Jeu de rôle et “The Righteous Mind”

Pour ceux qui me suivent sur Facebook ou Twitter, vous savez qu’en plus du jeu en général – le sujet principal de ce blog – je suis un véritable animal politique. C’est à partir de ça bien évidemment, que Le MESSAGE (1) a vu le jour. Mais l’information peut bien sûr aller dans l’autre sens. Ce que nous apprenons de la politique – ou de n’importe quoi, en fait – est toujours de quoi nourrir le jeu de rôle. Les MJ tout comme les créateurs de jeux ne devraient jamais perdre de vue que le monde entier est notre source d’inspiration (2). Tout peut potentiellement se transformer en un mécanisme de jeu.

En 2008, le psychologue Jonathan Haidt a réalisé une série d’études pour essayer d’identifier le cadre moral de l’esprit humain. Ou plutôt de déterminer les principes éthiques enracinés, que nous acquérons de façon innée ou qui sont gravés dans notre esprit depuis notre plus tendre enfance, et que l’on retrouve dans toutes les cultures et les sociétés. Il en fait un compte rendu dans son livre The Righteous Mind (3) – Why good people are divided by politics and religion [~la bonne manière de penser/Un esprit droit : pourquoi des gens honnêtes se clivent par la politique et la religion (NdT)], et nous livre ses conclusions dans une conférence sur TED. Haidt se concentre sur les différences marquées ; la fracture apparemment irréductible entre les tendances gauche/libérale et droite/conservatrice en Amérique, étudiant comment celles-ci peuvent survenir et être analysées à partir de la base de notre cadre moral universel.

Ses recherches identifient cinq principes-clés de  moralité que nous acquérons de façon innée :

  • Équité. Un principe très familier. Chaque enfant reconnaît tout de suite lorsque quelqu’un reçoit plus que lui, et aussi quand le petit canard au fond n’a pas réussi à attraper de miettes.
  • Protection. Ceux qui sont plus petits et plus faibles ont besoin d’être protégés et défendus par ceux qui sont plus forts.
  • Pureté. Il y a des choses qui sont pures et d’autres qui sont impures, des choses qui sont fondamentalement bonnes ou mauvaises, et le mal a ce parfum de puissance et de danger.
  • Autorité. Il y a des puissances, des principes ou des investitures qui méritent le respect parce qu’elles sont sages et peuvent assurer notre sécurité.
  • Loyauté. La tribu est importante, et nous devrions lui être totalement fidèles.

Ce qu’il y a d’important dans cette liste, c’est que nous avons tous notre sensibilité par rapport à ces lignes de moralité. Nous les apprécions et les utilisons différemment. En particulier, Haidt a constaté que ceux qui se définissent comme fortement libéraux accordent beaucoup de valeur à l’Équité et la Protection, et très peu à la Pureté et à l’Autorité. Ceux qui s’identifient comme conservateurs font le contraire et c’est ce qui explique la grande fracture mentionnée. Les discours des libéraux consistent généralement à demander aux conservateurs de respecter des valeurs qu’ils ne reconnaissent pas, et d’ignorer ce qu’ils apprécient le plus. Le libéral ne voit que l’homme affamé (Équité, Protection), le conservateur seulement qu’il a volé du pain (Autorité, Pureté), et jamais les deux ne se rencontreront.

Mais quel est le rapport avec le jeu de rôle ? Je suis sûr que vous m’avez déjà devancé : c’est idéal pour un système de moralité dans un JdR (ou même un jeu de plateau). Vous pouvez assez facilement voir des parallèles avec les alignements de D&D : [l’opposition entre] la Loi et le Chaos pour Autorité/Loyauté, et le Bien et le Mal pour Protection/Pureté. On trouve également dans Exaltés (grog) les Quatre Vertus Solaires – Compassion (Protection), Tempérance (Pureté), Conviction (Loyauté/Autorité), Vaillance (un mélange de tout). Les pôles que j’avais utilisés dans mon vieux JdR Firefly étaient similaires. J’avais Moi face à Les Autres, et le Code contre Le Chaos, mais aussi des oppositions sociales en raison de la nature de l’univers ; j’avais aussi [Mondes du] Noyau face à Frontières.

L’idée n’est pas tant d’utiliser les cinq principes originaux (même si vous pouvez parfaitement le faire) ; mais en comparant ces cinq principes et les règles morales du JdR de votre choix (ou de celui que vous créez), de vous faire une idée de la façon dont la moralité de cet univers diffère de la nôtre. Il n’est pas rare (par exemple dans D&D) d’utiliser une norme très médiévale où les notions de Protection et de Pureté sont fortement liées, philosophiquement, symboliquement et temporellement.

Cela vous en dit beaucoup sur la façon dont le monde est perçu, et quand ces points de vue moraux ont de véritables correspondances magiques, sur le fonctionnement du monde.

La question est alors, à quoi ressemblerait ce monde si ce n’était pas vrai ? Si la Pureté était associée à une négation de la Protection ? Ou si la Bonté (l’Équité et la Protection, par exemple) était fortement liée à un manque de Pureté ou d’Autorité ? D’ailleurs, les Moines de D&D permettent de relier la Pureté (du Corps pour ainsi dire) avec un désintérêt pour la Protection (les Moines ne peuvent choisir d’alignement bon ou mauvais) (4).

Bien sûr, cela ne s’arrête pas à la philosophie religieuse. Vous pouvez pousser ces petits leviers pour concevoir des cultures complètes, des races et des créatures exotiques (5). On croit qu’il y a de très fortes raisons évolutives qui expliquent que ces Cinq Grands Principes soient si profondément ancrés en nous.

  • En tant que créatures sociales, nous avons besoin de l’Équité pour rester si nombreux.
  • La Protection nous maintient en vie d’une manière différente des hordes animales, qui laissent généralement le plus faible mourir. Parce que nous maîtrisons l’outil, nous savons que la force n’est pas la seule vertu.
  • La Pureté nous dit de ne pas manger l’eau ou la neige souillées ou le cadavre puant.
  • L’Autorité nous indique que les anciens savent ce qu’ils disent quand ils nous enseignent les choses.
  • Et la Loyauté est essentielle pour une espèce qui peut maintenir de gigantesques groupes sociaux qui transcendent tous les liens familiaux ou biologiques.

Mais changez ces conditions, et vous modifiez le paysage moral. Si une espèce a un mode de naissance comme les tortues, par exemple – laissant leurs petits éclore seuls et atteindre la mer uniquement par leurs propres moyens – l’Autorité ne leur serait probablement d’aucune utilité. Ou alors, toute Autorité ne serait tournée que vers soi-même, et centrée autour de la survie. Cette espèce pourrait mépriser l’Équité et n’avoir aucune notion de la Protection. Mais ses membres auraient un grand sens de la Loyauté envers ceux qui partagent leur lutte et survivent.

Ou alors, pour une espèce vivant en troupeau, la Loyauté pourrait être placée au-dessus des autres, même sans le sentiment d’Autorité. Nous avons un peu l’expérience de cela : en tant qu’êtres humains, nous sommes plus habitués à suivre des individus [que des groupes], même si par moments nous pouvons adopter un comportement grégaire.

Les espèces voraces, qui ont besoin de manger de tout et qui doivent tout tenter pour trouver de la nourriture comestible, n’ont probablement aucune notion de Pureté. Donc elles ne seront pas effrayées par votre elfe efféminé, car parmi les hommes-sauterelles, tout est permis – sauf, bien sûr, ce qui va à l’encontre de l’Équité. L’essaim vit et meurt comme un seul être.

Imaginons le peuple de l’espèce des papillons, de si fragile constitution et qui peuvent être tués par tant de choses. Ils ont une série complexe de rituels et de rites qu’ils doivent suivre jusqu’à la mort… sans considération de l’Équité ou la Protection. Chaque Papillonneur accomplit les rites correctement, ou meurt sans être pleuré.

Cinq leviers, avec deux ou trois positions chacun (attaché au principe / le méprise / ne s’en soucie pas) peuvent potentiellement engendrer 243 sociétés différentes ou races à créer, explorer et comparer. Allez déplacer quelques curseurs, et voyez ce qui se passe.

Et n’oubliez jamais : le monde est votre source d’inspiration. Utilisez-le.

Commentaire

Une réflexion de plus :

“Si je devais choisir entre trahir mon pays et trahir mes amis,
j’espère que j’aurais les couilles de trahir mon pays.”

E.M. Forster

En bonus, j’aimerais rajouter que les choses ne sont pas aussi binaires. En particulier quand il s’agit de la Pureté, mais aussi de l’Autorité et de la Loyauté. Nous les humains, délimitons clairement le type de Pureté, d’Autorité et de Loyauté que nous respectons, et celles que nous méprisons (et que souvent nous cherchons à détruire par la suite).

Par exemple, il y a certaines personnes qui sont pour la nudité en public et la pornographie, mais contre le mariage homosexuel. C’est en partie parce qu’ils vénèrent l’Autorité totale de la Liberté de la presse et de la Liberté d’expression (qui est aussi un sentiment d’Équité), mais aussi parce que leur sens particulier de la Pureté penche pour une chose, mais pas pour l’autre.

De même, j’ai rencontré des défenseurs des droits des homosexuels qui sont extrêmement prudes envers tout genre de nudité ou la pornographie. Beaucoup d’homosexuels (hommes comme femmes) rejettent la bisexualité et le transgenre, parce que ce genre de mélange leur semble Impur (et un rejet de la Loyauté tribale).

La Pureté est un thème central, assez inné, mais aussi très personnel et arbitraire. Vous pouvez prendre beaucoup de plaisir à créer des associations culturelles très différentes et des espaces de confort bigarrés. Par exemple, quand j’ai développé les Halflings pour Warhammer, j’ai décidé qu’ils n’auraient pas de tabous envers l’espace personnel ou la propriété. Dans la société halfling, les maisons ont très souvent une chambre avec un seul lit, et tout le monde s’entasse dedans, et tout le monde utilise les objets des autres.

Du coup, ils sont catalogués comme étant déviants sexuels et voleurs chez les humains, parce que nous avons un fort sentiment de Pureté envers nos manières de dormir (6) et un fort sentiment d’Autorité en ce qui concerne les biens – et même de Pureté – (ne partagez pas les tasses de café, vous choperez des microbes !).

Quant à la Loyauté, des milliers d’histoires ont été écrites sur la façon dont nous accordons notre Loyauté, à quel degré et à qui – dieu ou État, soi-même ou autrui, le droit ou l’honneur, la famille ou la vérité, etc. Mais ce sont des histoires très humaines, car nous sommes tellement tribaux ! Une espèce extrêmement individualiste, comme celle des Papillonneurs, pourrait même ne rien comprendre à de telles chimères, et devenir une très intéressante opposition à ces expériences humaines. Et ainsi de suite.

Article original : Roleplaying and the Righteous Mind

(1) NdT : M.E.S.S.A.G.E. : mouvement contre le sexisme dans la communauté ludique[Retour]

(2) NdT : Littéralement sourcebook – “supplément d’univers” [Retour]

(3) NdT : The Righteous Mind, non traduit en français à ce jour. [Retour]

(4) NdT : Retrouvez d’autres jeux intellectuels consistant à chercher les implications des “paradigmes de Donjons & Dragons” dans La Lutte de classes dans D&D3[Retour]

(5) NdT : Concevoir des cultures extraterrestres qui ne soient pas des caricatures : Espèces, Races, Cultures [Retour]

(6) NdT : Steve oublie qu’il était fort commun pendant des siècles qu’une famille ou des amis de même sexe dorment dans le même lit pour se tenir chaud, que l’on ne faisait pas tant de manières, et que c’était même faire de l’honneur et une marque de confiance que de partager son lit. [Retour]

Note: 
Moyenne : 7.3 (4 votes)
Catégorie: 
Nom du site d'Origine: 
Traducteur: 
Share

Ajouter un commentaire

Mention légale importante

Nous vous encourageons à faire un lien vers cette page plutôt que de la copier ailleurs, car toute reproduction de texte qui dépasse la longueur raisonnable d’une citation (c’est-à-dire, en règle générale, un ou deux paragraphes) est strictement interdite. Si vous reproduisez une grande partie ou la totalité du texte de cette page sans l’autorisation écrite de PTGPTB (version française), et que vous diffusez ladite copie publiquement (sites Web, blogs, forums, imprimés, etc.), vous reconnaissez que vous commettez délibérément une violation des lois sur le droit d’auteur, c’est-à-dire un acte illégal passible de poursuites judiciaires.