Plus que quelques campagnes
© 2025 James Maliszewski
Puisqu’après dix ans en, ma campagne House of Worms en pour Empire of the Petal Throne grog s’approche à petits pas de sa fin, je me prends à me poser cette question épineuse : à quels jeux de rôle voudrai-je jouer à l’avenir, que ce soit avec mes joueurs de House of Worms ou d’autres ?
Ce n’est pas comme si on manquait de choix. Il y a probablement plus de jeux de rôle disponibles aujourd’hui qu’à n’importe quel autre moment de notre histoire. Presque chaque jour voit s’annoncer de nouveaux jeux, univers ou systèmes de règles, qui développent parfois des thèmes familiers et explorent parfois de nouveaux horizons. On a l’embarras du choix, surtout par rapport aux débuts du JdR, quand il y avait peu d’options et que chaque sortie était vécu comme un événement majeur. De nos jours il est facile de se sentir engourdi, voire apathique, devant la véritable ampleur du choix qu’on nous met constamment sous les yeux.
Pourtant, avec cette abondance d’options arrive une troublante révélation : il n’y a pas moyen, pas même théorique, que je joue à ne serait-ce qu’une fraction d’entre eux. À une époque, je me serais peut-être imaginé le contraire : que quelque part dans les infinies étendues du « un jour », j’arriverais bien à jouer à tous les jeux de rôles qui attirent mon regard. Mais l’âge mûr m’a arraché à cette illusion. Un jour est devenu aujourd’hui, et l’horizon devant moi n’est plus infini.

Comme je l’ai déjà expliqué en, je commence toujours une nouvelle campagne avec l’idée qu’elle durera des années. J’aime le lent développement des personnages et de l’univers, l’accumulation de souvenirs partagés, la façon dont un monde ne devient réel qu’après des dizaines, voire des centaines de séances. C’est dans la campagne longue que la magie la plus profonde du jeu de rôle se révèle. Cependant, les campagnes longues nécessitent un investissement conséquent en temps, et le temps n’est plus la ressource qui paraissait autrefois inépuisable. Avec chaque année qui passe, les opportunités de commencer (et, ce qui est plus important, de terminer) de telles campagnes se raréfient.
Si une seule campagne prend, mettons, plusieurs années pour atteindre une conclusion, combien de campagnes me reste-t-il, de façon réaliste ? Dix ? Cinq ? Moins ? Soudain la question de ce à quoi on joue devient pesante et sinistre. Chaque choix que je fais, comme MJ et comme PJ, implique d’abandonner d’innombrables possibilités ; pas seulement les nouveaux jeux, mais même mes classiques adorés que je n’ai jamais eu la chance de vivre proprement. RuneQuest en, Fading Suns grog, Dungeon Crawl Classics grog, sans parler de mes créations Thousand Suns dtrpg et Secrets of sha-Arthan : toutes m’appellent, mais répondre à l’une c’est ignorer les autres. Chaque campagne engagée est un adieu silencieux à d’autres, qui ne seront jamais.
Ce n’est pas qu’une réflexion sur l’état de notre milieu, quoique la sursaturation du marché du jeu de rôle n’aide pas : même le rôliste le plus averti peut se sentir perdu dans tout ce bruit. La réalité est que beaucoup des JdR publiés de nos jours, malgré toute la passion versée dans leur création, seront quasiment oubliés dans quelques années. Ils feront place à de nouveaux jeux, les modes évolueront. Des titres autrefois populaires tomberont dans l’obscurité quand leurs auteurs et autrices passeront à de nouveaux projets et quand notre communauté passera à autre chose. Nos loisirs, comme nous-mêmes, sont éphémères.
Par sa nature, tout loisir est passager. De nouveaux jeux, nouvelles éditions, nouveaux univers continueront à sortir, à briller de mille feux pendant un temps puis disparaîtront, comme nous tous et toutes. Il y a quelque chose de poignant dans la découverte que le monde du jeu, comme le reste du monde, se meut sans se soucier de nos préférences et de nos rêves. J’entends régulièrement affirmer qu’arrive un nouvel âge d’or du jeu de rôles, et c’est peut-être même vrai, mais je ne pourrai en étreindre qu’une petite partie avant ma fin.
C’est étrange de découvrir que même dans le jeu, on a besoin de priorités. Il faut décider de ce qui compte le plus : les jeux aux règles intrigantes, les univers qui enflamment l’imagination, les expériences qui promettent plus que la simple nouveauté. Il y a une tentation – comme je le ressentais puissamment dans ma jeunesse – de tout essayer une fois ; de goûter à chaque plat, d’aller de nouveauté en nouveauté. Mais finalement, on peut avec un peu de chance embrasser la sagesse de prendre son temps, à habiter et savourer en profondeur quelques morceaux choisis.
Je ne sais pas exactement combien de campagnes il me reste. Plus qu’un peu, j’espère. Je sais seulement que je dois les choisir avec soin. Dans un loisir si riche en possibilités, il ne suffit plus de simplement demander « Qu’est-ce qui a l’air intéressant ? ». Je dois plutôt me demander « Qu’est-ce qui mérite le peu de temps et d’attention qu’il me reste ? » Dans quels mondes en imaginaires en est-ce que je voudrais vivre un moment, dans quelles aventures est-ce que je veux m’engager, quels souvenirs ai-je envie de créer ?
Une vie ne compte qu’un certain nombre d’années, et donc, qu’un certain nombre de campagnes.
Article original : Only So Many Campaigns
Sélection de commentaires
sevenbastard
C’est pourquoi tant d’entre nous s’engagent sur la sombre voie de la nécromancie, séduits par l’existence éternelle des liches.
Trop d’hommes bons ont prétendu que leur quête justifiait ces rites impies.
Anonyme
Une solution simple : n’achetez plus de jeux.
Vous en avez probablement déjà beaucoup auxquels vous n’avez pas joué, et ils ne sont pas pires que ceux que vous pourriez avoir envie d’acheter ; ou peut-être que vous ne les avez pas encore essayés à fond (1).
Et puis vous devez déjà avoir tellement d’idées à vous, d’univers, de thèmes et de règles, que vous n’aurez aucune chance d’utiliser dans le reste de votre vie.
Ça fait des décennies que vous jouez, vous n’avez pas besoin d’acheter encore d’autres trucs. Gonflez votre estime personnelle, vous le méritez !
(« vous » dans le sens général des gens qui nous lisent ici, pas de James personnellement)
Réponse de James Maliszewski :
Absolument. Je répète toujours que j’ai déjà plus qu’assez de jeux pour durer jusqu’à la fin de mes jours. J’ai à peine joué à beaucoup d’entre eux. Je n’ai sûrement pas besoin de plus.
Erick Eckberg
Wouaouh, j’ai 54 ans et cet article me parle. Je me sens pareil. À une époque je me disais : « Un jour je ferai une campagne Traveller grog géante, et peut-être que je ferai encore jouer Les Masques de Nyarlathotep grog, et un chouette bac à sable de D&D B/X grog et, oh oui, Gamma World grog (celui-là, mes copains ne l’ont jamais testé !) et aussi, et aussi…
Et puis ça m’a frappé il y a peut-être quelques années : il ne me reste plus assez de temps pour « un jour » faire jouer toutes les campagnes qui me viennent en tête. Mince, je suis mortel ! J’ai besoin de vraiment penser à où je veux investir le temps et l’énergie qu’il me reste.
JB
Oui, j’ai réalisé la même chose il y a quelques années, en particulier ce phénomène d’« embarras du choix ». Dès que j’entre dans un magasin de jeux de rôle, mes yeux se font gaillardement assaillir par le nombre considérable d’œuvres magnifiques, produites avec amour… Pas seulement en termes artistiques mais en termes de conception. J’ai envie de toutes les jouer… Mais ne le ferai probablement jamais.
En fait, j’ai essentiellement arrêté de collectionner des JdR (même si je fais des achats occasionnels, simplement pour soutenir les éditeurs). À la place, à 51 ans j’ai décidé de m’arrêter sur un seul système (AD&D) et un seul univers (le mien), où je déverse l’intégralité de mon énergie et ma créativité ludiques.
Et je suis sûr que d’autres diraient « C’est d’un barbant ! Un seul système de jeu ? Un seul univers ?! » et pourtant c’est incroyablement libérateur… Le système suffit pour ce qu’il a à faire, et l’univers peut être tout ce dont j’ai besoin. J’ai un monde entier à exploiter ! Je peux rajouter autant de détails que je veux. Je peux créer n’importe quelle bizarrerie (c’est du Donj’!) Je peux créer d’autres dimensions et plans si je veux… Et je n’en ai même pas encore eu le besoin. Je n’ai fait qu’effleurer ce qui est possible comme « aventures ».
Bref.
Ça ne me gêne pas de jouer à autre chose, même en tant que meneur de jeu (généralement en one-shot). J’adore le genre des super-héros, mais il nécessite généralement un système et un état d’esprit différents. Je pourrais en faire une campagne séparée, parallèlement à D&D… Mais quel intérêt ? Ma campagne en cours titille déjà tous mes points sensibles. Pourquoi travailler pour créer un autre univers quand je peux simplement bourrer tout mon travail dans un seul et y ajouter de la profondeur, de la profondeur et plus de profondeur ?
J’en suis arrivé à cette conclusion pour l’instant.
Etrimyn répond
Une seule campagne développée en profondeur. C’est un peu comme ça qu’Arneson a développé Blackmoor wiki en, que Gygax et Kuntz ont créé Faucongris grog, et Schick et Moldvay ont développé Mystara grog.
Tu es en bonne compagnie.
Frank April
Maintenant que je me suis fermement installé dans la seconde moitié de ma vie, c’est aussi devenu une de mes considérations. J’ai hâte de prendre ma retraite dans environ 10 ans : j’espère que j’aurai le temps de jouer plus d’une séance par semaine et donc d’avoir assez de temps pour quelques campagnes de plus.
Mais comme toi, j’aime le long-terme.
Alors j’ai deux campagnes en cours, une de RuneQuest et celle de Cold Iron Blackmarsh Adventures [où il combine le système du jeu OSR Cold Iron kickstarter avec la contrée de Fangenoire itch (NdT)].
Je n’ai même pas vraiment réfléchi à ma sélection pour l’avenir.
Si j’ai plus de temps, je crois que j’aimerais une campagne d’une ancienne édition de D&D ou de l’OSR. J’ai vraiment envie de remettre Burning Wheel grog sur ma table. J’aimerais au moins essayer Empire of the Petal Throne et Talislanta grog. Je suis sûr qu’il y aura une autre campagne de Traveller dans mon avenir.
Au-delà de ça, comme mentionné plus haut, j’ai plein de jeux sur mon étagère qui valent le détour.
Ça me fait penser à un défi que je me suis donné il y a peut-être dix ans, le défi de la mallette ou du sac à dos. Imagine que tu vas partir au loin et que tu ne peux emporter qu’une mallette ou un sac à dos de matériel de jeu, sans pouvoir compter sur un ordinateur. Qu’est-ce que tu emportes ? Je me suis dit que je pourrais y mettre assez de RuneQuest, de Traveller, d’OD&D, de Burning Wheel et de Cold Iron (y compris des crayons, papier, dés et quelques scénarios) pour me contenter bien longtemps. Et c’est peut-être ça, la réponse à ce que je pourrais faire jouer… [...]
Anthony dit :
Tout ceci est malheureusement bien vrai. On m’a même dit d’arrêter de rêver de campagnes, de les laisser aux jeunes. À la place, on m’a proposé de me centrer sur les one-shots, « et des courts ! », pour qu’on ne se fasse pas de faux espoirs. Chaque jet de dés pourrait être le dernier.
C’est triste quand on repense qu’à 13-14 ans nos horizons semblaient sans limite… Comme les jours sont impermanents, comme l’avenir est glorieux. Il y a malgré vous quelque chose que j’emporte, sans un pli, sans une tache, et c’est mon panache.
Réponse de Will
Cet article me touche. J’ai commencé moi aussi à mesurer mon horizon. Je le mesure en chiens, en livres, en jeux… Je ne peux pas tous les avoir, les lire ni les jouer, et de loin. Le grand mensonge de la jeunesse est de se prétendre sans limite. Les bonnes nouvelles, c’est que nous vivons une grande époque et qu’il y a tant de gens et d’énergie dans notre communauté.
Un bon article !
(1) NdT : Une réflexion similaire - jouer plusieurs fois aux jeux que l'on possède - est à la base de cet article sur le défi « un jeu par saison » ptgptb [Retour]
Pour aller plus loin…
Pour d’autres lectures existentialistes, vous pouvez aller voir cet article sur les traces que nous laissons dans nos livres : Ce qui reste de nos parties de JdR
Et cet article vu par celles et ceux qui restent : La Cassure ultime : La perte d’un joueur.
Vous pouvez raconter vos partenaires de jeu tombés à 0 PV ici : la Chaise vide
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