Grossophobie et GN
© 2021 Mirella Machancoses
Aujourd’hui, j’aimerais aborder un nouveau sujet de discussion ; ou plutôt, attirer l’attention sur une question bien réelle, mais à laquelle on n’accorde pas encore assez d’importance dans le débat autour du JdR espagnol [et dans le monde entier (NdT)] : l’impact de la grossophobie sur l’intégration des joueur.euses au sein de la communauté, et plus précisément sur l’attribution des personnages lors des GN.
Avant de me lancer dans le vif du sujet, je tiens à préciser que cet article est composé de deux piliers fondamentaux : mon expérience personnelle en tant que joueuse et l’article de Shoshana Kessock (en), grâce auquel j’ai commencé à réfléchir de manière structurée à ce sujet, il y a déjà plusieurs années. Si vous lisez l’anglais, je vous recommande vivement d’y jeter un œil : il a profondément nourri le débat au sein de la communauté internationale.
Pourquoi parler de GN en particulier ?
Pour diverses raisons, cet article se concentrera spécifiquement sur la communauté GNiste. Ça ne veut pas dire que la grossophobie n’existe pas dans d’autres formes de JdR (par exemple, le jeu sur table), mais elle y est moins pressante. Lors des événements en présentiel, la corpulence influence directement la manière dont les gens sont perçus, surtout les joueuses ; j’ai aussi pu constater que l’apparence physique pouvait jouer un rôle dans l’accueil qu’une table peut vous réserver. Je crois toutefois que ces difficultés y sont moins marquées, puisque l’élément essentiel pour incarner un personnage, c’est votre voix.
De leur côté, les plateformes en ligne permettent de jouer sans que le corps soit visible, ce qui rend l’expérience bien plus inclusive. Il y a bien sûr d’autres problèmes, mais je ne vais pas les aborder dans cet article. Enfin, il faut également parler de la représentation dans les JdR et de la manière dont nous concevons nos personnages : la diversité corporelle y est trop souvent oubliée. Thirsty Swords Lesbians grog fait figure d’exception en proposant une vision plurielle des corps.
Mais dans le GN, il faut incarner son personnage avec son propre corps, et le problème devient donc beaucoup plus marqué. Lorsque les personnages sont prégénérés, les équipes qui gèrent l’organisation ont tendance à les attribuer aux personnes qui correspondent le mieux à leur vision du rôle. Ça renforce l’idée que les personnages puissants ou séduisants doivent être aussi normatifs que possible. Ce phénomène ne se limite pas à la grossophobie : il inclut aussi des discriminations liées au handicap, à la taille, à l’apparence, etc. Mais je vais m’en tenir à la grossophobie, car c’est une question qui m’a personnellement affectée tout au long de mon parcours de joueuse.
En revanche, n’allez surtout pas croire que les GN où l’on crée soi-même son personnage ne soient pas concernés par ce problème. Une personne en surpoids se verra moins souvent proposer l’accès à des positions de pouvoir, à des intrigues romantiques, ou même simplement à la possibilité de dormir confortablement sur le lieu de l’événement. Vous vous en étiez déjà rendu compte ?
Comment savoir si c’est bien de la grossophobie ?

Voici deux photos de moi prises à 10 ans d’intervalle, avec près de 50 kilos de différence. La perception de mon corps et des personnages que je pouvais incarner a radicalement changé. Première photo : Vivo Transilvania (2010). Deuxième photo : On Location (2019).
L’un des débats soulevés par l’article de Shoshana, publié en 2019, portait sur la question suivante : s’agissait-il simplement de sa perception personnelle, ou le problème était-il réellement aussi présent que ça ? Pour beaucoup de femmes, moi y compris, la réponse était évidente : la corrélation était directe.
Comment je le sais ? C’est très simple : au cours de ma vie de GNiste, mon poids a varié d’environ 50 kilos et j’ai pu constater moi-même les conséquences sur mon expérience de jeu. Mon ouverture vers des communautés de jeu au-delà de mon cercle habituel a eu lieu alors que je n’avais jamais été aussi mince : j’étais jeune, je correspondais aux normes corporelles, et j’étais nouvelle dans la communauté GNiste espagnole. Résultat : à cette période, j’ai passé presque une année entière à incarner presque systématiquement des rôles de prostituées et de potiches, des personnages parfaits pour être accrochés au bras d’un autre. Je ne vais pas m’attarder sur le sexisme ou le grooming wiki (avec des hommes bien plus âgés que moi, persuadés que je leur devais quelque chose simplement parce que j’interprétais ces rôles) dans cet article.
Mais lorsque j’ai repris du poids, le schéma a complètement changé. Les mêmes équipes d’organisation qui m’avaient auparavant confié ces rôles ont commencé à me les refuser. Je ne pouvais plus incarner la danseuse orientale, alors même que je suivais des cours de ce style de danse. Mes personnages se sont peu à peu limités à des rôles de femmes dépourvues de pouvoir de séduction, bien loin de ceux que je demandais. Autant dire que l’expérience n’a pas été des plus agréables.
Aujourd’hui encore, ça m’arrive de ressentir ce vide dans certains événements auxquels je m’inscris, surtout lorsque l’organisation sélectionne les joueurs et joueuses sur questionnaire. Si je demande un personnage athlétique (j’aime jouer les guerrières), mes chances d’être retenue diminuent, car on part du principe que je ne pourrais pas l’incarner. C’est dur, mais c’est la réalité. Tout ça sans même tenir compte des 25 kilos perdus ni du fait que je suis aujourd’hui bien plus en forme qu’à mon poids le plus bas, puisque je fais du sport régulièrement. Pour être honnête, quand ce genre de choses vous arrive, ça vous coupe vraiment toute envie de jouer.
Mon GN est-il discriminatoire ?

Extrait de l’article de Shoshana Kessock qui liste plusieurs indicateurs permettant de savoir si un GN reproduit des biais grossophobes.
Je pourrais dresser moi-même une liste de signes révélateurs de grossophobie dans un GN, mais Shoshana Kessock l’a déjà fait. Je vais donc en proposer ici une traduction et y ajouter quelques réflexions personnelles. [Cette liste fonctionne selon la formulation « Si..., alors votre jeu est grossophobe » (NdT)] :
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Si aucune personne en surpoids n’incarne de personnage doté d’un certain statut social ou exerçant du pouvoir.
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Si vous ne confiez pas de rôles romantiques aux personnes en surpoids.
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Si les exigences vestimentaires de votre événement ne permettent pas aux personnes en surpoids de participer en étant confortables (par exemple, si vous fournissez les costumes sans prévoir de tailles adaptées).
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Si vous utilisez un langage grossophobe dans les descriptions de personnages (par exemple, en associant les personnes en surpoids à la paresse, au mal, au dégoût, etc.).
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Si vous encouragez une hiérarchie sociale fondée sur l’apparence physique dans vos GN.
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Si la communication pour faire la promo de votre événement et votre documentation ne mettent en avant que des corps normatifs, sans diversité de corpulences.
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Si vous ne prévoyez pas dès le départ des solutions d’hébergement adaptées à tous les corps et que les personnes en surpoids doivent les réclamer au moment de l’inscription.
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Si vous tolérez les commentaires grossophobes ou les comportements discriminatoires, qu’ils viennent d’autres joueur.euses ou des membres de l’organisation (point bonus si vous laissez passer l’argument « être gros, c’est mauvais pour la santé »).
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Si vous modifiez les dynamiques de pouvoir d’un personnage une fois l’attribution faite parce que la personne qui l’incarne est en surpoids.
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Si vous acceptez le harcèlement en jeu à cause du poids d’une personne et que vous considérez ça comme un élément du statu quo (double point bonus si tout votre scénario repose là-dessus, ou si vous essayez d’en faire une critique, mais que vous échouez lamentablement).
En analysant cette liste, il faut garder à l’esprit que Shoshana vient du milieu GNiste états-unien, où bien des aspects fonctionnent différemment de ce que l’on connaît dans les GN européens ou espagnols. Cela dit, à l’exception du point 7, j’ai déjà été confrontée à tous les autres points lors d’événements auxquels j’ai participé. Peut-être devrions-nous prendre un moment pour réfléchir collectivement à ce phénomène.
Place à quelques conseils
Pour celles et ceux qui suivent régulièrement ce blog, vous savez que je n’aime pas lancer des débats ou des polémiques sans y apporter une réflexion constructive. Avec cet article et en m’inspirant des propos de Shoshana, je souhaite mettre en lumière ce problème et inviter le plus grand nombre à y réfléchir, car je crois fermement que tout le monde peut contribuer à créer une communauté de GN plus saine et inclusive.
C’est pourquoi je vais partager quelques conseils, applicables aussi bien du côté de l’organisation que des joueurs et joueuses, et qui peuvent peu à peu transformer les mentalités et l’expérience de jeu.
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N’attribuez pas les rôles en fonction de l’apparence des joueur.euses (cela inclut la corpulence, mais aussi le genre, le handicap, etc.). Une fois la répartition terminée, prenez un instant pour réfléchir et vous demander si vous avez attribué chaque rôle en fonction de ce que la personne voulait jouer, ou selon votre perception physique de cette personne. Les préjugés sont parfois inconscients.
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Si vous êtes joueur ou joueuse, ne refusez pas de participer à des intrigues romantiques à cause de l’apparence de la personne avec qui vous devez les jouer. Nous sommes là pour jouer : la question n’est pas de savoir si quelqu’un vous attire, mais de savoir se mettre dans la peau d’un autre personnage.
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Ne laissez pas l’apparence physique de votre partenaire de jeu influencer la considération que vous portez au statut de pouvoir de son personnage. Ça ne s’applique pas uniquement au poids : dans bien des cas, la taille joue aussi un rôle.
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Même si votre jeu GN n’a pas de caractéristiques chiffrées ou de système par points et qu’il se joue selon le principe de « si tu peux alors tu peux ptgtpb », n’oubliez pas qu’il est tout à fait possible de jouer pour encourager ptgptb, en donnant aux autres participant.es le sentiment du pouvoir et du rôle qui leur est attribué.
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Si vous distribuez les costumes pour vos PJ ou PNJ, veillez à prendre en compte la diversité des tailles et essayez de prévoir des tenues qui répondent à tous les besoins.
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Si vous réalisez un guide vestimentaire complet, réfléchissez au rendu des vêtements sur les différentes morphologies et s’il existe des options pour permettre à tout le monde de se sentir à l’aise, ou même de se les procurer facilement.
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Faites apparaître des personnes de toutes les corpulences dans votre matériel promotionnel. Tout le monde sait qu’une bonne promo remplit rapidement les événements, mais y voir une personne qui ne correspond pas aux normes classiques permet aux gens de se sentir bien accueillis.
J’espère sincèrement que cet article vous aura permis de réfléchir un peu à ce sujet et qu’ensemble, en tant que communauté, nous commencerons à prendre conscience de ces discriminations qui nous rendent moins inclusifs, afin de transformer notre espace en un lieu sûr pour tout le monde.
Si mon travail vous plaît, vous pouvez me soutenir pour la suite en m’offrant un café !
Article original : Gordofobia en el rol
Sélection de commentaires
Oskar
Eh bien, moi, je n’ai rien remarqué de tout ça, et contrairement à l’autrice, mon parcours a été de perdre 20 kg et de me muscler. Est-ce que mon entourage me traite différemment au quotidien ? Carrément. Mais je pense que c’est surtout lié à l’image du « fan de fitness » que j’ai construite.
Dans le GN et d’autres activités excentriques, je n’ai constaté aucun changement. J’ai incarné des rois en étant gros et des princes en étant mince. J’ai joué des guerriers, des magiciens, des homosexuels refoulés et des super-héros, sans que ma corpulence entre en ligne de compte…
Et récemment, j’ai même organisé avec des potes une séance photo sur le thème des dieux grecs avec nos morphologies très différentes. Et on n’a pas envisagé une seule seconde de répartir les personnages en fonction du physique.
PS : OUI, être gros, C’EST mauvais pour la santé !
admin
L’autrice en question se permet de répondre xD J’ai fait des allers-retours à plusieurs reprises. J’ai perdu 23 kg avant de rejoindre la communauté nationale, j’en ai repris 50, puis j’en ai reperdu 25, et je suis encore en train de gérer ça. J’ai une maladie et je lutte comme je peux ; tout ne se résume pas à vouloir perdre du poids. Je suis contente que tu n’aies pas été confronté à la discrimination, mais crois-moi, elle existe bel et bien. Et je ne suis pas la seule à l’avoir vécue : si tu regardes les commentaires sur les réseaux sociaux concernant l’article, tu verras que beaucoup de personnes ont vécu cette situation.
Dans certaines organisations, ça ne se produit pas, et c’est génial. Le phénomène est moins fréquent quand on crée soi-même son personnage que lorsqu’on est casté, mais il existe quand même. On ne peut pas ignorer les commentaires des gens, surtout ceux des femmes, car leur apparence est souvent jugée très sévèrement.
Et oui, être gros est mauvais pour la santé (être excessivement mince aussi), mais tout le monde n’a pas le luxe de pouvoir changer ça. Alors autant faire preuve d’un peu d’empathie et construire une communauté plus inclusive, sans jugement : c’est ça le plus important.
Muakis
Sans oublier qu’il y a « surpoids » et « surpoids » : on peut avoir une forte corpulence, être une femme aux hanches marquées ou quelqu’un avec un dos large, et pourtant, ce n’est pas rare qu’on vous dise que vous avez des kilos en trop... alors que vous êtes peut-être à votre poids de forme.
Quand on parle de discriminations et d’attitudes grossophobes, beaucoup s’imaginent des scènes caricaturales : des membres de l’organisation qui pointent quelqu’un du doigt et des joueur.euses qui jettent des tomates à la personne discriminée au milieu de la pièce. En réalité, c’est bien plus subtil. La plupart du temps, on se persuade soi-même que c’est dans notre tête, ou qu’il doit y avoir une autre raison.
Et puis, un jour, on réalise que non : l’apparence physique influence bel et bien la perception des autres. Alors on commence à repérer ces petits détails qui changent tout.
Sans compter qu’on vient pour jouer, pas pour recevoir des conseils médicaux. Si on suivait cette logique, il faudrait aussi interdire de fumer, de boire de l’alcool, ou de manger autre chose que des fruits, ce qui serait absurde, évidemment. On vient pour s’amuser et passer un bon moment, pas pour qu’on nous donne des avis ou des conseils que l’on n’a pas demandés.
Mirella, cet article est excellent ! Je l’ai lu par hasard, mais je compte bien lire les autres.
Casemir
Merci de rappeler qu’être gros, c’est mauvais pour la santé. J’en ai vaguement entendu parler.
Cela dit, je trouve cette remarque totalement hors sujet par rapport au sujet de cet article. Ce n’est pas un texte sur la pertinence ou non d’être gros ni sur la santé ou le bien-être. Il parle d’acceptation sociale et de non-discrimination.
C’est pourquoi, à mes yeux, la postface est sans rapport ; à moins que tu ne suggères qu’il faudrait discriminer les joueurs et joueuses en surpoids pour les pousser à maigrir, ce qui serait, à mon humble avis, une grosse erreur.
Águeda
Je suis vraiment impressionnée par la justesse de ton article. Je n’ai jamais été « dans la norme » à cause de ma paralysie faciale (ça me fait perdre un bon demi-point d’estime de moi), mais j’ai déjà pesé dans les 60 à 70 kilos. Quand j’ai commencé à en reprendre, je me suis sentie de plus en plus mal à l’aise. Je ne pense pas avoir subi de discrimination liée à mon poids, mais allez savoir.
Il faut dire aussi qu’entre le travail, les concours et ma formation (oui, je vous raconte ma vie), j’ai peu souvent eu l’occasion de participer à des événements. Je ne joue même presque plus. Par contre, j’ai bien remarqué de la grossophobie internalisée (je crois que tu n’en parles pas dans l’article, mais je le relirai plus tard, il y a pas mal de bruit ici).
Je me souviens m’être sentie réticente à incarner une prostituée en pesant 90 kilos, et je ne sais pas si tu t’en souviens, mais c’est toi qui m’avais encouragée à le faire, sans me soucier de mon poids, dans l’une des parties de l’Orient.
Aujourd’hui, je suis en perte de poids pour des raisons de santé. Mais c’est assez difficile et croyez-moi, je ne le fais pas pour pouvoir jouer un certain type de personnage : je le fais pour moi.
Autre chose : j’ai d’autres soucis de santé, comme l’asthme (et ça, c’est vraiment pénible), qui m’empêche de courir autant que je le voudrais ou de jouer une guerrière, quelqu’un de très physique, parce que je m’essouffle très vite.
Bref, c’est un sujet complexe, et j’ai beaucoup aimé ta façon de l’aborder.
ikky
Merci d’avoir mis ces problèmes en lumière. Ils sont bien réels et c’est important de les signaler. Comme ça, la prochaine fois que nous aurons des intrigues à préparer, nous prendrons le temps de réfléchir à deux fois à la raison pour laquelle nous attribuons un rôle à une personne en particulier, et surtout, nous garderons en tête ce qu’elle a réellement envie de jouer.
Je dois avouer que, personnellement, il m’est arrivé de distribuer des rôles en me laissant influencer par l’apparence physique ou la personnalité des gens.
Désormais, je vais essayer de faire un effort supplémentaire pour tenir compte de leurs envies exprimées au moment de créer leurs intrigues et lors des discussions.
Laura Wood
Super article, Mirella !
Je trouve ça vraiment bizarre que quelqu’un ait ressenti le besoin de commenter en disant qu’être gros, c’est mauvais pour la santé... comme si on faisait passer un questionnaire médical aux joueurs et joueuses lors du casting.
Je vais partager un article que j’ai écrit pour nordiclarp.org. Il traite spécifiquement de l’autosoin pour les personnes en surpoids et celles qui ne correspondent pas aux standards de beauté avant, pendant et après un GN.
https://nordiclarp.org/2020/10/12/body-positive/ (en)
admin
Merci, Laura ! Je n’avais encore jamais lu cet article, j’adore
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