Le Pouvoir prophétique des dés
© 2008 James Maliszewski
En passant en revue le premier numéro de Fight On!, je me suis rappelé une chose que je savais au fond de moi, mais que je n’avais jamais su énoncer avant. Une partie importante de ce qui caractérise le vrai jeu de rôle à l’ancienne est l’acception du pouvoir prophétique des dés. Ce constat est lié à plusieurs éléments différents du jeu de rôle à l’ancienne (Old School), que je vais exposer un par un.
Tout d’abord, le hasard est un élément important de tout jeu de rôles qui puisse se proclamer “à l’ancienne”. La plupart des mécanismes de jeu à l’ancienne, depuis la création de personnage jusqu’au combat, en passant par la création de l’univers de jeu, incluent des éléments aléatoires, souvent assez importants. Dans une certaine mesure, je soupçonne que cela est simplement lié à l’amour du dé. Il y a quelque chose de puissamment primaire dans le fait de lancer des dés et d’attendre de voir leur résultat (1). Il y a aussi toujours un élément de risque – ou du moins ce qui peut être considéré comme un risque dans un jeu de rôle sur table. À moins que le dé ne soit pipé, vous avez autant de chances sur un d20 d’obtenir un nombre élevé qu’un nombre bas. Chaque jet est donc une sorte de mini-aventure, dont personne ne peut contrôler l’issue.
C’est la deuxième caractéristique du JdR à l’ancienne et le cœur du sujet : se laisser embarquer par des événements en-dehors de tout contrôle fait partie intégrante de votre expérience de jeu. À noter que cela concerne autant les joueurs que les arbitres [ou Meneur de Jeu, dans une optique plus dirigiste (NdT)]. Ce qu’on oublie souvent, c’est qu’avant d’être un “conteur”, l’arbitre était bien un joueur comme les autres. Ce que ça veut dire concrètement : s’il a créé et mis en place les conditions de départ d’une aventure, il ne pourra pas en garantir l’issue. En effet, il ne sait généralement pas quel sera l’aboutissement de l’histoire : tout jeu de rôle qui utilise des jets de dés pour, par exemple, le combat, comprend des mécanismes dont les conséquences sont imprévisibles.
Dans les authentiques JdR à l’ancienne, les jets de dés peuvent décider de quasiment tout (et le font assez souvent). C’est pour cela qu’existent des choses telles que des tables de réaction pour des PNJ, des règles de moral et autres. Dans les JdR "Old-School", il y a beaucoup de choses que l’arbitre ne peut absolument pas contrôler : les dés déterminent si un employeur potentiel apprécie suffisamment les PJ pour leur proposer du travail, ou si ces hobgobelins vont rester pour se battre ou s’enfuir comme des fillettes effrayées. Quand bien même il le souhaiterait, l’arbitre ne peut pas imposer la quantité d’événements à venir, car les dés ont souvent leurs propres desseins. Les arbitres à l’ancienne lancent simplement les dés avec ce risque en tête, et s’adaptent en conséquence.
Dans les JdR "Old-School", “l’histoire” émerge d’une synthèse entre les règles, le hasard, et les réactions des joueurs ; ce n’est pas quelque chose que vous pouvez créer dès le départ. C’est pourquoi beaucoup de personnes, en réfléchissant aux jeux à l’ancienne, diront que leurs expériences de jeu étaient “insatisfaisantes”. De la même manière, il y a une tendance dans les systèmes de JdR modernes à faire en sorte que chaque session de jeu soit non seulement “amusante” (quel que soit le sens accordé à ce mot), mais aussi pleine de sens. Même si en réalité c’est là un objectif impossible à atteindre, et personnellement je dirais qu’il n’en vaut pas la peine. Un peu comme dans la vraie vie, le jeu à l’ancienne consiste juste en “un tas de trucs qui arrivent”, et parfois ces trucs peuvent être frustrants, ennuyeux, ou même pénibles(2). Les seules significations de ce genre de choses sont celles que les joueurs et leur arbitre y apportent.
En conséquence, le jeu de rôle à l’ancienne s’avère exigeant pour ses joueurs et dépend fortement d’un arbitre créatif et vif d’esprit. Manquer d’une de ces qualités pourrait rendre la partie un peu “plate”. Mais à l’inverse, si les deux sont réunies, vous participerez sûrement à une partie inoubliable car sa conclusion sera largement imprévisible. Vous ne savez jamais où le jeu à l’ancienne va vous mener, même si vous êtes l’arbitre. Les dés vous montrent la marche à suivre, parfois clairement, parfois vaguement, mais vous devez apprendre à croire qu'ils vous emmènent dans un endroit amusant et excitant, même si vous ne pouvez pas encore le voir. Et le grand avantage de cette méthode c’est que vous pouvez toujours faire quelques lancers de plus. La pléthore de tables dans les JdR à l’ancienne signifie qu’il y a toujours une porte de sortie. Si vous n’êtes pas certain de savoir comment gérer les derniers résultats bizarres de vos dés, relancez-les et voyez s’ils ne vous donnent pas cette fois une meilleure “réponse”.
Tout comme les oracles d’autrefois, les dés ne sont pas prophètiques : ils sont une invitation à regarder le monde autrement. Je trouve personnellement ce style de jeu rafraîchissant et libérateur. Voici pourquoi la première édition de Donjons et Dragons m’enthousiasme plus que la quatrième ne pourra jamais le faire. Heureusement, je ne suis pas le seul.
Sélection de commentaires
Sham
J’adore cet article. Il résume plein de choses que je recherche pour mon passage au style de l'édition 0 de Donjons et Dragons. Ne nous leurrons pas, jeter les dés c’est chouette. J’essaie d’inciter mes joueurs à le faire le plus souvent possible – c’est pourquoi je n’apprécie guère les JdR où il n’y a que l’arbitre qui lance les dés.
Deux aspects des JdR à l’ancienne que j’ai adoptés dans ma transition sont les règles pour les poisons : “Réussis ton jet de sauvegarde ou Meurs”; et la génération aléatoire des monstres et trésors dans mes donjons.
“Réussis ton jet de sauvegarde ou Meurs” est dur, mais dans un sens positif, “vieille école”. Laissons les dés s'arrêter où ils tombent.
Générer aléatoirement les monstres et les trésors des donjons est comme un mini-jeu pour moi : je m’amuse à le faire bien plus que ce que j’aurais jamais cru.
James Maliszewski
Je pense que l’aspect “mini-jeu” des lancers de dés est important. J’aime beaucoup créer des donjons avec l’aide de tables, et ça m’a toujours plu de générer des planètes et des personnages pour Traveller (grog). J’aime être surpris par les résultats que j’obtiens. Quelquefois, ils ne veulent pas dire grand-chose et sont inutilisables, mais d’autres fois, même s’ils ne veulent pas dire grand-chose, je peux réfléchir aux résultats pour trouver une façon de les justifier, ce qui aboutit souvent à des donjons encore meilleurs que ceux que j’aurais intégralement conçus de A à Z.
Badelaire
En plus de toutes les raisons intellectuelles qui expliquent pourquoi les dés sont importants dans un jeu, je vois aussi l’aspect plus viscéral du lancer de dé : c’est chouette. Lancer ce gros d20 ou cette pile de d6 ou de d10 te procure ce frisson comme si tu étais à Las Vegas. Le fait de savoir que la gloire et la fortune – ou la pauvreté et la ruine – dépendent uniquement de ce lancer de dés. Ou de celui-ci, ou d’un autre…
C’est un truc qui me contrarie, même dans des JdR autrement bien conçus : que les lancers de dés soient limités à un d10 ou d6 de temps en temps. J’ai observé un nombre incalculable de fois des joueurs débutants, et tous ressentent le frisson du lancer de dé. En fait, d’après ce que j’ai vu, les joueurs préfèrent lancer le dé quitte à risquer un échec, plutôt que de pouvoir automatiquement faire une action sans jet de dé. Tout le monde se penche pour voir le résultat, les yeux comme des soucoupes, et c’est Noël à chaque fois.
Concernant l’aspect “outil pour le MJ”, Stephen Marsch, l’auteur des chroniques Random Thought Table publiées dans le magazine Pyramid (wiki en) de Steve Jackson Games (wiki) avait écrit un article sur les mécanismes de jeu : il disait en substance qu’une des choses qu’il aimait dans certains JdR était la possibilité d’utiliser une méthode de résolution des conflits appelées “Lance les dés et on verra ce que ça donne”. En gros, dans 95 % des cas, tu devrais pouvoir lancer ton dé comme une pièce et, en fonction du résultat, simplement dire “OK, c’est gagné” ou “Ah, t’es foutu” – sans devoir lancer, cogiter, regarder les tableaux, relancer encore un dé, etc.(3) Je sais que cette idée peut ne pas plaire à tout le monde, mais j’ai tendance à être d’accord avec le principe : des fois, j’aime bien simplement pouvoir dire “lance-moi un dé”, et voir ce que ça donne, pour résoudre une situation.
Dans tous les cas, les Dés Déchirent.
James Maliszewski
Tu as raison : lancer les dés est vraiment amusant, et je suis quasi-sûr qu’ils ont choisi d’utiliser des dés polyédriques pour la première édition de D&D parce que c’était exotique et beaucoup plus marrant à lancer que de simples d6.
Badelaire
Ouais, au final, les probabilités sont les probabilités, D&D aurait pu simplement demander “Lancez Xd6 sans dépasser le TAC0” à la GURPS ou tout autre mécanisme (ce n’est pas comme s’il manquait de jeux de rôles dont le système n’utilise que des d6 de plein de manières différentes).
Je ne sais pas grand-chose de l’histoire des dés polyédriques – savez-vous si TSR les avait fait faire spécialement par un fabricant de plastique à l’époque ?
James Maliszewski
Autant que je me rappelle, TSR avait utilisé les services d’un fournisseur de matériel éducatif quelque part dans le Midlle-West pour les premiers polyèdres, qui — selon ce que prétend la légende — n’étaient pas censés être utilisés comme dés mais étaient simplement des petits modèles de solides géométriques classiques, ce qui expliquait leur mauvaise équiprobabilité (wiki). À la fin, la demande a fini par dépasser leurs capacités de production, et TSR a fini par produire et vendre ses propres dés.
Robert Fisher
À propos, Dave Wesely a déclaré être le premier à utiliser des dés polyédriques. Au moins, à l’époque contemporaine. [Parce que] les Romains de l’Antiquité utilisaient des d20 pour des enchères (en).
James Maliszewski
Beaucoup de choses sont soi-disant des inventions de Dave Wesely, donc je suis plutôt sceptique sur ce sujet. Bien sûr, j’ai entendu parler d’une histoire racontée par l’un des joueurs de Dave Arneson (wiki) (peut-être Greg Svenson ?), qui déclarait que Dave avait trouvé des dés polyhédriques en Angleterre et les avait ramenés pour les montrer à l’équipe de Blackmoor (wiki en). Ils les ont trouvés cool et ont décidé de s’en servir.
Sincèrement, j’ignore totalement ce qu’il en est. Je suppose que, comme pour le jeu de rôle de manière générale, plein d’idées fourmillaient dans les cercles de wargame à l’époque, et beaucoup de personnes ont échangé et partagé ces idées sans que l’on sache de qui elles venaient. De plus, il y avait pas mal d’inventions indépendantes en cours. J’ai l’impression que Dave Wesely a sincèrement revendiqué beaucoup de choses comme étant ses inventions, mais qui ont eu un impact minimal en dehors de son cercle proche de connaissances (Braunstein étant l’une des rares exceptions).
Greg Svenson
James, je n’étais probablement pas à l’origine de cette histoire.
Dave Arneson m’a dit qu’il avait trouvé un ensemble de dés polyhédriques lors de son voyage en Angleterre, mais c’était bien avant que je le rencontre, et je n’ai jamais vu ce set de dés. Nous utilisions des d6 aux débuts de Blackmoor. Nous utilisions toujours des d6 quand nous avons commencé à tester les nouvelles règles de D&D à la mi-1973.
Je pense que Dave Wesely est celui qui a trouvé les dés polyhédriques dans un catalogue de matériel éducatif, qu’il les a montrés à Gary Gygax, et que celui-ci les a aimés et les a adoptés pour D&D. Il est donc très possible que Dave Wesely soit le premier rôliste moderne à avoir utilisé ce genre de dés, mais je n’en suis pas certain à 100 %. Personnellement, je n’ai jamais vu de dés polyhédriques avant de découvrir un coffret des règles de D&D, en 1974.
William Huber
Excusez-moi de commenter un post vieux de 3 ans, mais je voulais compléter vos observations sur la nature des éléments aléatoires dans le jeu. Roger Caillois (wiki), l’un des plus importants théoriciens du jeu de la moitié du siècle dernier, a proposé un modèle de classification des jeux en quatre volets (bien qu’au lieu de parler de “jeu” comme un tout, ce qu’il catégorisait vraiment était les logiques culturelles du jeu… je vais expliquer ça.) Il proposait quatre catégories de jeux selon qu’ils reposent sur : agôn- la compétition ; alea- la chance ; mimicry- le simulacre, et ilinx- le vertige.
Wikipédia discute suffisamment de Caillois et de ses théories (et de chaque terme) ; je ne détaillerai donc pas plus ici. Mais le rôle d’alea est fascinant. Il contraste avec agôn, qui dépend des capacités de chacun, de son habileté, de la démonstration de sa supériorité par rapport à ses adversaires ou obstacles, etc. Alea ne concerne pas seulement ce que tu ne peux pas contrôler, il incarne aussi (et peut aussi être vu comme un signe de) la mesure de la faveur des cieux, du destin, ainsi que de la bienveillance divine à son égard. Dans le monde séculier, l'aléa est moins populaire, sauf s’il implique de l’argent (qui est peut-être la faveur divine qui intéresse désormais le plus notre société).
Article original : On The Oracular Power of Dice
(1) NdT : Comme Uri le rappelle dans ses expériences rôlistes avec des enfants, “l’initiative est juste une excuse supplémentaire pour lancer les dés, ce qui, comme tout rôliste le sait, constitue la moitié du plaisir.” [Retour]
(2) NdT : remarquez comment cette définition se rapproche de celle du simulationnisme chez John Kim. [Retour]
(3) NdT : Toon (grog), le JdR pour incarner des personnages de cartoon, en a d’ailleurs fait une de ses principales règles : réduire le problème à une question fermée et lancer 1d6. De 1 à 3, la réponse est non, de 4 à 6, la réponse est oui. [Retour]
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