Réifier (chosifier) les conventions de genre
Un article de John H. Kim's Role-Playing Game Page
Les règles et l'univers doivent correspondre au genre
Cet article s’intéresse à une technique particulière pour traiter les genres dans les jeux de rôles, que je décris comme réifier les conventions de genre. En gros, cela revient à prendre quelque chose qui est une convention narrative pour un autre média, et à le présenter dans le JdR comme une partie explicite de l’univers du jeu.
Comme exemple, on peut s’intéresser à l’adaptation en films du Seigneur des anneaux de Tolkien. Dans le livre, les orques ne sont jamais innocents – ou plus précisément il n’y a pas la moindre description de femmes ou d’enfants orques. Dans les films récents, il est explicitement montré que les orques sont créés par un processus dont ils ressortent complètement adultes. Le livre suit la convention narrative qu’on ne présente jamais d’orques innocents au lecteur. Le film rend explicite et intrinsèque à l’univers le fait qu'il n’y ait pas de femmes ou d’enfants orques.
Comme autre exemple, dans Star Trek il y a une multitude d’espèces aliens qui ressemblent beaucoup aux humains. À la base, c’était simplement une convention acceptée de la série, résultant d’un budget et d’une technologie [d’effets spéciaux] limitée. Pourtant, à un moment donné, les auteurs ont décidé de donner une explication. Les personnages eux-mêmes découvrirent que, très longtemps auparavant, une race alien manipula l’évolution de nombreux mondes pour produire d’autres civilisations qui leur ressembleraient, dont les Humains, les Vulcains, les Klingons et beaucoup d’autres.
Adapter les genres aux JdR
Il est plutôt épineux d’adapter un genre fictionnel établi dans les romans ou les films à un JdR. Cela ressemble aux problèmes de l’adaptation d’un roman à un film, ou à n’importe quel autre changement de support. Il est souvent possible de conserver la plupart des caractéristiques du genre dans un autre média, mais il y aura aussi des différences. Par exemple, les romans de high-fantasy (1) seront différent des films de high-fantasy, qui à leur tour seront différents des jeux de rôle de high-fantasy.
Une des différences les plus fondamentales entre la fiction et les JdR, c’est que les jeux de rôles sont interactifs. Pour cette raison, ils explorent le point de vue des protagonistes bien plus en profondeur que la plupart des autres médias. Afin d’interpréter leur rôle, les joueurs réfléchissent toujours à l’évaluation des risques, à la prise de décisions, et autres processus cognitifs de leurs personnages. À cause de cela, un univers de JdR doit souvent être bien plus complètement/précisément défini que dans un autre média.
Il est difficile de distinguer quelles conventions devraient être réifiées et lesquelles ne devraient pas l’être. En général, je trouve qu’on devrait souvent réifier les conventions narratives qui sont importantes pour les prises de décision des PJ. Par exemple, s’il y a une convention portant sur le comportement des personnages, vous devriez voir si vous pouvez trouver un moyen de la réifier.
Principes universels
Une façon de réifier une convention narrative est d’en faire une loi de l’univers. Autrement dit, partout dans l’univers de jeu, des événements de ce type se comportent comme s’ils faisaient partie de l’histoire. Par conséquent, les spectateurs anonymes qui voient cette convention se dérouler trouvent simplement que c’est normal.
Exemple : Dans le genre des arts martiaux, les adversaires ont tendance à combattre à un contre un plutôt que de s’abattre en masse sur une seule cible d’un coup. Vous pouvez faire entrer cela dans une partie par un accord : le MJ envoie ses brutes une par une et les joueurs acceptent de faire de même avec les grand méchants du MJ. Sinon, vous pouvez réifier la chose en définissant un principe de combat qui dit que les attaquants multiples ont tendance à se gêner les uns les autres et à être moins efficaces. C’est l’approche du JdR Ninja Hero. Un malus de –1 est appliqué à toutes les attaques de chaque personnage attaquant au même moment au-delà du premier.
Ce n’est pas un principe explicitement établi par les personnages des films d’arts martiaux, mais cela explique clairement leur comportement. Cela fait de la décision d’attaquer un par un une conclusion logique au vu de ses conséquences. Les experts en combat l’expliqueront et la recommanderont et les généraux avisés la prendront en compte dans leurs plans.
Les règles d’un jeu de rôle devraient refléter les conventions que vous réifiez. Dans l’idéal, un comportement efficace dans le système correspondrait à un comportement conforme au genre. Plutôt que de demander aux joueurs de JdR d’arts martiaux d’agir de façon inefficace, vous donnez au système la propriété de récompenser le comportement de combattre à un contre un. Il y a un certain nombre de mécanismes souvent oubliés par beaucoup de systèmes cinématiques :
- Dans la plupart des genres d’action, les attaques surprises sont extraordinairement redoutables comparées aux attaques de front. Même si le héros peut faire face à de nombreux tireurs sans broncher en combat ouvert, un traître qui se faufilerait par derrière est toujours une menace (explicitée par une musique effrayante).
- Les genres d’action favorisent les tenues légères : les armures devraient apporter de sérieux inconvénients de réduction d’agilité et de vitesse par rapport à leur protection. Les personnages très agiles devraient au moins être aussi bien protégés sans armure que si elles en portaient une, en moyenne.
- De même, dans les genres où les héros ne se baladent pas lourdement armés, le total des dommages infligés devrait dépendre de la force et de la compétence plutôt que du choix de l’arme. Si les personnages-joueurs peuvent utiliser des armes légères avec seulement un peu moins d’efficacité, ils auront tendance à le faire.
Background étendu
La réification s’applique au background aussi bien qu’aux mécanismes de jeu. En général, les romans et les films ne montreront qu’un aperçu plutôt réduit du monde environnant, c’est-à-dire ce qui est le plus important pour l’histoire. Par conséquent, même si vous voulez coller exactement à l’univers décrit dans une série de romans, nombreux seront les aspects que vous devrez ou voudrez développer en adaptant la série à un JdR. Religion, philosophie, politique, statut social et/ou obligations familiales ne sont souvent que survolés dans la fantasy, et à un certain point dans la science-fiction.
Si vous voulez rester fidèle au genre, cependant, le background étendu devrait renforcer et se mêler avec les histoires. Les informations supplémentaires peuvent changer la vision que les joueurs ont de l’univers de jeu et affecter leurs prises de décision. Pour rester fidèle au genre, le background étendu devrait renforcer le comportement attendu dans les histoires de ce genre.
Exemple : Dans la série originelle Star Trek, le capitaine et d’autres officiers de haut rang vont souvent mettre la main à la pâte pour s’occuper des problèmes. Dans certaines parties, cela est souvent balayé comme étant un simple comportement idiot nécessaire à la partie. Dans ma campagne, ça a été expliqué comme une part intégrante de la culture de Star Fleet. Bien que la Fédération respecte la vie, la population est de plusieurs milliards d'individus et il y a seulement quelques milliers d’officiers en poste pour la protéger. Cela influença la politique de Star Fleet qui encouragea les officiers à se pousser à leurs limites et à commander en première ligne. Leur efficacité et tout spécialement l’exemple qu’ils donnaient étaient considérés comme plus important que leur sécurité.
Un autre exemple : le background des orques mentionné dans l’introduction. La version du film rend explicite une partie de ce background qui n’a jamais été abordée dans les livres de J.R.R. Tolkien. Le film montre visuellement la création d’orques complètement adultes, ce qui implique fortement que les femmes et les enfants orques n’existent tout simplement pas. Cet élément de l’univers renforce les attitudes présentes dans l’histoire, où les personnages principaux tuent les orques sans le moindre scrupule. Le backgound étendu réifie la convention narrative des personnages ne se souciant aucunement des orques innocents.
À l’opposé, le background étendu peut être utilisé pour critiquer et distordre le genre. En étendant le background dans une autre direction, les JdR peuvent servir de commentaire sur le genre. Par exemple, une campagne de JdR fantaisiste mettait en scène des rôdeurs inspirés par Tolkien, combattant contre les orques de la même façon. Pourtant, en détaillant la culture des rôdeurs et le décor, le MJ traça de nombreux parallèles avec l’Allemagne des années 1930. Pour les joueurs, il devint clair que les rôdeurs combattaient pour la pureté raciale. C’est un background étendu qui va à l’encontre d’un genre établi, ajoutant de la profondeur à la partie et commentant l’original.
Conclusion
Mon but dans cet article est simplement d’introduire le concept de réification, et de façon générale les problèmes qui se présentent lorsqu’on adapte un genre établi aux JdR. Je suis certain qu’il y a de nombreuses autres approches de cette question, d’autres types de réification et de techniques pour le faire.
© 2003 John H. Kim jhkimCHEZdarkshire.net
(1) NdT : La high Fantasy – ou péjorativement big commercial fantasy – est un sous-genre de la fantasy à l'intrigue très manichéenne, le récit étant souvent initiatique : Le Seigneur des anneaux, La Belgariade, Terremer, Dragonlance et La Roue du Temps en sont des œuvres représentatives. [Retour]
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