellement avoir des boîtes d’invendus dans votre garage, vous devrez aussi payer les coûts de déstockage et d’envoi au pilon. [Retour]
Pour aller plus loin…
- Le gâteau piétiné : le modèle économique des JdR indies
- Les poules ont des dents : le PdF, complément du papier
- Nous sommes au XXIème siècle et les rôlistes sont toujours des billes en économie
- Que signifient tous ces "Crédits" ?
Mention légale importante
Nous vous encourageons à faire un lien vers cette page plutôt que de la copier ailleurs, car toute reproduction de texte qui dépasse la longueur raisonnable d’une citation (c’est-à-dire, en règle générale, un ou deux paragraphes) est strictement interdite. Si vous reproduisez une grande partie ou la totalité du texte de cette page sans l’autorisation écrite de PTGPTB (version française), et que vous diffusez ladite copie publiquement (sites Web, blogs, forums, imprimés, etc.), vous reconnaissez que vous commettez délibérément une violation des lois sur le droit d’auteur, c’est-à-dire un acte illégal passible de poursuites judiciaires.
Commentaires
Patate des ténèbres (non vérifié)
mar, 04/10/2016 - 10:48
Permalien
Mais comment fera-t-on pour s'acheter un yacht?
Fichtre, 2,5% pour l'auteur... j'espère naïvement que les choses ont évoluées, mais clairement c'est bien peu au vue de la souffrance infligée au neurone.
Merci en tout cas pour ces infos, qui en effet datent un peu (je regrette tellement TSR et ses univers magiques), mais ça donne une base pour des projets ludiques.
Ajouter un commentaire