Une Histoire du jeu de rôle – sixième partie : révolution !
© 1999 Steve Darlington
Le jeu de rôle est un loisir intrinsèquement créatif, et est en constante évolution. En tant que tel, il est difficile de qualifier une époque de “révolutionnaire”. Mais au milieu des années 1980, il y eut un déluge de jeux qui se succédèrent rapidement. Non seulement chacun d’entre eux apporta une quantité sans précédent de nouvelles idées, mais ils remirent aussi en cause bien des traditions établies. Chaque JdR fut révolutionnaire à sa manière, et chacun constitua une étape importante dans la métamorphose du jeu de rôle en ce qu’il est maintenant.
Mais en plus d’être révolutionnaires, tous ces jeux furent aussi excellents. En vérité, ils réunissent certains des meilleurs exemples de notre loisir jamais créés, des jeux qui incarnent la quintessence de la créativité, et évoquent les univers imaginaires les plus prenants. C’est là que l’art ludique atteint son florissant pinacle, et c’est pourquoi cette époque peut être appelée un véritable âge d’or.
Le meilleur exemple, et certainement un des meilleurs exemples de jeu de rôle, est le légendaire Appel de Cthulhu. Sorti en 1981,on ne peut exagérer son génie et son importance dans l’histoire du JdR (1).
L’univers de Cthulhu vient d’une série de nouvelles d’horreur pure écrites par H.P. Lovecraft au début du XXe siècle. Ces histoires sont centrées sur les Grands Anciens, d’antédiluviennes quasi-divinités extraterrestres (Cthulhu étant l’un d’eux), qui existent à la lisière de l’univers scientifique de la Nouvelle-Angleterre post-victorienne.
Lovecraft développa ses idées en un univers détaillé et d’un réalisme saisissant, maintenant appelé le Mythe de Cthulhu.
C’était un décor fantastique pour un jeu de rôle, mais au début des années 80, l’idée était ridicule. La plupart des JdR de l’époque mettaient en scène des personnages traquant des monstres ou des super-vilains, puis leur réglant leur compte dans un combat sanglant. Mais si le jeu devait être fidèle aux nouvelles [de Lovecraft], cela signifiait demander aux joueurs qu’ils basculent leurs activités de la chasse aux monstres à l’enquête et à l’investigation, et que leurs personnages affrontent des créatures horribles qui étaient invincibles quelle que soit votre quantité de Points de Vie. Un concept d’histoire si révolutionnaire nécessitait un système révolutionnaire, pas juste un autre clone d’AD&D.
En 1979, Runequest avait établi de nouveaux standards de conception de jeu (2), et ses bonnes ventes apportèrent le succès à la société de ses créateurs, Chaosium. Ce fut un membre venu tard dans l’équipe de Chaosium, Sandy Petersen, qui décida de s’attaquer à l’adaptation de Cthulhu en JdR.
Ils utilisèrent le système Runequest comme base, mais le poussèrent encore plus loin. Conçues en 1979, les règles de Runequest souffraient d’être trop détaillées et de trop de lancers de dés, en particulier pour le combat. En les adaptant au moins violent Cthulhu, Petersen ôta une grande part de cette complexité. Cette simplification fut appliquée du début à la fin, tout le système étant soumis à un écrémage drastique, jusqu’à obtenir un système uniforme de pourcentage. Ces nouvelles règles gardaient le charme et le réalisme de Runequest, mais étaient à présent bien plus faciles à apprendre et à utiliser, tout en étant suffisamment robustes pour gérer une variété d’actions complexes. Les règles de l’AdC équilibrent les besoins à la fois du jeu et de l’histoire d’une façon qui n’a probablement jamais été surpassée.
De même, il n’y eut jamais de système plus invisible, conçu pour encourager le roleplay en disparaissant rapidement à l’arrière-plan quand on n’en avait pas besoin.
Car c’était une des différences-clés de L’Appel de Cthulhu – ici, les règles n’étaient pas considérées comme nécessaires pour simuler précisément le monde, mais plutôt comme un outil pour raconter des histoires, une partie de l’arsenal du MJ qui devrait être utilisée quand et comme la partie en aurait besoin. En plus de cela, l’AdC fut le premier livre de JdR à expliquer comment maîtriser une vraie partie, n’expliquant pas seulement les règles et comment arbitrer avec elles, mais aussi comment utiliser les autres outils du Maître de Jeu.
C’était nécessaire, car l’avancée vraiment révolutionnaire de l’AdC fut que ses auteurs atteignirent leur but. Ainsi, ils écrivirent un jeu qui vous permettait de recréer les histoires de Lovecraft, dans toute leur intrigue et leur terreur. Et comme Lovecraft était un inconnu comparé à Tolkien, il n’y avait pas de compréhension implicite du genre d’histoires qui devaient être racontées – l’ambiance devait seulement venir des règles et du système lui-même.
Pour faire cela, ils devaient être absolument fidèles aux nouvelles, et cela impliquait de rejeter de nombreuses traditions de jeu établies. C’était explicitement littéraire et distinctement intelligent, centré sur les interactions entre personnages plutôt que le combat, sur l’enquête au rythme lent plutôt que l’expédition donjonesque, et sur le roleplay plutôt que le jeu de dés [jeu de mot entre roleplaying (l’interprétation) et roll-playing (le “jeu de rouler de dés”), NdT].
De tels changements peuvent ne pas sembler si révolutionnaires maintenant, mais il faut se rappeler que le jeu de rôle était alors très différent.
Après la croissance exponentielle des années 70, le JdR s’était creusé une niche, et tandis que s’accroissait sa puissance commerciale, personne ne voulait sortir de cet état d’esprit de peur de perdre des ventes. Cinq ans après la sortie de l’AdC, Avalon Hill fit de l’ajout des halflings [/hobbits] au monde de Runequest une condition pour la publication de la troisième édition de ce jeu, simplement parce que les halflings rapportaient de l’argent…
En son temps, l’Appel de Cthulhu transgressa toutes les règles établies.
En 1981 aussi, Fantasy Games Unlimited fit une démarche similaire à l’AdC, dans deux jeux uniques. Aftermath présentait pour la première fois un monde post-apocalyptique réalistement hostile, et le renforça avec des règles tout aussi brutales. Les personnages étaient toujours assez puissants et les parties étaient très orientées vers le combat, mais ici vous vous battiez pour la nourriture, ou un abri, ou juste pour rester en vie. Les règles faisaient que les personnages devaient continuellement se battre, et l’équipement, les alliés et les lieux sûrs étaient tous très rares.
Pendant ce temps, Bushido offrit une vue fascinante et réaliste du jeu de rôle dans le Japon féodal. Le décor historique était renforcé tout au long, depuis la mécanique, jusqu’aux PNJ, aux archétypes d’aventures, avec un usage intensif de mots japonais pour encourager la sensation d’y être. Pourtant, le plus formidable fut la petite variation du système d’expérience.
Ainsi, il forçait les personnages à agir de manière conforme à leur classe et à leur position dans la société nippone. Un gakusho (prêtre) avait besoin de On (honneur) pour devenir chef d’un temple ; quelque chose que vous ne pouviez obtenir juste en tuant un dragon.
Mais ce genre de jeu représente seulement un des nouveaux chemins défrichés par notre loisir. Un autre type de jeu prenait une direction radicalement différente – ils devenaient dingues.
Ceux qui connaissent les 4 types de joueurs savent ce qu’est le joueur timbré : le genre de joueur qui ferait n’importe quoi pour rigoler, même lancer une boule de feu à bout portant. Si les timbrés ont un chef, c’est Greg Costikyan. C’est cette désinvolture envers toutes les choses que les autres joueurs prenaient trop aux sérieux qui lui permit de balayer les conventions et d’écrire des JdR révolutionnaires.
Il commença avec Toon (Steve Jackson Games, 1984), une idée encore plus folle que Cthulhu : un JdR basé sur l’univers (et l’état d’esprit) des dessins animés du type Tex Avery. Tout y est, jusqu’aux enclumes qui tombent du ciel. Comme l’AdC, il réussit d’une certaine façon à communiquer cet univers, les textes et les règles permettant aux joueurs de penser comme des héros de cartoons. Non pas qu’il y eût de nombreuses règles, celles qui existaient étaient incroyablement rudimentaires, merveilleusement déjantées et, nécessairement, tout à fait vagues. Ainsi Toon fut aussi un des premiers jeux sans structure, aux règles légères. Une autre avancée révolutionnaire.
Mais la vraie révolution était à nouveau dans l’univers de jeu – comment pouviez-vous jouer un rôle dans un monde où la mort était inexistante, où la réalité était variable, où l’humour tarte-à-la-crème était la seule constante ? Comme Cthulhu avant lui, Toon rejetait toutes les conventions existantes dans le JdR – même des principes de base comme venir à bout des épreuves pour avoir une récompense, et raconter une histoire logique et progressive.
Dans ce jeu, absolument rien n’avait d’importance sauf faire rire.
Bien que les jeux humoristiques soient maintenant plus populaires, aucun n’est aussi résolument dingue, ni aussi drôle à jouer en délirant (3).
Le jeu suivant de Costikyan fut encore plus légendaire du point de vue du délire. Créé avec Dan Gelber et Eric Goldberg, et sorti la même année que Toon, Paranoïa mit aussi le monde du JdR sens dessus-dessous. Dans sa société futuriste orwellienne nommée le Complexe Alpha, la mort n’a à nouveau pas de sens car chaque personnage a plusieurs clones de lui-même au cas où l’un d’eux serait abîmé. Vous en aurez toutefois besoin, car les PJ sont des agents spéciaux de l’Ordinateur (du type “Big Brother”), choisis pour accomplir la tâche très dangereuse de débusquer les traîtres. La catégorie des traîtres comprend ceux qui ont des pouvoirs mutants, les membres de sociétés secrètes, et toute personne qui vous regarde bizarrement.
Malheureusement, chaque personnage a un pouvoir mutant, est membre d’une société secrète, est entouré de personnes avec exactement les mêmes instructions, et des armes très puissantes.
Paranoïa joue avec ce monde terrifiant pour rire, en en rajoutant sur les aspects sombres pour donner un univers aussi drôle que Toon, mais aussi plus subtil et avec une touche de satire politique. Et Paranoïa est toujours le seul jeu de rôle basé uniquement sur la lutte des personnages-joueurs entre eux. Les règles étaient à nouveau parfaitement adaptées pour recréer la paranoïa de cette société, et pour encourager des morts rapides et flamboyantes – euh, jouer.
Comme Cthulhu, Paranoïa est un sommet dans l’histoire des JdR, un jeu à l’éclat incomparable.
Costikyan en vint à concevoir Ghostbusters (avec Greg Stafford et Sandy Petersen de Chaosium), qui maintenait haut la norme à la fois de l’humour et de l’excellente conception. Il utilisait le système D6, simple mais efficace, qui sera affiné pour le Star Wars de Costikyan – plus sérieux mais aussi plus souple. Star Wars a été étudié plus tôt [dans la 5e partie]. Mais Costikyan n’était pas le seul à mener la charge.
Greg Stafford avait déjà incarné le jeu de rôle en 1979 avec Runequest. Il le fit encore en 1984 avec Pendragon. Comme tous les jeux ci-dessus, Pendragon mêla les règles et l’univers pour créer un jeu qui faisait puissamment partager les récits enchanteurs de la légende arthurienne. Mais Pendragon alla plus loin que tout autre jeu auparavant, jusqu’à la perfection. Chaque détail de ce jeu est vraiment centré sur l’ambiance, de telle façon que les joueurs sont complètement absorbés, et commencent vraiment à penser comme des chevaliers de la Table Ronde.
Pendragon mit aussi l’accent sur l’interprétation, en insérant les traits de personnalité et l’historique dans les personnages et en rendant ces aspects aussi importants que les valeurs de combat.
Pendragon bouscula aussi le JdR avec son idée de jeu en campagne. Les personnages dans Pendragon vieillissent énormément : en jouant une fois par semaine comme il est suggéré, les joueurs peuvent se retrouver avec leur alter ego prenant quarante ou cinquante ans de plus au bout d’un an. Ce procédé ingénieux fait que les personnages doivent avoir une vie hors des aventures, et grandissent et se développent comme des personnes, les rendant ainsi plus importants et plus réels pour les joueurs.
Ars Magica (Lion Rampant, 1987) utilisa aussi très bien cette idée de passage des années, mais à sa façon. Les personnages-joueurs d’Ars Magica sont des magiciens très puissants dans une version du Moyen Âge très réaliste. Leur puissance est cependant tellement grande qu’elle doit être rééquilibrée par le temps qu’ils passent dans leur laboratoire. Pour contrer cela, Ars Magica fait créer aux joueurs une variété de personnages qui gèrent les diverses situations que les magi ne peuvent pas, et les joueurs alternent les personnages qu’ils jouent à chaque aventure. Et plutôt que de raconter l’histoire de quelques PJ, la force motrice d’une campagne est la vie de toute la communauté [l'Alliance] sur de nombreuses années. En termes de jeu, la communauté et son infrastructure sont traitées comme un personnage partagé, un acte révolutionnaire qui assure une dynamique de groupe forte entre personnages.
Pour la petite histoire…
Ars Magica défia aussi le monde la création de JdR avec un des meilleurs systèmes de magie jamais conçus, qui était à la fois contrôlé et sans règle.
À la même époque, Games Workshop cessa de produire des wargames suffisamment longtemps pour nous donner le formidable Warhammer le Jeu de Rôle Fantastique. Le système de WJRF était bon et brutal. Son système d’expérience et de carrière, intelligent et prenant, était particulièrement génial. Il trouvait un juste milieu parfait à la fois entre la création de PJ basée sur les classes et la création libre, et aussi entre le style héroïque et la vie médiévale réaliste. Mais l’univers était encore meilleur. Panachage de conspirations de l’époque d’Elisabeth 1er et d’horreur noire, les aventures de Warhammer sont célèbres pour leur intensité effrayante.
À l’époque, l’innovation était à la mode, et tout le monde pouvait s’y lancer. Et comme le mouvement se poursuivait, tout sembla possible – même enlever les dés ! Ambre et Everway sont les deux plus fameux pionniers du JdR sans dés. Ambre (basé sur les romans de Roger Zelazny) se passe dans un univers de réalités mouvantes et de possibilités infinies, et donc requiert un système de règles léger, ouvert à l’interprétation. Dans ce cas, enlever complètement les dés n’était plus une perspective effrayante, et le jeu fut un succès.
De même, les cartes sont bien adaptées aux systèmes sans dés, et la nature épique et cérébrale des histoires d’Everway fait un usage très approprié de cartes semblables au Tarot pour simuler les destinées.
TORG (West End Games, 1990), un jeu multi-genres exaltant, utilisait à la fois les cartes et les dés dans son système universel. Le Drama Deck (talon de cartes d’événements) n’offrait pas seulement des avantages aléatoires aux PJ, comme des bonus aux dés, mais permettait aussi d’interagir avec l’histoire, à l’aide de cartes introduisant des intrigues secondaires à la discrétion des joueurs, comme de vieilles rancœurs ou de nouveaux liens sentimentaux. Au même moment, Lace & Steel arriva avec un astucieux système de cartes pour simuler les nombreux paramètres de l’escrime, ce qui était un point très important dans leur univers Renaissance. Les jeux gagnant en intensité, il semblait que ce n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un n’aille jusqu’au bout et ne bazarde tout par dessus-bord, et joue pour de vrai.
Pour la petite histoire…
TORG ajouta aussi l’élément psychologique au combat, quand une bonne insulte est aussi efficace qu’une attaque rapide.
Cependant, le jeu de rôle Grandeur Nature avait en fait commencé bien plus tôt. Aux États-Unis, il débuta en 1981, lorsque quelques étudiants de Boulder (Colorado) créèrent l’association Dreampark, donnant naissance à International Fantasy Gaming Society (la Société Internationale de Jeux Fantastiques). Mais elle ne démarra pas aussi vite qu’en Angleterre. Quelques années plus tard, Treasure Trap apparut dans ce pays, une baston donjonnesque qui avait l’avantage de se situer dans un vrai château. Bien qu’il y eût un peu d’opposition au départ, l’esprit révolutionnaire des années 1980 accueillit bien cette nouvelle voie.
Ainsi l’innovation fit son chemin. J’ai juste abordé ici quelques-unes les plus célèbres ; à la fin des années 80, chaque jeu était révolutionnaire d’une manière ou d’une autre. Au début de la décennie, presque tous les jeux faisaient jeter 3d6 pour les caractéristiques et mettaient en scène des halflings, parce que c’était ce que faisait D&D. À la fin, un jeu ne se vendait tout simplement pas s’il ne promettait autant un nouvel univers enthousiasmant que de nouveaux systèmes révolutionnaires pour aller avec.
Bien que ce besoin d’innover fût surtout dicté par le marché, il fut la marque de la plus grande ère de l’histoire du JdR jusqu’alors. Car parmi ces changements de surface, il y avait des idées qui transformèrent fondamentalement les bases des jeux de rôles. Combinées, ces idées changeraient les conceptions des gens sur les JdR. Ils étaient passés des wargames du type une figurine = un personnage à un exercice intensif de narration, peut-être même un exercice intellectuel. Cette évolution s’est poursuivie, mais rien n’a été comparable à l’âge d’or révolutionnaire des années 80.
Article original : The History of Role-Playing, Part VI: “Revolution!”
(1) NdT : En 2008, on en était à la 6e édition de L’Appel de Cthulhu, qui a connu une version d20 en 2002. [Retour]
(2) NdT : Voir le chapitre 3. [Retour]
(3) NdT : Costikyan a écrit la bible du JdR déjanté dans son premier article publié, Flippancy in FRP. [Retour]
Pour aller plus loin…
Cet article fait partie de l'e-book n°6, Une brève Histoire du JdR, un organisation de nos traductions pour une perspective intelligente sur notre loisir.
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