Défi du gamer : un jeu par saison
© 2024 Steve Darlington
J’adore apprendre les règles d’un nouveau jeu. En vérité, c’est sûrement ce que je préfère. Je trouve qu’apprendre les règles, ça n’est pas seulement un élément du jeu, c’est une forme de jeu en soi. Et c’est un truc que je fais super-bien et que j’adore. Jouer, c’est une exploration ; l’apprentissage des règles revient à explorer son système : comprendre ce que tu peux faire et ce que tu ne peux pas, ce que tu veux faire - ou pas -, comment obtenir l’un et éviter l’autre, et contempler la manière dont le jeu transmet toutes ces choses et leur donne du sens. C’est comme plonger dans un océan : un tout nouveau monde aux règles physiques à appréhender aux boutons inconnus à presser.
J'suis dans mes livres et anges
Avec ma peine comme ceux la vie de saison
- Relo, Parlons Humain
Toutefois, j’aime aussi explorer les jeux en profondeur. Je ne suis pas le genre de gamer qui joue [au même jeu] 200 fois par semaine sur Board Games Arena pour être certain du rapport coût-bénéfice comparés de telle ou telle carte
L’exploration ne se limite pas à la première immersion dans le jeu. Elle s’étale aussi sur les languides allées et venues dans le jeu et dans les contemplations en profondeur. Les expérimentations fantasques sur des sentiers tortueux où on se trompe et on s’égare. C’est une conversation qui s’installe avec les règles, les créateurs ou créatrices, la direction artistique, les autres joueurs.euses et soi-même.
C’est aussi un élément de votre vie. Je me souviens des années où on jouait à Warhammer et Shadowrun toutes les semaines, de cet après-midi où on a joué à Catane quatre fois de suite, ce moment où on trépignait d’envie à l’idée de rejouer à Dominion avec de nouveaux joueur.euses et de nouvelles combos.
Je me souviens de l’année où on jouait à Pandemic, et des cartes « Par une nuit tranquille » et « Pont aérien » qui devinrent des éléments de notre langage, de notre logique, des fragments de choses qu’on désirait profondément, qu’on ressentait dans notre ADN tandis qu’elles se produisaient.
Comme quand on jouait tellement à Horreur à Arkham qu’on avait nos propres blagues à propos du jeu et que les actions de début de partie étaient des automatismes. Nous avions construit une sorte de légende maison sur le fait que c’était hyper dur de trouver un boulot chez les éditeurs de journaux et pourquoi les Bois étaient si dangereux.
Et à côté de ça, pas moyen de me rappeler ce jour dans cette convention où j’ai joué à six nouveaux jeux.
On possède tous beaucoup trop de jeux. On le sait bien. C’est pour cette raison qu’existe des termes comme « étagère de la honte » [étagères, ou même étage, pleines de jeux auxquels on ne joue quasiment pas. Pour les livres, il y a la PAL, la pile à lire (NdT)] et qu’un type a conçu le challenge 10 pour 10 (essayer de jouer à 10 jeux 10 fois chacun dans l’année). Ces faits ne parviennent pas à cibler le vrai problème : on achète trop de jeux. Qu’importe à quel point on essaye de maintenir un rythme pour jouer, de plus en plus de nouveaux jeux paraissent. Je fais partie d’un groupe de jeu ; on se retrouve une fois par semaine et on ne joue jamais au même jeu deux fois de suite. Pourquoi pas d’ailleurs ? Parce que c’est injuste. On a tous des étagères remplies ras la gueule de jeux qu’on voudrait ramener pour les essayer. On ne peut pas se permettre de relancer le même jeu, ça serait du favoritisme.
Voilà ce que j’en pense : je crois qu’acheter tant de jeux est très mauvais pour la pratique du loisir. Déjà, c’est nocif pour la création. Les plateformes de financement participatif comme Kickstarter ont fait du super boulot pour nous faire découvrir de nombreux jeux, [nouveaux ou rééditions, ou avec des concepts originaux (NdT)], mais elles ont surtout créé une tendance de plus en plus forte où acheter devient plus important que jouer. Le financement participatif ne nous permet pas d’essayer les jeux avant qu’on les achète, et donc, inévitablement, les éditeurs s’intéressent à ce qui nous fait acheter leurs jeux, pas à ce qui nous fait continuer à y jouer. Ils savent que le nombre moyen de parties d’un jeu se rapproche inexorablement de 1, et que que cette moyenne pourrait peut-être même être en-dessous de 1 aujourd’hui. Les jeux n’ont alors plus besoin d’être bons. Ni originaux. Ni solides. Je ne dis pas qu’ils sont forcément moins bien conçus. Je pense qu’il manque une contrainte pour les améliorer.
Pendant ce temps, la quantité énorme de jeu, et l’appétence pour les jeux déjà pratiqués font que les [nouveaux] jeux deviennent de plus en plus homogènes. [Mettons que vous êtes fan de jeux de plis wiki, comme le tarot ou la belote.] Comme vous n’allez pas jouer à 100 parties de votre jeu de plis favori, et vous plonger dans toutes ses passionnantes variantes, vous allez jouer à 100 jeux de plis différents… mais chacun aura la même sensation de déjà-vu. Je ne dis pas qu’il faut changer, juste pour le changement, mais tous les jeux auxquels je joue finissent par se ressembler.
Ou pire : ils sont fades et peu inspirés. L’homogénéité signifie que l’on réutilise les outils qui ont été efficaces, sans les choisir parce qu’ils correspondent au but voulu, ni réfléchir autrement pour les ajuster. On se contente d’enlever des trucs et de les remettre, comme une sorte de film réalisé uniquement à partir de poncifs piochés dans d’autres films. Cela donne quelque chose de fonctionnel, mais d’assez moyen. Et des dizaines et dizaines de jeux de ce genre me laissent complètement de marbre. Ils sont jouables, mais ils ne sont pas excellents. Pas tout à fait terminés ni testés avec suffisamment de gens différents. Leurs erreurs n’ont pas été relevées. Ça manque de finitions. Les trifouillages ne tendent pas vers l’élégance.
Je sais que beaucoup s’en foutent ou pensent que je m’amuse à me battre contre des moulins à vent. Je me doute bien aussi que la plupart des gens se fichent des mauvais films et des livres nuls. Ce qui leur importe c’est qu’ils existent, qu’ils prennent de la place et s’ils contiennent un dragon tout mimi c’est du plus. Très bien. Mais moi, ça m’importe en fait. Beaucoup. Et je crois que c’est utile qu’on en parle, d’où ce billet, dont j’espère qu’il encouragera à en parler davantage.
L’auteur de cet article (image d’archive)
Donc voici le défi : je crois que tous les jeux doivent être joués au moins cinquante fois pour en saisir toute la saveur. J’aimerais que la moyenne de parties jouées de chaque jeu augmente jusqu’à 50. Mais en y réfléchissant, j’ai probablement joué aux Aventuriers du Rail au moins 20 fois, et ça me semble beaucoup. Alors, coupons la poire en deux. 25 fois. Allez, vous savez quoi ? Pandemic Legacy : réussir chaque chapitre, ça prend seulement 12 parties et c’est un vrai chef d’œuvre. Disons que j’aimerais que vous jouiez au moins 12 fois à chacun des jeux que vous achetez. Pas tous les jeux de l’univers, notez : seulement ceux que vous achetez.
Partons du principe que vous êtes un gamer ou une « gameuse » aguerri.e. C’est votre passe-temps. On supposera alors que vous jouez au moins une fois par semaine. Vous pourriez ne pas jouer une semaine, tout comme vous pourriez jouer à trois ou quatre jeux en une soirée. Ou bien à plein de jeux pendant une convention. Une moyenne d’une fois par semaine semble raisonnable. Ainsi, en achetant un jeu par trimestre, vous pouvez y jouer les douze semaines suivantes avant d’en acheter un nouveau. La formule est toute trouvée : vous n’achèterez qu’un jeu par saison (pas plus !).
Précisons que vous pouvez jouer à autant de jeux qu’il vous plaira. Je me fiche de ce à quoi vous jouez. Mais si vous en achetez, ce sera quatre par an. Un seul par saison. Précisons également que ça ne comprend pas les jeux gratuits, les jeux prêtés ou empruntés à la ludothèque. Seulement ceux que vous achetez avec vos sous. Quatre par an. C’est à vous de déterminer si la contrepartie que vous choisissez pour ce kickstarter compte pour un jeu de saison ou si ça compte seulement lorsque ladite contrepartie est livrée chez vous, l’essentiel est que ça ne compte qu’une seule fois. Et si ça provient d’une boutique caritative, ça ne compte pas. Un jeu d’occase ? Comptez-le à moitié. Et puis, si vous en vendez un ou que vous le donnez, alors ça efface votre ardoise pour la saison. Si vous en faites don ou que vous le mettez dans une boite à livres, ça peut vous libérer deux instances d’un coup ! Pourquoi ? Parce que ça encourage les autres à arrêter d’acheter.
J’en ai conscience, en tant qu’éditeur de jeu, je ne devrais pas décourager des achats potentiels. Mais je le ferai quand même. C’est peut-être complètement con, peut-être que je ne comprends pas le commerce. J’accepterai les critiques parce que ça fera peut-être discuter davantage du sujet.
Parce que je suis sûr qu’on achète trop de jeux, que ce n’est pas bien pour nous, ni pour le milieu ludique, ni pour personne, et que ça appauvrit la création. Ce n’est probablement pas très bon non plus pour l’environnement. On a affaire à une philosophie consumériste de masse, où l’on valorise la propriété plutôt que le l’amusement. Je suis sûr qu’en achetant moins, on peut potentiellement partager plus.
Croyez-moi, je sais bien que j’ai très envie d’être le gros nerd qui possède tel ou tel jeu, que je peux l’emporter chez moi et le caresser en susurrant que c’est « mon précieux, mon trésor » et me sentir très spécial, au lieu de le regarder chez quelqu’un d’autre. C’est super de posséder des trucs. Mais ça transforme notre loisir en un jeu infini d’appropriation compétitive, un jeu auquel on ne pourra jamais gagner, parce qu’il y aura toujours un autre jeu que quelqu’un d’autre possède, et pas vous. Non seulement on ne joue plus à nos propres jeux, mais aussi nous en retirons tout le plaisir. Nous avons transformé le jeu en tant que loisir en une coquille vide où ne reste que la collectionnite et la soif de posséder, et puis on arrache même ces plaisirs aussi, parce qu’on ne peut jamais posséder assez.
De plus, ça peut vous apporter une nouvelle forme de plaisir que de manipuler un jeu qui a été aimé par quelqu’un d’autre avant, avec des restants de notes dans les feuillets de scores, et l’usure d’affection sur les bords des boîtes. S’amuser avec et après, le léguer. Parler de comment ça s’est passé. La vérité la voilà, les jeux n’ont jamais été pensés pour être exposés sur des murs comme des tableaux. Ils sont conçus comme des livres, qui montrent leur usure, et ont été lus par des centaines de personnes auparavant, avant de connaître de futures lectures. Et quand bien même vous voudriez tout de même amasser et admirer vos possessions, ne voudriez-vous pas ne garder que les tout meilleurs jeux ? Les plus importants, ceux que vous aimez réellement ?
Voici donc le défi du gamer ou de la gameuse. N’achetez qu’un seul jeu par saison, pas un de plus. Si vous vous lancez ce défi cette année, parlez-en avec #seasonedgamerchallenge. Que vous en triomphez, ou que vous échouez d’ailleurs, parlez-en aussi. Parlez de cette fièvre acheteuse qui ruine [nos loisirs et] nos vies. Quand nous commencerons à en discuter, on pourra trouver des solutions.
Article original : The Seasoned Gamer Challenge
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