Laissez-vous porter par le jeu
© 2022 Mirella Machancoses
Eh bien, après avoir eu des centaines de discussions à ce sujet, non seulement à la convention EntreReVs (es), mais aussi sur tous mes réseaux sociaux, il est temps de s’attaquer à cette thématique sur ce blog. J’ai constaté que c’est un débat qui, même s’il n’est plus très en vogue dans le GN, grandit dans le JdR sur table, où de nombreuses façons de jouer et, surtout, de théoriser ont fait leur apparition. C’est déjà le cas depuis longtemps dans le GN.
C’est donc après une bonne conversation avec quelques amis sur Twitter qu’est née mon intention d’écrire cet article. Il a pour objectif de regrouper les trois concepts qui me semblent essentiels lorsque l’on souhaite jouer à un JdR de façon moins compétitive que d’ordinaire :
- « jouer pour perdre » (play to lose),
- « jouer pour encourager » (play to lift) et
- « jouer pour se laisser porter » (play to flow).
Mon but n’est pas seulement de les décrire (d’autres l’ont déjà fait mieux que moi), mais plutôt de réfléchir à leurs avantages et inconvénients et à ce qu’ils peuvent apporter de bon et de mauvais selon moi. J’espère que vous trouverez cette lecture utile !
Jouer pour perdre
On Location (2019). Comment jouer pour perdre en révélant le grand secret du personnage. Photo de Oliver Facey
Le concept de play to lose ptgptb (jouer pour perdre) est l’un des plus profondément ancrés dans la culture des GN de ces dernières années. Il est considéré comme la base de tout un style : le style nordique (même si, comme vous le savez déjà, je déteste cette formulation (1)) ou narrativiste, qui vient supplanter le style compétitif régi par un barème de points.
Ici, les joueurs et joueuses choisissent de faire en sorte que leur personnage prenne des décisions qui les feront « perdre » pour en tirer un effet dramatique et une meilleure histoire à raconter.
Ces dernières années, j’ai vu ce concept s’appliquer avec force aux JdR sur table et je pense qu’il a donné naissance à un certain nombre de jeux de rôles indépendants présentant un grand potentiel. Dans ces jeux, l’expérience ne consiste pas à gagner des niveaux ou à devenir puissant, mais à ressentir et à embrasser la noirceur des personnages ; certains d’entre eux n’auront d’ailleurs aucune échappatoire.
Qu’y a-t-il de positif dans ce concept d’après moi ?
Tout d’abord, son nom met en lumière le changement de paradigme de nombreux jeux : il souligne qu’il existe plusieurs autres façons de jouer qui ne sont pas centrées sur la réussite de tous les objectifs de nos personnages. En effet, les meilleures histoires sont celles qui mettent en scène des personnages humains qui commettent des erreurs. Ça rend les parties plus attachantes, plus empathiques, avec des histoires bien plus riches ; et ça, c’est un trésor en soi. En effet : à quoi ça sert de préserver un secret qui ne sera révélé à tous à aucun moment de la partie ? Ça ne ferait aucune différence s’il n’existait tout simplement pas.
Et les côtés négatifs, alors ?
Pour moi, le « jouer pour perdre » souligne avant tout l’erreur, l’échec. J'ai vu de mes propres yeux certains GN partir à la dérive parce que les joueurs avaient cessé de chercher une solution pour leurs personnages. Ce style de jeu ne fonctionne pas toujours avec la partie telle qu’elle a été conçue. Toutes les histoires ne doivent pas forcément mener au désespoir ou à l’absence de solution. Par conséquent, lorsque ce concept est appliqué de manière trop littérale, il peut finir par faire perdre son sens à l’histoire que l’on voulait raconter (2).
Ça s’applique également au JdR sur table : certains, comme Trueque [un JdR d’Horreur espagnol dont le système met l’accent sur les répercussions (NdT)], sont conçus pour vous plonger dans la misère et la folie, et le plus souvent, vous perdez votre personnage en cours de route. Dans ce cas, jouer pour perdre s'inscrit dans le cadre du jeu (3).
Mais si vous jouez, par exemple, à La Malédiction de Strahd grog de D&D et que vous ne cherchez pas à accomplir les objectifs, que vous ne vous souciez pas de résoudre les conflits et de vous améliorer, cette campagne n’aura aucun sens et les défis qui vous seront opposés ne correspondront pas à ce qui se passe dans le partie ; de plus, votre attitude peut nuire aux autres participants.
Afin d’éviter ça, il faut en premier lieu communiquer avec les autres participants et établir l’atmosphère de la partie. Il en va de même pour les GN, où il est essentiel que les organisateurs.trices indiquent de manière limpide le ton du jeu, en travaillant fortement la note d’intention.
Jouer pour encourager
College of Wizardry 12. Allez l’équipe de Libussa ! Un très bon exemple de Jouer pour encourager, qui a donné l’impression aux participant.es d’être des stars. Photo de Defy Gravity.
Ces dernières années, l’une des propositions issues de la théorie du GN nordique est le play to lift. Si vous voulez lire l’approche détaillée de Susanne Vejdemo ptgptb, je vous recommande de lire Jouez pour encourager ptgptb.
En résumé : le concept de « jouer pour encourager » propose de ne pas vous concentrer sur l’aspect binaire de la réussite ou l’échec des objectifs du personnage (gagner/perdre), mais d’améliorer l’expérience de vos partenaires de jeu en encourageant chacune de leurs actions et en les aidant à s’imprégner de leur rôle et à améliorer leur histoire, et qu’elle soit plus réaliste.
Quels sont les avantages de cette approche ?
Elle permet de faire passer l’attention du « je » au « vous », autrement dit, [l’attention ne se concentre plus sur vous-même, mais] sur les autres joueurs et joueuses. Si quelqu’un joue l’impératrice de Rokugan, mais que vous ne vous prosternez pas en sa présence, le ressenti du rôle ne sera pas du tout là. Et si vous voyez quelqu’un [qui fait semblant d’être] en larmes dans un coin, allez voir la personne, intéressez-vous à son jeu et aidez-la à créer une histoire plus intrigante (4) ; les autres participant.es vous rendront la pareille plus tard.
Et quels en sont donc les inconvénients ?
Même si je pense qu’il vaut mieux ça plutôt que de simplement « jouer pour perdre », il manque toujours un petit truc : la focalisation sur un récit commun. Ce concept repose entièrement sur la responsabilité des participant.es (qui est bien réelle), mais pour moi, il laisse de côté l’autre pilier qui permet de développer un bon GN : l’organisation. Ou, dans le cas du JdR sur table, les MJ. Pour créer une bonne histoire, je trouve qu’il est essentiel de travailler ensemble en suivant la même direction.
Jouer pour se laisser porter
Harem son Saat [Les Dernières Heures du Harem] (2016). Le suicide de mon personnage et ses lettres (5) ont permis de clore une bonne histoire tragique, mais aussi de renforcer la fin du GN pour les autres personnages qui m’entourent. Photo de Jérôme Verdier.
Et c'est là que mon concept préféré - soyons honnêtes - entre en jeu : « jouer pour se laisser porter » (play to flow). Ce concept a été créé par José Zuell et Juan del Desierto, qui font partie de Somnia Organización (en) [« Un groupe d’artistes qui explore la forme du GN et l’avant-garde sans préjugés depuis 2014 » (NdT)]. Leur intention était de mieux concrétiser l’idée qu’ils se faisaient de l’orientation souhaitable des efforts narratifs des joueurs et joueuses : ne pas jouer pour gagner ou pour perdre, mais jouer pour ressentir, pour se laisser porter par l’expérience. Si vous souhaitez savoir comment ces auteurs ont exprimé ce concept, vous pouvez consulter le site de La Sirena Varada [La Sirène Échouée] (en).
Pour ma part, j’espère que l’envie d’écrire un bon article sur la théorie qui sous-tend ce concept émergera bientôt ; je sais que c’est sur leur liste de choses à faire (6). Je pense que ça pourrait être une grande contribution aux JdR sur table et aux GN, tant au niveau national qu’international.
Pourquoi est-ce que j'aime autant le play to flow ?
Je pense que le concept de « jouer pour se laisser porter » est précisément ce que nous devrions chercher lorsque nous voulons raconter une histoire de manière collaborative, quel que soit son support. Nous devons avancer dans la même direction, tenir compte de ce que font les autres joueurs et les orgas ou la MJ, et apporter notre aide pour assembler le tout en une histoire cohérente, intéressante et puissante. Selon moi, ce concept s’adapte très bien à tous les types de GN ou de JdR sur table : le but est avant tout de nous fondre dans l’expérience que l’on cherche à raconter, et jamais de la contrarier.
En soi, « jouer pour se laisser porter » implique les meilleurs aspects des deux concepts précédents : l’envie de révéler des secrets au moment le plus opportun ou d’ajouter des conflits qui aident à construire non seulement votre personnage, mais aussi celui des autres. Mais ce concept vous permet surtout de vous concentrer sur une question qui me semble essentielle : quelle histoire voulez-vous raconter ?
Au lieu de porter l’attention sur le « je » [dans le jouer pour gagner (NdT)] ou le « vous » [dans le jouer pour encourager (NdT)], « jouer pour se laisser porter » met l’accent sur le « nous », sur l’ensemble des personnes qui contribuent à la construction de l’histoire. Et pour moi, c’est ça, le Jeu de Rôle, quelle que soit sa variante.
Pour reprendre les exemples cités précédemment, l’application de ce concept nous permet, selon moi, d’avoir une meilleure expérience, que nous jouions à Trueque ou à D&D.
Dans le premier cas, il ne s’agit pas de rendre le basculement dans la folie intéressant pour nos personnages, mais de contribuer à l’histoire de chaque personnage et d’essayer de raconter la descente aux enfers de façon intéressante, que ce soit par notre sacrifice pour la survie de nos camarades ou en sombrant dans l’Horreur même si l’on sait pertinemment que ça ne nous mènera nulle part. En faisant ça, nous améliorons l’histoire de tout le monde.
En ce qui concerne La Malédiction de Strahd, nous ferons de notre mieux pour survivre à chaque rencontre avec le vampire, nous élaborerons des stratégies pour le vaincre, mais nous n’hésiterons pas non plus à nous ouvrir à nos camarades, à sacrifier notre personnage à un moment dramatiquement approprié, ou à faire confiance à un PNJ que nous, joueurs et joueuses, trouvons suspect : c’est ça qui rendra l’histoire encore plus intéressante.
Il en va évidemment de même pour le GN, où le concept est né. J’ai pu voir d’excellents exemples de mise en application de ce style de jeu, allant des GN de Not Only Larp aux GN romanesques « français » (7) comme Harem son Saat (en), sans oublier par nos propres GN et, bien sûr, ceux de Somnia. Ce sont des histoires dans lesquelles nous cherchons tous et toutes à raconter l’histoire la plus intéressante possible, que nous gagnions ou perdions ; car avec une bonne histoire, tout le monde gagne.
Conclusion
J'espère que cet article vous aidera à vous intéresser un peu plus à ce genre de concepts qui, je pense, enrichissent l'expérience de tout le monde. Après tout, pour continuer à aller de l’avant en créant des histoires de plus en plus intéressantes, il faut apprendre à découvrir des concepts et à les explorer pour en garder ce que nous pensons être le mieux pour notre mode de jeu et notre communauté.
Pour terminer, je voudrais porter un toast et inviter chacun et chacune d’entre nous à se renseigner sur les différentes communautés rôlistes, car je pense que nous avons beaucoup (de bonnes choses) à apprendre les uns des autres.
Article d’origine : De jugar a ganar y perder
(1) NdT : De ce que nous avons compris de ce qui est raconté à ce sujet dans la vidéo d'EntreReVs, il y a comme une impression d'hégémonie du GN nordique, qui est pourtant un style très répandu en Europe ; c'est comme si les Scandinaves étaient les seul.es à faire autorité dans le milieu Européen. Il pourrait transparaitre une rivalité culturelle Europe du Nord vs Europe du Sud (qui se sentirait méprisée). [Retour]
(2) NdT : on se demande si cela ne s’applique pas aussi à une approche immersioniste. L’exemple donné dans la communauté nordique (dans le Voeu de Chasteté du joueur, n°10 p.ex.) est celui de la GNiste dont le perso perd son enfant, et qui s’enferme tout le week-end de GN dans sa chambre (ou dans un cagibi) pour vivre le chagrin de son perso, alors que l’orga s’attend à un comportement totalement « jouer pour gagner » - que le perso crie vengeance et enquête pour trouver le meurtrier. [Retour]
(3) NdT : Un excellent exemple de ça ces dernières années, est Ten Candles : d'avance, on sait que les PJ mourront lorsque la 10e bougie s'éteindra... [Retour]
(4) NdT : … peut-être que cela aidera la GNiste de la NdT2 à « sortir de la chambre » [Retour]
(5) NdT : Selon cet article nordiclarp (en), Harem son Saat a été créé pour que les PJ écrivent beaucoup… [Retour]
(6) NdT : Il existe désormais une conférence YouTube (es) au cours de laquelle ces deux auteurs :
- Évoquent les problèmes ci-dessus : « jouer pour perdre » qui tourne à l’acharnement à trouver une mauvaise fin pour leur PJ ; « jouer pour se laisser porter » qui empêche tout le monde de se concentrer sur son propre personnage.
- Racontent comment au cours d’un de leurs GN, l’organisation a laissé que les actions d’une joueuse modifient ce qui était prévu au départ, et comment ils ont essayé de formaliser ce concept depuis, jusqu’à aboutir à La Sirena Varada. Grâce notamment à ce GN, d’autres pays ont repris le « jouer pour se laisser porter »
- Expliquent qu’un GN est de toute façon chaotique et que les mécanismes pour le contrôler ne devraient pas arrêter le déroulement des événements.
- Insistent sur le fait qu’il est toujours important de suivre le style de jeu demandé par l’organisation du GN au lieu d’essayer d’imposer celui qui nous plaît le plus, et sur la nécessité des ateliers pré-GN pour facilement intégrer le style recommandé.
(7) NdT : Le GN romanesque, décrit dans cet article d’Électro-GN, est particulièrement développé en France. [Retour]
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