Une Histoire du jeu de rôle – deuxième partie : réouverture de la boîte de Pandore

Vers la première partie

Les presses tournent

Tandis que se répandait la nouvelle du genre de jeux auxquels jouaient Gygax et Arneson, ces derniers furent submergés de demandes de règles complètes et définitives. Ils présentèrent timidement leur idée à tous les grands éditeurs de jeux, mais ce ne fut que pour essuyer refus après refus. À la fin, en 1974 ils décidèrent de publier le jeu eux-mêmes à travers TSR, la société-mère de Gygax.

“Ce ne fut pas un accueil des plus chaleureux” reconnut plus tard Gygax. Il fallut presque un an pour écouler les 1000 premiers exemplaires. Les 1000 exemplaires suivants se vendirent en un peu moins de 6 mois, et à partir de là les ventes s’accrurent exponentiellement. En 1979, D&D se vendait à 7000 exemplaires par mois et [en 1999] TSR est toujours la plus grande firme de JdR du monde (1). Mais n’anticipons pas.

L’édition originale empruntait la structure en trois livrets séparés de Chainmail, et bien d’autres choses encore. Les règles étaient écrites pour les cercles ludiques auxquels appartenaient Gygax et Arneson, et supposaient une certaine familiarité avec leurs règles et style habituels. Cependant, pour des débutants complets, cela pouvait être source de confusion et de frustration. À un endroit, il était spécifié noir sur blanc dans les règles : “Le combat (ici) se gère comme dans Chainmail”. Les règles de sorts étaient incroyablement vagues, et les tableaux de valeurs de combat étaient quasiment incompréhensibles. Mais de façon surprenante, cela allait agir en faveur de ce loisir plutôt qu’à son encontre. Ceci pour deux raisons.

Pour la petite histoire… 

De fait, la structure des trois livrets fut tellement copiée qu’elle devint la norme les cinq années qui suivirent !

Premièrement, les règles impénétrables forcèrent les joueurs à inventer les leurs et proposer leurs propres interprétations, et à commencer à réfléchir aux systèmes de jeu et à leur création. C’est là que naquirent les futurs créateurs de JdR. Deuxièmement, les joueurs ne se concentraient pas sur le jeu lui-même, mais sur l’idée derrière le jeu. Bien que les règles fussent loin d’être parfaites, le public reconnut le potentiel du concept nouveau et incroyable autour duquel tournait le jeu. D&D est peut-être le premier jeu que les joueurs achetaient tout en sachant qu’au moins la moitié des règles devraient être abandonnées ou largement modifiées. (2).

Les Prétendants

L’attention portée sur l’idée plutôt que sur le jeu, et la nécessité de réécrire les règles, conduisirent à ce que les groupes de joueurs développent ce qui était, en fin de compte, leurs propres versions du jeu. Bien évidemment, tous voulurent partager leur “bonne” version avec la communauté des joueurs. Il ne fallut pas longtemps avant que le monde ne soit submergé de bulletins, fanzines et gazettes consacrés aux débats sur les “meilleures” façons de jouer.

Gygax et Arneson développèrent leur propre magazine, intitulé “The Dragon”, et puis juste Dragon, tel qu’il est connu aujourd’hui. Un autre gros tirage de l’époque était Alarums and Excursions. Bien que ce ne soit qu’un fanzine, il existait depuis plus longtemps [1975, NdT] que Dragon, et son lectorat était presque aussi important. En quelques années, D&D avait généré plus de débats, analyses, révisions et reconstructions qu’aucun autre jeu dans l’Histoire. Ce ne fut qu’une question de temps avant que quelques-uns de ces groupes de joueurs ne décident que, plutôt que d’envoyer leur création à un magazine, ils devraient la publier eux-mêmes.

D&D était critiqué pour d’innombrables raisons, mais la plupart des griefs rentraient dans deux catégories. Le jeu était soit trop compliqué, soit trop simple.

Les reproches du côté “trop compliqué” se concentraient sur les livres de règles. Des joueurs plus jeunes, non-wargamers réclamaient à grands cris quelque chose de simple à apprendre, facile à jouer et globalement plus AMUSANT. Ils eurent tout cela à gogo avec Tunnels & Trolls.

Tunnels et Trolls (St-André, 1975)

La légende veut que Ken St-André, auteur de Tunnels et Trolls (T&T), arriva en fait à son idée d’un jeu de rôle indépendamment de Gygax et Arneson. Il aurait même choisi un nom analogue à celui de D&D et aurait découvert avec horreur, quand il essaya de lancer et de vendre son jeu, qu’il avait été battu à plate couture.

La véracité de cette légende est discutable : il est évident qu’il y a suffisamment de ressemblances entre les deux jeux pour se rendre compte que T&T était un jeu de la deuxième génération. Les personnages ont 6 caractéristiques similaires, plus un choix semblable de classes et les décors, et les genres d’aventures sont pratiquement identiques. Quoi qu’il en soit, T&T est intéressant non par ses ressemblances, mais par ses différences.

Pour les débutants, les règles de Tunnels et Trolls utilisaient de simples dés à 6 faces pour gérer à peu près tout. Bien que le combat et la magie utilisassent des tableaux, ils étaient bien présentés et les explications étaient claires (3). Indiscutablement, les critères de qualité de Tunnels et Trolls étaient supérieurs en tous points à ceux de D&D, ainsi que l’était la conception de ses règles. Mais peut-être la principale ligne de démarcation entre les deux était-elle l’approche.

Tunnels et Trolls était AMUSANT. C’était mignon, c’était bête, cela consistait à courir partout avec des épées et des sorts et à bastonner. Le style était énergique, les règles étaient amusantes, le décor était plein de petites blagues, chaque élément du jeu était détourné par le sens de l’humour plutôt déjanté de St-André. Les sorts avaient des noms comme “Petits Pieds” et “Cachette”, et les écureuils géants étaient vos ennemis (4).

Pour la petite histoire… 

Tunnels et Trolls fut aussi le précurseur du système de “Points de Magie”, à opposer au système de “batterie de sorts” de D&D.

D&D, bien sûr, était complètement l’opposé. À la longue, lorsque le loisir et les joueurs devinrent plus mûrs, les aspects amusants de T&T perdirent leur attrait, et il sombra dans l’oubli au début des années 80. T&T fut néanmoins le premier concurrent majeur de D&D. Bien qu’il ait toujours été considéré “le numéro 2” (même par St-André !), il tint tête à D&D pendant un temps. Ce qui est plus que ce que l’on peut dire de tout autre JdR.

Pendant ce temps, un autre jeu débarquait sur les étagères. Les reproches du type “trop simple” visaient le décor, pas les règles. Ils se plaignaient à bon droit du principe plutôt faiblard de personnages d’heroic-fantasy qui se baladent simplement dans des souterrains pour tuer des monstres et récupérer des trésors. Ils demandaient aussi un univers plus réaliste – un monde médiéval qui aurait vraiment la saveur du Moyen Âge. Ils voulaient du réalisme, du détail et de la complexité. Ils l’eurent avec Chivalry and Sorcery.

Chivalry and Sorcery (Fantasy Games Unlimited, 1977)

Créé par Ed Simbalist et Wilf Backhaus en 1976, Chivalry and Sorcery détient encore le titre du JdR le plus compliqué jamais créé. On ne peut nier son réalisme : les règles et l’approche sont conçues pour recréer la France de la fin du XIIe siècle, plutôt que la faible imitation de l’univers pseudo-médiéval de Tolkien par D&D. En particulier, ils ne décrivaient pas seulement un monde, mais une société : les joueurs devaient insérer leurs personnages dans un système féodal complet avec les nobles, les serfs et la présence imposante de l’Église.

Et même si les aventures suivaient toujours un format comparable, Chivalry and Sorcery rejetait une grande partie des conventions établies par D&D – les bastons souterraines firent place aux quêtes en extérieur, les ennemis étaient des Vikings ou des Pictes plutôt que des monstres mythiques et les pratiquants de magie devaient vraiment étudier pour devenir plus forts.

Le problème de Chivalry and Sorcery était qu’il essayait d’en faire trop. En tentant de simuler tous les aspects que D&D avait mis de côté, il s’enferma lui-même dans ses propres mécanismes sans fin.

Par exemple, les joueurs ne devaient pas seulement tirer 8 attributs, mais aussi la race, l’âge, le sexe, la taille, la corpulence, l’alignement, l’horoscope, la santé mentale, la classe sociale, le rang de naissance, le statut de famille et la profession du père. Là-dessus se greffaient presque autant de données à calculer, et un vague système de compétence. Et ceci, rien que pour la création de personnage !

Le jeu n’était pas aidé par le fait que les règles et les jets de dés étaient aussi bien plus complexes que D&D. Le combat et la magie utilisaient tous deux des tableaux de références croisées ridiculement complexes, et le système de compétences nécessitait plus de jets de dés qu’un jeu de craps (5).

Un autre problème majeur de Chivalry and Sorcery était qu’il essayait d’être trop réaliste. Les clercs devaient faire des sermons, les chevaliers devaient passer des heures de jeu à rassembler assez d’argent rien que pour acheter leurs épées, et jouer un magicien nécessitait tant de temps et d’efforts pour chercher les ingrédients, étudier les sorts et pratiquer les rituels, qu’il ne restait plus de temps pour partir à l’aventure.

Chivalry and Sorcery est un exemple des problèmes qui surgissent de l’abus de simulation. Il était trop long, trop détaillé, et laissa souvent ses joueurs étouffés dans les méandres de ses enchevêtrements et leur ampleur. Mais l’idée de proposer un monde réaliste et détaillé comme univers de jeu était bonne, comme l’était leur idée de jouer des gens ordinaires qui s’intégraient dans le cadre de la société de ce monde plutôt que des mauvais stéréotypes de super-héros de contes de fées.

Pour la petite histoire… 

L’Histoire retiendra aussi que Chivalry and Sorcery fut le premier à utiliser le terme “Maître de Jeu”.

Bien que ce jeu disparût également au début des années 80, ces idées continuèrent à avoir de l’influence tout au long de l’histoire des JdR (6).

L’Empire contre-attaque

Pendant ce temps, il y avait encore un autre jeu joué dans l’ombre, et bien qu’il n’atteignît jamais le succès financier des deux jeux ci-dessus, il eut lui aussi des effets à long terme sur le millieu du JdR. Le jeu s’appelait Empire of the Petal Throne (L’Empire du Trône de Pétales, Barker, 1975) et était conçu par M.A.R Barker.

Dès son plus jeune âge, Barker était obsédé par deux choses : la linguistique et un monde fantastique de sa création nommé Tékumel, et ces deux passions grandirent en complexité avec lui. Barker alla étudier la linguistique à l’Université, où il mit également les touches finales à son monde, y compris une langue complète pour le pays principal, Tsolyánu. En fait, dans l’art de créer des langages imaginaires, Barker surpasse même le maître, Tolkien.

 

Pour la petite histoire… 

Barker et Tolkien ont de nombreuses ressemblances, à la fois dans leurs travaux et leurs vies. Au point que l’on a parfois fait référence à Barker comme “le Tolkien du jeu de rôle”.

Ainsi, il y avait Barker, avec son incroyable monde dans la tête, et ne pouvant rien en faire, car il n’était pas écrivain. 20 après avoir délaissé Tékumel pour se concentrer sur ses études, il découvrit D&D. Il commença immédiatement à travailler sur son jeu, qui fut le second JdR sur le marché [américain]. En terme d’univers, Petal Throne était tout ce que D&D n’était pas. Il n’y avait pas de vague description ou d’évocation médiévale : Barker savait précisément comment était son monde, jusqu’au détail le plus subtil, et tout ça était dans le livre de règles. Les dieux, les religions, les rituels, les gouvernements, les modes, les us et coutumes, et, encore plus important, les langues, étaient décrits pour chaque nation de la planète. Et ce n’étaient pas les dieux, religions, etc. d’un monde médiéval occidentalisé. Barker se servit de ses expériences en Inde et en Asie pour créer des cultures incroyablement sauvages et totalement étrangères au rôliste moyen américain.

Cette combinaison de tant de détails sur un monde si étrange aura donné un des mondes de campagne les plus prenants jamais conçus. Chivaly and Sorcery était juste D&D avec un décor finement détaillé. Petal Throne était un jeu où le système et le décor travaillaient de concert pour donner un monde qui non seulement semblait vivant, mais qui vous donnait l’impression d’y vivre. Les personnages étaient imbriqués dans la structure du pouvoir – religieusement et politiquement– et les vicissitudes de ces pouvoirs fournissaient les trames des aventures. Soudain les joueurs n’étaient plus des chevaliers pourfendeurs de dragons – ils étaient des Tsemels (guerriers-cardinaux) menant une guerre sainte contre leurs voisins hérétiques.
Avec le talent linguistique de Barker permettant aux joueurs de parler une toute nouvelle langue, jouer ce jeu donnait vraiment l’impression d’être là-bas.

Pour la petite histoire… 

Grâce à la connaissance intime de son monde, et au petit nombre de groupes jouant à son JdR, Barker était capable d’ajuster et de faire évoluer son monde en fonction des actions des joueurs dans tous les États-Unis !

Si Petal Throne était resté populaire, nous n’aurions pas eu à attendre 15 autres années pour voir les mondes admirablement profonds que nous voyons édités de nos jours, comme le Monde des Ténèbres. Quoi qu’il en soit, il ne resta pas populaire car sa grande force – sa “présence” – causa aussi sa perte. Le monde de Barker était tout bonnement beaucoup trop complexe et puissant pour être manié par la plupart des joueurs. Les MJ ne pouvaient pas vraiment adapter le monde pour correspondre à leur style de jeu sans dépouiller Tékumel de sa saveur unique. En vérité, il était dit que la seule personne qui pouvait maîtriser Tékumel correctement était Barker lui-même.

De même, les joueurs devaient être très familiers avec Tékumel avant de pouvoir jouer un rôle décemment dans cet autre monde étrange. Trop souvent, cela passa au-dessus de la tête de tout le monde, et ainsi Empire of the Petal Throne disparut à son tour plutôt rapidement.

Ainsi donc aucun des trois grands prétendants n’arriva à survivre à, ou même à surpasser, le jeu originel : Donjons & Dragons. Mais ils sont tous intéressants, parce que à travers eux, ils illustrèrent le futur de notre loisir. En comparant Tunnels et Trolls et Chivalry and Sorcery, nous voyons les débuts d’une des querelles éternelles des systèmes de règles : complexité contre accessibilité, souci du détail contre jouabilité, et simulation de la réalité contre franc amusement. Et en examinant Petal Throne nous pouvons aussi voir le problème intrinsèque des univers de jeu : créer un monde solide et détaillé qui permette une immersion suffisante, mais qui soit pourtant suffisamment accessible et malléable pour que tout le monde s’amuse.

Chaque jeu était aussi révolutionnaire à sa manière, amenant de sensationnelles nouvelles idées au JdR en un laps de temps extrêmement court, idées qui formeraient plus tard la colonne vertébrale du secteur. Bien qu’ils aient disparu, les avancées qu’ils firent en peu d’années aideront à faire passer les JdR de l’état de rejeton vacillant du wargame, à quelque chose approchant une forme d’art. Mais nous anticipons encore. Runequest, qui vint plus tard, fut dédié à “Dave Arneson et Gary Gygax, qui ouvrirent les premiers la boîte de Pandore, et à Ken St-André, qui découvrit qu’elle pouvait être réouverte”. Cela résume assez bien la contribution que ces jeux allaient faire à l’histoire du JdR. Simplement en existant, en étant créés, achetés et joués, ils prouvaient que le jeu de rôle était quelque chose de plus que D&D, et que ce nouveau concept était quelque chose qui allait au-delà des marques, quelque chose qui durerait, quelque chose de révolutionnaire, quelque chose de bien.

Vers la troisième partie

Article original : The History of Role-Playing, Part II: “Re-Opening Pandora's Box”

(1) NdT : TSR fut un gros poisson dans une petite mare de petits poissons, jusqu’à son rachat par Wizards Of The Coast. [Retour]

(2) NdT : Un témoignage frappant et analytique dans Un Examen sans complaisance de Donjons & Dragons (ptgptb) [Retour]

(3) NdT : Une évolution semblable a pu être observée en France, où le premier JdR de création française, L’Ultime Épreuve (1983), était exemplaire du point de vue de l’initiation. [Retour]

(4) NdT : Autre exemple, la boule de feu à T&T s’appelle “Tiens prends ça !” [Retour]

(5) NdT : Là aussi, des parallèles peuvent être faits avec le JdR Légendes (1983), le plus complexe et le plus simulationniste de tous les JdR français. [Retour]

(6) NdT : Chivalry & Sorcery ne finit pas de renaître ; version allégée en 1999 ; 4e édition en 2000.[Retour]

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Pour aller plus loin… panneau-4C

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